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école de francfort

  • Littérature en tubes

     

     

    Arcimboldo, Le Bibliothécaire, 1566 (Château de Skokloster)

     

    Novembre est pour le monde éditorial le moment des prix. Une sorte de salon de l'agriculture de la page imprimée, où l'on va savoir si les semences ont été bonnes et la moisson grasse. Les grandes écuries (ainsi qu'on les définit désormais : les écrivains sont des chevaux sur lesquels on mise) espèrent rentabiliser leurs investissements (1), les auteurs faire fructifier leur imagination et leur vision du monde. Ainsi se pliera-t-on au raout médiatique, aux étonnements angéliques, aux émotions tremblantes, parfois même à un retour d'exil nécessaire... Tout le monde aura bien fait son travail et les livres récompensés, dont la médiocrité est parfois sidérante (2), verseront, même en cas de succès mitigé, à qui de droit une manne substantielle.

    Les collusions entre membres des jurys et les éditeurs sont tellement connues qu'il n'y a pas lieu de s'étendre ; le ridicule de certains rachats non plus (3). De toute manière ce genre de contestation vire, aux yeux de  ceux qu'elle vise, à l'attaque gratuite, à l'expression d'un ressentiment, etc, etc, etc.

    Il vaut mieux rire, être plus léger et raconter une petite histoire.

     *

    Il y a une quinzaine d'années, l'écrivain Dominique Noguez envoie à vingt maisons d'éditions françaises et francophones (et non des moindres) un manuscrit sous le pseudonyme de Virginie Lalou, intitulé Madame Beauchemin. Essayait-il de vérifier que, abstraction faite de sa notoriété, son écriture passerait le filtre des lecteurs de ces multiples entreprises culturelles, ainsi que le fit Doris Lessing avec son propre éditeur ? Auquel cas il faut reconnaître que son orgueil en eût été profondément affecté, puisque cette énigmatique Virginie essuya vingt refus, avec parfois quelques commentaires acerbes. Non, ce n'était pas de lui qu'il s'agissait, sans quoi l'aventure eût manqué d'un peu de piment. Il avait simplement repris la traduction française de Mrs Dalloway faite en 1925, en  en modifiant de très légers détails. C'est ainsi que Virginia Woolf, si elle avait encore été de ce monde, aurait appris qu'elle proposait avec ce roman un «mode narratif insuffisamment travaillé et élaboré». Une telle précision dans le reproche n'est pas inintéressante parce qu'elle considère la structure même de l'œuvre et exclut de fait la réserve que l'on pourrait apporter à la démonstration, celle des défauts de la traduction.

    Devant une telle situation, deux alternatives possibles : ou bien les maisons d'éditions ne lisent pas les manuscrits envoyés par la poste, ce qu'elles pourront toujours justifier par l'inflation des propositions qu'on leur fait ; ou bien, et c'est évidemment beaucoup plus gênant, le degré d'incompétence des premiers filtres est tout bonnement remarquable, puisque pas un n'a reconnu un des grands romans du XXème siècle. Pour un homme aussi avisé que l'est Dominique Noguez, il ne fait guère de doute que la supercherie à grande échelle n'était pas une prise de risque inconsidérée mais la condition sine qua non pour révéler dans quel système nous étions désormais arrivés. Et ce n'est pas la pirouette de Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, écrivant à Dominique Noguez pour moquer sa naïveté à  croire "qu'en 1995 on peut se satisfaire d'un manuscrit comme Mrs Dalloway", ce n'est pas cette pirouette qui change le fond du problème, sinon qu'elle sent la vanité blessée (mais il faut bien admettre que l'affaire n'est pas glorieuse) et plus encore, qu'elle cache un élément plus décisif sans doute : l'évolution de ces maisons vers le carcan des "lignes éditoriales" qui ne sont qu'un avatar pseudo-esthétique des pratiques de détermination et de distinction dans le champ littéraire (4).

    Cette facétie n'est pas unique : un journaliste belge avait lui choisi Les Chants de Maldoror. Seul Gallimard, qui l'édite dans l'édition de La Pléiade, ne s'est pas laissé prendre mais Stock, Grasset, Le Seuil ont plongé.

    Tout cela a-t-il une réelle importance ? Il y a déjà dans l'histoire des œuvres parues tant d'injustice, de reconnaissances posthumes (Aloysius Bertrand, Lautréamont, John Kennedy Toole...) qu'il ne faut pas se formaliser des ratages contemporains. L'erreur est humaine. Nul ne le conteste. Et ce serait justement céder à une logique du "zéro défaut" fort prisée aujourd'hui dans la "culture libérale" (et les guillemets s'imposent)  que d'exiger la perfection des éditeurs... On aimerait simplement un peu plus d'humilité de la part de ceux qui pavanent dans le marécage germanopratin.

     

    (1)Sur les dérives économiques de « l'industrie du livre » (pour parler comme les penseurs de l'École de Francfort). Sur ce point le témoignage d'André Schifrin dans L'Édition sans éditeur, Paris, La Fabrique, 1999, dans le contexte américain, est édifiant.

    (2)Mais ce n'est pas le sujet de ce billet. On peut néanmoins fureter sur les étals des libraires et inspecter la fraîcheur de la nouveauté formatée pour égayer nos soirées d'automne, quand le quidam s'offre le Goncourt ou le Renaudot pour sa lecture annuelle. Quand, en 2005, on honore Bouraoui, Weyergans, Toussaint et Jauffret plutôt que le Waltenberg d'Hédi Kaddour, on se dit cependant que la messe est dite.

    (3)Comme d'attribuer le Goncourt à Marguerite Duras pour L'Amant en 1984. Elle n'est plus alors un jeune auteur qu'il faudrait aider, que je sache. Et ce roman est si éloigné dans sa qualité de ce que furent Barrage contre le Pacifique, et surtout Le Ravissement de Lol V Stein qu'il faut reconnaître que s'amender de cette manière est parfois plus grotesque encore que de s'être trompé il y a déjà fort longtemps.

    (4)Encore une fois la lecture des Règles de l'art de Bourdieu s'avère indispensable.

  • En bulles ou en chanson

    Peut-on écrire, sans passer pour un réactionnaire de la pire espèce, que la culture, dans son sens le plus magique, le plus restrictif aussi (loin des visions élargies qui l'identifie au «social», ce qui est, en soi, une aporie), obéit à une hiérarchisation qui peut fluctuer, évoluer certes mais, faisant profit de l'inscription des œuvres dans le temps, se doit de marquer une volonté d'élévation, un souci d'élévation ?

    On savait, au moins depuis les travaux de l'École de Francfort, que la valorisation du marché, les principes de l'idéologie libérale, les leurres d'un processus démocratique reconverti en liberté du consommateur n'allaient pas vraiment avec les possibilités d'une continuité culturelle. Tout au plus fallait-il imaginer que la modernité du XXe siècle, dans son triomphe économique apparent, conèderait à l'art (pour simplifier) une porte de sortie : son adaptation aux règles d'un rapport marchand, ce que Bourdieu a éclairé par son concept de champ, ce que d'innombrables « artistes » ont illustré en se faisant plus libéraux, plus monétaires que le pire requin de la finance (oui, car ce pire-là a au moins pour lui d'être clair sur ses objectifs) : de Picasso à Ben, de Wahrol à Buren...

    Cette dernière observation pourrait d'ailleur être en soi un paramètre désamorçant l'agacement sensible dans les lignes à venir. Comment la culture saurait-elle surnager au désastre ambiant du logos, quand ses attendus premiers défenseurs se sont transformés en tartufe du geste et de la pensée ?

    Pouvions-nous alors compter sur l'État pour défendre la bannière ardente d'un passé fondant la si fameuse identité dont on fait aujourd'hui un pseudo-argument politique ? On aurait pu y croire jusque dans la création d'un ministère de la culture sous la bienveillance malrucienne. Ce fut une vaste blague. Il suffit de lire L'État culturel de Marc Fumaroli pour mesurer l'étendue de la catastrophe... Quant à l'école... Justement l'école... Ne parlons pas ici de l'entreprise de démolition accélérée qui est en cours. Remarquons simplement l'hypocrisie gâteuse d'une volonté de faire peuple quand il s'agit au contraire de renvoyer un maximum d'individus aux chaînes de leur ignorance (Et de relire le Finkielkraut de La Défaite de la pensée...). Cette hypocrisie trouve une expression tout à fait symbolique dans l'évolution de ces trente dernières années quant à l'appellation donnée aux établissements scolaires. Plutôt que de perpétuer une hiérarchie intellectuelle rendant hommage aux grands hommes, l'État, sous couvert d'un élan démocratique vers le plus connu, le plus populaire, s'est empressé d'essaimer sur le territoire des collèges Jacques-Brel, Barbara-Hendricks, Michel-Colucci, des lycées Georges-Brassens ou Robert-Doisneau... Faut-il y voir une concession à la reconnaissance moderne modalisée par une trajectoire médiatique plus ou moins prononcée ? Une redéfinition de la catégorisation des arts ? Auquel cas force est de constater que le chanteur (aussi brillant soit-il), le comique et l'artiste lyrique (mais pas la meilleure, celle qui passe le mieux...) sont de nos jours l'égal des poètes, des peintres, des hommes de science et des musiciens classiques. Derrière cette volonté de donner un nom que tout le monde (ou presque) connaît (mais à quoi répond ce «tout le monde» ?), faut-il y voir un moyen de faire du nom un produit d'appel, une incitation à la scolarité, un dernier avatar d'un discours désormais rôdé construit autour du principe suivant : comment intéresser le chaland ? comment rendre la culture -et l'école qui est censée être un lieu majeur de sa découverte- moins chiantes ? L'État et ses services ont atteint parfois un degré d'hypocrisie et de bêtise qui vous font rêver. Ainsi ai-je découvert cet été que le Lycée français de Varsovie, l'une des vitrines francophones de l'est européen s'appelle Lycée René-Goscinny ! Tout cela sous prétexte que le père d'Astérix avait des origines polonaises. Magnifique ! Il est vrai que Marie Curie ou Georges Perec sont beaucoup moins fun. Imaginons qu'à travers le scénariste d'Astérix, c'est l'idée de résistance qui affleure. Récupérons l'image politique autant qu'il est possible...

    Les esprits ultra-modernes expliqueront que c'est une reconnaissance d'un art qui a aujourd'hui ses lettres de noblesse, ses défenseurs jusque dans les cabinets ministériels. Je n'en doute pas. Si Jack Lang a réussi une chose dans sa carrière, c'est d'avoir contraint (encore que...) ses amis et ses pseudo-ennemis politiques à la démagogie jeuniste et au brouillage des codes culturels. Un vrai rebelle de l'ordre bourgeois...

    Cette entreprise de démythification de la culture est évidemment une mystification, le symptôme d'une renoncement à un certain classicisme au nom d'un rééquilibrage démocratique des sources culturelles. Cette histoire de noms d'établissements scolaires ne mérite peut-être pas qu'on cherche noise à une institution qu'on espérait être le gardien du patrimoine. Est-il si grave d'aller puiser son inspiration au Festival d'Angoulême plutôt que dans les rayonnages de la Pléiade ? Mais vous comprenez que la réponse est déjà dans la question...

    En attendant, le Lycée Jean-Monnet de Bruxelles peut angoisser car Johnny Halliday n'est pas éternel et notre rocker national a des racines belges...

     

     

     

  • Historique (adjectif)

     

    Le problèmes de l'Histoire tient à ce que, par définition, elle considère le passé au détriment du présent. Cela revient à instituer une instance complémentaire à ce présent. La société bourgeoise, dès le XVIIe siècle, par les prémices de l'archéologie et de la logique muséale a beaucoup œuvré pour cette inscription des temps anciens dans la mémoire collective. Ce n'était pas seulement, d'aileurs, à des seules fins de délectation esthétique ; il y avait aussi, par ce biais, l'établissement définitif de la nouvelle classe dominante et une démarche de différenciation (la fameuse distinction bourdieusienne et les futurs effets du capital culturel).

    Ce rapport au passé a perduré tant que demeuraient dans le capitalisme relativement ordonné et contraint la nécessité des cadres nationaux et le besoin, notamment face au danger communiste, d'un ancrage culturel relativement stable. Mais ce temps est révolu. Il faut désormais faire autrement, s'affranchir des contraintes territoriales. Tel est l'enjeu secret auquel s'attaquent les think tanks de toute espèces : de la Trilatérale aux Bilderbergers. Abolir les nations, les frontières.

    Or, l'évolution des questions territoriales a une incidence sur la représentation du temps. Les principes du libéralisme (néo ou pas) ne sont nullement en contradiction avec les transformations mentales nées de ce qu'on appelle le postmodernisme, et notamment sa composante narcissique, ainsi que l'ont analysée des auteurs comme Christopher Lasch (La Culture du narcissisme - La vie américaine à un âge de déclin des espérances, ou Le moi assiégé) et Fredric Jameson (Le postmodernisme ou la loigique du capitalisme tardif). Et celle-ci est indéniablement réfractaire à l'Histoire.

    Il suffit pour s'en convaincre d'observer la manière dont on a attaqué l'enseignement de cette matière, les découpages hasardeux et incohérents permettant de rendre incompréhensibles toute vision globale du passé. Les résultats sont assez magnifiques si l'on considère l'inculture abyssale de la jeunesse française. Celle-ci a mise en pratique une logique de la tabula rasa assez magistrale (façon de parler). Le vieux, l'ancien commence à ce qui dépasse sa petite existence. Ce n'est là qu'un des effets d'une volonté politique et d'une évolution culturelle qui ont été mainte fois et brillamment analysées. On relira des auteurs aussi différents que les membres de l'École de Francfort, Hannah Arendt, les situationnistes ou Marc Fumaroli (ce qui, au passage, recouvre un éventail politique assez éclectique, pour le moins).

    Je m'en tiendrai très humblement à commenter l'adjectif historique. Dans une première acception : ce qui relève de l'Histoire. Mais, dans un sens amoindri : ce qui est marquant, ce qui fait date. Et nul ne peut ignorer que nous vivons dans une époque où cette seconde lecture a pris une place phénoménale. Tout moment, tout événement devient historique. Ainsi entend-on que le dollar atteint son plancher historique de l'année, que la gauche, pour telle élection, fait un gain historique (qui sera balayé dans les quatre, cinq ou six ans qui suivent). Le postmodernisme invente donc l'immédiateté historique (bel oxymore) à l'aune d'une société de l'information privilégiant l'instantané, le direct, le vécu. Car derrière cette dérive se cache la volonté d'animer nos existences figées par des décisions de plus en plus obscures d'un semblant d'agitation. Une sorte de théâtralisation du monde pour combler l'ennui et la fatigue de soi (pour citer le remarquable livre d'Alain Erhenberg) qui nous habitent. Il faut nous distraire et créer l'événement, nous faire croire que l'aventure est à chaque coin de l'écran, car l'historique est essentiellement une catégorie médiatique. Il est la mise en scène d'une Histoire où, spectateurs, on transforme pour nous le moindre fait en émotion. Parce que, évidemment, l'historique ne recouvre plus une catégorisation intellectuelle : il est instantané et live. Il est avant tout une notion compensatoire, l'effet placebo d'une déréliction insondable.

    C'est pour cette raison que son aire de prédilection est le sport, puisque celui-ci, dont la diffusion occupe un volume horaire de plus en plus important, est une sorte de baromètre de la sociabilité, la borne sans cesse réactualisable d'une jouissance promise. Pas une médaille, pas une victoire qui ne deviennent un instant à vivre, un opium neutralisant les incertitudes et les angoisses. Pas une aventure physique qui ne soit une forme d'accomplissement collectif, reléguant la nouvelle de la veille à sa propre inanité. Les commentateurs sportifs (on ne peut quand même pas leur affubler le masque du journalisme, lui-même déjà bien ridicule) manient l'hyperbole avec une maestria qui tourne à la caricature. Ils veulent nous faire vivre, puisque beaucoup vivent si peu (confinés dans une stratégie de procuration ou écrasés par sa violence). Peut-on alors trouver meilleure illustration de cette confusion des temps, de cet écrasement des mondes vers le rien que cette image projetée, le soir de la victoire française en Coupe du Monde, de Zidane sur l'Arc de Triomphe, comme s'il fallait en effacer la matérialité, la monumentalité... Abolition absolue de notre Histoire devant l'icône dérisoire d'une liesse sans lendemain possible.