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Cézanne, le toucher et le goût

nature morte avec des pommes et un pot de primevères (détail), Metropolitan Museum

Il ne faut, je crois, en ce qui touche l'art, quelle qu'en soit la modalité, jamais se réduire à des questions de simple goût, à se complaire dans ce qui serait une affaire personnelle. C'est ainsi que l'histoire même des représentations peut se construire et nous laisser approcher ce qui, en apparence, nous était lointain (dans le temps et dans le regard que cet art impose sur le monde). Néanmoins, il n'est  pas absurde non plus de dire que certaines œuvres font un détour particulier dans notre vie et qu'elles y prennent un sens, ou plutôt : une saveur inhérente à la trajectoire qui est (et fut) la nôtre.

Cézanne. Depuis longtemps, l'éblouissement existe. Celui des formes simplifiées, bien sûr. Celui des couleurs aussi : le bleu, le vert, le bistre, pour les décors de la montagne Sainte-Victoire ou de l'Estaque. Il y a chez lui en la matière une puissance que je ne trouve chez aucun des impressionnistes, Monet compris. On a envie d'y être, tout en sachant que ce que nous verrons, qui plus est aujourd'hui, sera moins riche que les profondeurs offertes par son œil à lui. Mais ce n'est pas de paysage que je m'occupe dans ce billet.

Des pommes. Sujet banal, et biblique, d'une certaine manière quand les artistes des siècles antérieurs en faisaient un des éléments signifiants de compositions végétales dont il fallait déchiffrer la symbolique (1). Cézanne en a beaucoup peint et je les avais aimés, ces tableaux de nature morte. Aimés, sans le moindre choc, dans un certain détâchement, comme si j'étais resté dans la contemplation esthétique et, de fait, avec moins de vigueur que les fameux paysages. Il s'est produit il y a deux semaines comme un renversement et je les ai vues autrement, dans une sorte d'empathie stupéfiante venant s'ajouter à l'appréciation précédente. C'est une histoire, un concours de circonstances. Il ne faut pas négliger les circonstances, donc.

J'étais dans une grande surface à Manhattan et je me retrouve au rayon fruits et légumes, devant ce dont on m'avait prévenu : un étal parfait, de fruits brillants, lisses, calibrés, américains. Des objets quasi plastifiés qu'on n'a pas envie de toucher tant ils semblent étrangers à la nature. Des pommes, peut-être : une idée de la pomme, en tout cas, abstraite à vous en dégoûter. Le lendemain, je me retrouve au Metropolitan Museum et bientôt (!) dans la salle des Cézanne. Des pommes, là encore. Plusieurs toiles, dont je peux apprécier soudain la matérialité, sans doute parce que, la veille, celles du magasin m'ont à ce point consterné qu'elles me reviennent immédiatement en mémoire. Les pommes de Cézanne ne sont pas lisses, bien peintes, à la manière des Hollandais du XVIIe siècle, sans la trace du vers pour nous rappeler le péché originel, la Faute et tout son cortège. Je le savais (Zola, déjà, écrivait : «Les pommes de Cézanne, elles viennent de loin») mais sans jamais en avoir encore estimé la puissance. Je m'approche puis me recule. Elles sont là, posées. Le pinceau de Cézanne leur a épargné la rondeur, la géométrie du produit fini. Il a laissé de côté la patine, le reflet, l'éclat. L'imposition des couleurs n'obéit pas à une progression nette. Il semble que le rouge, le vert, le jaune se disputent de façon presque aléatoire la place. Les fruits sont d'ailleurs disposés dans la simplicité d'une répartition sur la toile qui suggère le caractère imprévu de leur saisie.  Elles n'ont pas pris place. La main de l'homme qui aurait pensé un quelconque agencement est absente, invisible. C'est un hasard de les voir ainsi, en quelque sorte. Un hasard heureux. Il ne s'agit pas de dire qu'il n'y a pas de composition, d'équilibre, mais celui-ci semble intérieur aux objets de sorte que j'ai devant moi une table, un compotier, une assiette, un torchon etc. (selon le tableau que je regarde) dans un certain désordre me ramenant à la vie, à du connu. Je creuse. Je me rapproche. L'épaisseur de la peinture et son irrégularité donnent aux pommes une texture qui me séduit parce que je sens que Cézanne ne souhaite qu'on y croque à pleines dents. Disons-le autrement : il ne veut pas que l'on croie qu'en y croquant nous entendrons le bruit sec de la fermeté. Elles ne sont pas rabougries, loin s'en faut. Elles suggèrent simplement, par la technique qu'il a employée, qu'elles ont, avant d'en venir au cœur plus dur, plus tenace, une couche un peu molle et douce. D'ailleurs, avant de s'y attaquer, on aura passer la main dessus, pour les essuyer rapidement et parfois en retirer une partie talée. Et l'on aura senti qu'elles ont une peau épaisse qu'il faudra mâcher plus longuement et cette peau est du genre à se glisser entre les dents. Ces pommes ont une petite acidité fraîche qui agace d'abord puis éveille. Je les connais. Ce sont les mêmes que celles de mon enfance, du jardin ou de la voisine qui les amenait dans un sac ou dans une bassine et les posait sur la table en disant : «c'est pour vous». Nous en mangions à n'importe quelle heure, sans avoir faim. Quand il y en avait trop, on faisait de la compote. Ce sont les mêmes. Non pas exactement et peu importe à quelle espèce elles appartiennent. Elles sont les mêmes parce que Cézanne a choisi, aussi paradoxal que cela soit, de s'effacer, de refuser le bien peint à la recherche qu'il est de la sensation, du visible anecdotique par lequel l'anodin permet la relation avec la mémoire de chacun. D'une certaine manière, elles sont plus réelles (le mot est employé ici par défaut) que celles du grand magasin, sans que la moindre entreprise d'artifice et de séduction ne vienne entraver ma délectation. L'envie d'en prendre une ? Même pas. Ce n'est pas l'objet qui désormais m'accapare, plus seulement le fruit, mais la résonance d'une matière que je connais (de la peinture) et d'un sens qui lui est associé : la vue, avec deux autres, imprévus : le toucher et le goût.

Il y a plusieurs tableaux de ce genre au Met et je passe avec eux un temps de vrai bonheur. Je découvre au milieu de cette modernité extra-ordinaire un joyau d'un autre temps, d'un autre siècle. Mais, justement, peut-être est-ce la confrontation des deux qui a rendu possible cette découverte. La percussion des temporalités fracasse le cadre dans lequel j'évoluais et d'avoir regardé avec désolation l'objet avili d'une consommation aseptisée m'a placé dans une disposition inédite. Il fallait le rapprochement de deux univers incongrus pour que s'opère cet éveil. Je suis en éveil, à l'écoute du visible. Je reviens sur moi et il me semble, non que le peintre les aient faites pour moi (quel orgueil !) mais qu'il a compris ce qu'était leur réalité. Alors, cette chose, vue et revue, consommée mais négligée prend une autre dimension et je ne sais pas comment dire la joie, le plaisir que m'offre Cézanne de cette rencontre, parce que l'on croit souvent (du moins cela a-t-il été mon cas) que seuls les grands sujets nous ouvrent les portes les plus précieuses. Il y a longtemps que je suis revenu de mon erreur mais peut-être pas autant que je le croyais. Et cela, d'être une fois de plus détrompé de ses a priori tenaces, n'a pas de prix. Gustave Geoffroy a rapporté que Cézanne répétait : «avec une pomme, je veux étonner Paris». Vrai ou faux, qu'importe, puisqu'un siècle plus tard, c'est le monde qu'il fascine.

(1)J'y reviendrai un prochain billet, pour parler de l'invisible dans le visible figuratif.

 

 

 

 

 

 

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