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manhattan

  • Fragment d'un discours américain

    new york,michel butor,mobile,manhattan,littérature



    De son arrivée à New York, Bardamu retient certes le mouvement, le brassage et le bruit, mais aussi le silence symbolique autour de l'argent, la vénération discrète, comme si, au milieu du tumulte, le dieu Dollar demandait recueillement er retenue. Trente ans plus tard, dans son épopée poétique à travers l'Amérique, Michel Butor explore, lui, dans une écriture débridée l'insaisissable fragmentation des voix. À la fois un continuum et un tournis, une polyphonie urbaine et une cavalcade humaine.


    (MANHATTAN INVENTION)

    25000 Antillais

    psst !

    uuuiie !

    Les Ukrainiens qui lisent « Svoboda »,

    chut !

    baby !

    Pressbox, steaks,

    vous venez ?

    Il est tard...

    Le Bistro, cuisine française,

    vous entrez ?

    nous rentrons

    Les avions vont à Paris

    laissez-moi !

    ma chérie !

    à Rome

    permettez-moi

    je vous en prie

    WEVD, emissions yiddish,

    il n'est pas tard,

    vous descendez

    WWRL, hongroises,

    je vous offre ?

    non merci...

    cinéma York,

    tu as vu les programmes ?

    rien,

    cinéma 68e rue Playhouse,

    je vous ramène ?

    j'ai ma voiture...

    Les bateaux qui vont au Havre,

    sois prudente

    ne traîne pas,

    à Porto Rico

    psst !

    cigarettes ?

    Bank of Manhattan

    éteins, veux-tu ?

    non, non, je vais rentrer,

    Radio Corporation of America, 70,

    toute seul ?

    oui, je t'en prie...

    les métros qui descendent Manhattan

    86e rue

    tu es choquée...

    mais non, tu ne comprends rien

    il me regarde

    79e rue,

    pourquoi me regarde-t-il comme ça ?

    72e rue,

    Volez...

    Fumez...

    Attention

    attention,

    un meurtre à Central Park (...)

            Michel Butor, Mobile, 1962


    Photo : Anastasia

  • Woody Allen, provincial

    http://1.bp.blogspot.com/_bzPnvJJnbY4/TNayofeD4EI/AAAAAAAAAPQ/0tYvvAsqOeY/s1600/Manhattan7.jpg

    Michael Murphy, Diane Keaton, Woody Allen et Mariel Hemingway

     

    Manhattan. Je l'ai vu une première fois il y a un peu plus de vingt-cinq ans. Je me souviens que j'avais ri, trouvé si spirituelle la débauche verbale, le caractère intello-vaudevillesque centré sur un personnage si peu charismatique. Peut-être était-ce un effet de jeunesse mais la maladresse dérisoire du héros me semblait attachante. Pris (mais pas trop...) entre la tentation d'une trentenaire sarcastique qui désarmorce à la minute sa tendance nombriliste et sa liaison avec une demoiselle de dix-sept ans, dont il savoure le caractère un peu sauvage (ce qui s'applique autant à la liaison qu'à la demoiselle), où se mêlent l'angoisse de l'interdit et l'exaltation narcissique, le héros de Manhattan développait une dialectique tout en trompe l'œil, dans laquelle la parole, sans cesse réactualisée, se démentait jusqu'à dévoiler la dimension aporétique de toutes ses postures.  J'y avais alors vu une distance critique, un second degré que symbolisait, en quelque sorte, le début même du film : les multiples réécritures pour introduire New York, les tentatives pour esquisser la singularité. Cela sonnait comme un avertissement sur la sincérité du langage. Manhattan, dans sa déambulation en vase clos, ses discussions interminables, tatillonnes et vaines, semblait la quintessence du spirituel (dans l'ordre du wit, de ce qui peut prendre la forme de l'humour juif, quoique pas seulement). Woody Allen, son visage lunaire, son regard toujours en alerte, son corps malingre, sa gestuelle maladroite, son débit hâché, donnait une vigueur nouvelle au anti-héros. Il avait tout pour plaire, un je-ne-sais-quoi de littéraire.

    J'ai revu le film (deux fois) il y a une douzaine d'années. Une part de la magie, et de l'esprit qui s'y rattachait, avait disparu. Demeurait un charme, par intermittence : la frimousse de Mariel Hemingway, la mélancolie de quelques discussions entre Allen et Diane Keaton, des plans sur la ville, le noir et blanc (dont on voudrait croire en même temps qu'il ne fût pas un cache-misère esthétique). Les dialogues n'avaient pas tant vieilli dans leur fond que dans leur forme : la cacophonie énervée où étaient plongés les personnages sentait le surjoué. L'intention était repérable. Manhattan, cousu de fil blanc. Il faut dire que dans l'intervalle je m'étais familiarisé avec l'entreprise Woody Allen Ltd : blagues, nombril et looser. Demandez le dépliant. Il avait, avec la constance survitaminée d'un boutiquier qui prend de l'importance, produit annuellement. Une seule collection. Toujours la même. Et Manhattan apparaissait tout à coup comme l'œuvre fondatrice contenant toutes celles qui suivraient, et Woody Allen devenait un styliste ayant eu un jour une idée (mais bonne, l'idée !) dont il déclinerait les versions les plus convenues. J'éprouvais, à revoir ce film, un étrange sentiment de déjà-vu (à prononcer à l'anglaise...), une prévisibilité épuisée : ritournelle et sclérose...

    Déjà vu, déjà filmé. Reproche un peu facile, si l'on considère que certains cinéastes, et non des moindres, ont partie liée avec la répétition (à des titres divers : Bergmann, Tarkovski, Rohmer, Godard, Tati, Fellini, Antonioni...). Mais il y a une différence fondamentale : Woody Allen est le sujet de ses films ; l'univers de ses films correspond à son univers. Et c'est en revoyant Manhattan, une dernière fois, dernièrement, vision incomplète, faut-il l'avouer, tant l'ennui et l'agacement m'avaient gagné, que l'indulgence post-adolescente a définitivement rendu les armes. Plus rien à entendre qu'un verbiage boursouflé ; plus rien à voir qu'une série de clichés dans lesquels le cinéaste joue assez sérieusement en fait l'intellectuel. Intellectuel nourri et jouissant de ses certitudes, incapable d'appréhender l'altérité car il se croit l'absolu de l'altérité. Et de me souvenir alors d'un commentaire à la hache de Marguerite Duras paru dans Les Cahiers du cinéma, en juin 1980, repris en 2006 dans Les Yeux verts. Elle vient de voir Annie Hall et son article compare Chaplin et Allen :

    "À côté de (Chaplin), Woody Allen est avare, c'est un épargnant. Il est dans une série de numéros, de scènes plus ou moins réussies, dans toute une série de gags très très joués, très calculés, très locaux, très "pris sur le vif", et en fait très élaborés. C'est, de la même façon que l'on parle de "parisianisme", le "new yorkisme" de nos années-ci. Je n'ai pas retrouvé New York Dans Annie Hall [...] Woody Allen est parfaitement bien à New York. Je ne reconnais pas en lui cette espèce de dimension illimitée, égarée, propre aux juifs [...] Woody Allen, c'est des pièces, des morceaux avec des coutures entre eux."

    Et elle a raison, à plus d'un titre. Tout n'est chez lui qu'astuces scéniques, frivolité, phrases/phrasé. La drôlerie n'est plus qu'une estampille. On reconnaît la  triple patte du scénariste-réalisateur-acteur : ses tics et ses pratiques. Sur ce point, l'univers de Woody Allen sent le renfermé. Son "new yorkisme", comme l'écrit si bien Duras, est un "parisianisme", c'est-à-dire l'inverse d'une ouverture : un repli identitaire avant la lettre. Mais de celui-là, il n'est pas question de médire. C'est que nous sommes dans Greenwich, sur la Cinquième, (comme on est au Rostand, au Luxembourg, ou à Saint-André-des-Arts...) ! Cela change tout. Pourtant, il n'en est rien. Manhattan pue le provincialisme chic. La ville n'est qu'un arrière-plan, un produit d'appel trompeur. Elle prend des allures de petit village branché. La violence, l'angoisse, l'underground, le clair-obscur, l'inattendu n'apparaissent pas. Une sorte de gated community du bon goût au milieu de laquelle trône le sieur Allen. Manhattan a perdu sa tendresse (et donc son sens) parce que j'avais pris, juvénile et naïf, le style de ce cinéaste pour une manière inédite de refaire/défaire le monde en ironisant sur les fragilités de l'homme. Je me suis trompé, et lourdement.  C'est un film muet, ou pour être plus juste : aphasique, comme l'est l'œuvre d'Allen. Cela aurait pu prendre des dimensions tragiques et peut-être toucher en profondeur. Mais le tragique suppose que l'on renonce à la maîtrise. Et de cela, il n'en est pas question. C'est en ce sens que je n'ai pas pu regarder ce film  plus longtemps : il y avait dans les images qui défilaient une confiance en soi du réalisateur telle que j'ai fini par me dire qu'il était profondément américain, ce garçon, oui, profondément américain, un peu comme un péquenot du Montana. Mais c'est très méchant de dire cela : il est new yorkais, vous comprenez : new-yor-kais ! Voilà le drame : il ne sait pas que le monde existe...

  • Cézanne, le toucher et le goût

    nature morte avec des pommes et un pot de primevères (détail), Metropolitan Museum

    Il ne faut, je crois, en ce qui touche l'art, quelle qu'en soit la modalité, jamais se réduire à des questions de simple goût, à se complaire dans ce qui serait une affaire personnelle. C'est ainsi que l'histoire même des représentations peut se construire et nous laisser approcher ce qui, en apparence, nous était lointain (dans le temps et dans le regard que cet art impose sur le monde). Néanmoins, il n'est  pas absurde non plus de dire que certaines œuvres font un détour particulier dans notre vie et qu'elles y prennent un sens, ou plutôt : une saveur inhérente à la trajectoire qui est (et fut) la nôtre.

    Cézanne. Depuis longtemps, l'éblouissement existe. Celui des formes simplifiées, bien sûr. Celui des couleurs aussi : le bleu, le vert, le bistre, pour les décors de la montagne Sainte-Victoire ou de l'Estaque. Il y a chez lui en la matière une puissance que je ne trouve chez aucun des impressionnistes, Monet compris. On a envie d'y être, tout en sachant que ce que nous verrons, qui plus est aujourd'hui, sera moins riche que les profondeurs offertes par son œil à lui. Mais ce n'est pas de paysage que je m'occupe dans ce billet.

    Des pommes. Sujet banal, et biblique, d'une certaine manière quand les artistes des siècles antérieurs en faisaient un des éléments signifiants de compositions végétales dont il fallait déchiffrer la symbolique (1). Cézanne en a beaucoup peint et je les avais aimés, ces tableaux de nature morte. Aimés, sans le moindre choc, dans un certain détâchement, comme si j'étais resté dans la contemplation esthétique et, de fait, avec moins de vigueur que les fameux paysages. Il s'est produit il y a deux semaines comme un renversement et je les ai vues autrement, dans une sorte d'empathie stupéfiante venant s'ajouter à l'appréciation précédente. C'est une histoire, un concours de circonstances. Il ne faut pas négliger les circonstances, donc.

    J'étais dans une grande surface à Manhattan et je me retrouve au rayon fruits et légumes, devant ce dont on m'avait prévenu : un étal parfait, de fruits brillants, lisses, calibrés, américains. Des objets quasi plastifiés qu'on n'a pas envie de toucher tant ils semblent étrangers à la nature. Des pommes, peut-être : une idée de la pomme, en tout cas, abstraite à vous en dégoûter. Le lendemain, je me retrouve au Metropolitan Museum et bientôt (!) dans la salle des Cézanne. Des pommes, là encore. Plusieurs toiles, dont je peux apprécier soudain la matérialité, sans doute parce que, la veille, celles du magasin m'ont à ce point consterné qu'elles me reviennent immédiatement en mémoire. Les pommes de Cézanne ne sont pas lisses, bien peintes, à la manière des Hollandais du XVIIe siècle, sans la trace du vers pour nous rappeler le péché originel, la Faute et tout son cortège. Je le savais (Zola, déjà, écrivait : «Les pommes de Cézanne, elles viennent de loin») mais sans jamais en avoir encore estimé la puissance. Je m'approche puis me recule. Elles sont là, posées. Le pinceau de Cézanne leur a épargné la rondeur, la géométrie du produit fini. Il a laissé de côté la patine, le reflet, l'éclat. L'imposition des couleurs n'obéit pas à une progression nette. Il semble que le rouge, le vert, le jaune se disputent de façon presque aléatoire la place. Les fruits sont d'ailleurs disposés dans la simplicité d'une répartition sur la toile qui suggère le caractère imprévu de leur saisie.  Elles n'ont pas pris place. La main de l'homme qui aurait pensé un quelconque agencement est absente, invisible. C'est un hasard de les voir ainsi, en quelque sorte. Un hasard heureux. Il ne s'agit pas de dire qu'il n'y a pas de composition, d'équilibre, mais celui-ci semble intérieur aux objets de sorte que j'ai devant moi une table, un compotier, une assiette, un torchon etc. (selon le tableau que je regarde) dans un certain désordre me ramenant à la vie, à du connu. Je creuse. Je me rapproche. L'épaisseur de la peinture et son irrégularité donnent aux pommes une texture qui me séduit parce que je sens que Cézanne ne souhaite qu'on y croque à pleines dents. Disons-le autrement : il ne veut pas que l'on croie qu'en y croquant nous entendrons le bruit sec de la fermeté. Elles ne sont pas rabougries, loin s'en faut. Elles suggèrent simplement, par la technique qu'il a employée, qu'elles ont, avant d'en venir au cœur plus dur, plus tenace, une couche un peu molle et douce. D'ailleurs, avant de s'y attaquer, on aura passer la main dessus, pour les essuyer rapidement et parfois en retirer une partie talée. Et l'on aura senti qu'elles ont une peau épaisse qu'il faudra mâcher plus longuement et cette peau est du genre à se glisser entre les dents. Ces pommes ont une petite acidité fraîche qui agace d'abord puis éveille. Je les connais. Ce sont les mêmes que celles de mon enfance, du jardin ou de la voisine qui les amenait dans un sac ou dans une bassine et les posait sur la table en disant : «c'est pour vous». Nous en mangions à n'importe quelle heure, sans avoir faim. Quand il y en avait trop, on faisait de la compote. Ce sont les mêmes. Non pas exactement et peu importe à quelle espèce elles appartiennent. Elles sont les mêmes parce que Cézanne a choisi, aussi paradoxal que cela soit, de s'effacer, de refuser le bien peint à la recherche qu'il est de la sensation, du visible anecdotique par lequel l'anodin permet la relation avec la mémoire de chacun. D'une certaine manière, elles sont plus réelles (le mot est employé ici par défaut) que celles du grand magasin, sans que la moindre entreprise d'artifice et de séduction ne vienne entraver ma délectation. L'envie d'en prendre une ? Même pas. Ce n'est pas l'objet qui désormais m'accapare, plus seulement le fruit, mais la résonance d'une matière que je connais (de la peinture) et d'un sens qui lui est associé : la vue, avec deux autres, imprévus : le toucher et le goût.

    Il y a plusieurs tableaux de ce genre au Met et je passe avec eux un temps de vrai bonheur. Je découvre au milieu de cette modernité extra-ordinaire un joyau d'un autre temps, d'un autre siècle. Mais, justement, peut-être est-ce la confrontation des deux qui a rendu possible cette découverte. La percussion des temporalités fracasse le cadre dans lequel j'évoluais et d'avoir regardé avec désolation l'objet avili d'une consommation aseptisée m'a placé dans une disposition inédite. Il fallait le rapprochement de deux univers incongrus pour que s'opère cet éveil. Je suis en éveil, à l'écoute du visible. Je reviens sur moi et il me semble, non que le peintre les aient faites pour moi (quel orgueil !) mais qu'il a compris ce qu'était leur réalité. Alors, cette chose, vue et revue, consommée mais négligée prend une autre dimension et je ne sais pas comment dire la joie, le plaisir que m'offre Cézanne de cette rencontre, parce que l'on croit souvent (du moins cela a-t-il été mon cas) que seuls les grands sujets nous ouvrent les portes les plus précieuses. Il y a longtemps que je suis revenu de mon erreur mais peut-être pas autant que je le croyais. Et cela, d'être une fois de plus détrompé de ses a priori tenaces, n'a pas de prix. Gustave Geoffroy a rapporté que Cézanne répétait : «avec une pomme, je veux étonner Paris». Vrai ou faux, qu'importe, puisqu'un siècle plus tard, c'est le monde qu'il fascine.

    (1)J'y reviendrai un prochain billet, pour parler de l'invisible dans le visible figuratif.