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sport

  • La fausse gloire

    Mohamed Ali est mort. Paix à son âme. Il ne peut être comptable des inepties qu'on répand sur lui maintenant qu'il est mort. Les hommages outranciers, les éloges dithyrambiques et la vision angélique de l'homme qu'il fut passent toutefois les bornes. J'avais écrit sur Off-shore, le 6 décembre 2014, un billet à l'occasion des 40 ans du combat du siècle, Ali-Foreman, dans lequel je revenais sur l'ambiguïté sordide du contexte politique de l'événement. Ali n'est pas responsable des tortures qui se déroulaient pendant qu'il patinait sa gloire sportive et morale mais on n'est pas obligé de glorifier celui qui ferme à ce point les yeux.  Je n'ai évidemment pas changé un mot du texte.

     

     

    La presse et la télévision sont revenues il y a quelques semaines sur ce qui fut, quarante ans avant, le combat du siècle, entre Ali et Foreman, le 30 octobre 1974, à Kinshasa.

    Il est tentant de faire soi-même un retour en arrière quand cet affrontement a pris la forme d'un souvenir d'enfance particulièrement vivace. Il fallut pour cela qu'une blessure d'Ali retardât de quelques semaines le combat et que celui-ci fût programmé pendant les vacances de la Toussaint. Il bénéficia d'une retransmission exceptionnelle au milieu de la nuit. Et c'est ainsi qu'avec la bénédiction parentale, dans le silence sévère de l'appartement, toutes lumières éteintes, dans l'éclat unique de l'écran noir et blanc, je vis les deux hommes sur le ring. À la fin du premier round, même avec l'ignorance pugilistique de mes dix ans, la tragédie était en marche. Foreman frappait comme une brute, Ali parait au plus pressé. La question n'était pas de savoir si le premier triompherait du second, mais de parier sur le moment ou The Greatest, ainsi qu'il se désignait, choirait pour le compte.

    J'étais du côté d'Ali, et je le vis se faire rouer de crochets et d'uppercuts, se recroquevillant, jouant de l'esquive autant que faire se peut. Il subissait mais ne pliait pas ; les reprises passèrent ; Foreman s'épuisa ; et ce fut le renversement magique. Au huitième round, le jusqu'alors maître du ring baissa sa garde ; Ali s'engouffra et en quinze secondes, sans la moindre possibilité de se relever vaillant, Foreman perdit par K.O..

     

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    Tel est le souvenir d'une vie, en matière de boxe (1). Ce sport s'est perdu dans la multiplication des fédérations et des couronnes. Plus aucun intérêt.

    Ce souvenir, un homme est venu le dépoussiérer et lui donner une autre perspective, quand est sorti en salle, en 1996, le long métrage documentaire réalisé par Léon Gast, When we were kings.

    Le journaliste américain s'est décidé à suivre l'épopée de cet affrontement qui dépassait, de loin, les limites d'un ring. Nous y voyons Ali fanfaronner, parader, pendant que Foreman a le rôle du méchant sans envergure. On y découvre tout le battage pour que le combat se déroule en Afrique et qu'ainsi Ali puisse donner à son défi (il n'est pas le favori) une aura aussi flamboyante que son style, dans la droite ligne de ce qu'est sa vie : refus d'aller combattre au Viet Nam, conversion à l'islam, abandon de son état civil (il s'appelle Cassius Clay), investissement politique marqué. Ali-Foreman, en Afrique, sur la terre des origines, dans un temps où l'on n'a pas encore sorti l'artillerie sémantique de l'afro-américain (qui aboutit à l'Africain-Américain...) : revendication identitaire et raciale, tout simplement, comme étendard d'une dignité retrouvée. Le sport prend une tournure profondément politique, dans la continuité, ou peu s'en faut, de la marche pour les droits civiques.

    Mais il faut se rendre à l'évidence : la parade, et son vernis protestataire, tourne à la mascarade sinistre. Le combat a lieu à Kinshasa, au Zaïre, dans ce qui fut jadis le Congo belge. Le pays est dirigé d'une main de fer (et c'est un euphémisme) par le sanguinaire Mobutu Sese Seko. Le combat se déroule dans un stade dont les sous-sols, comme au Chili, sont macabres. La dictature de Mobutu n'est pas mieux que celle de Pinochet. Du combat il se sert comme d'une vitrine. Le monde entier, ce soir-là, tait ses réticences (d'ailleurs souvent étouffées. On a depuis longtemps beaucoup d'indulgence pour les pouvoirs africains) et pose un mouchoir encore plus ensanglanté sur ses prétendues convictions. Le temps est suspendu...

     

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    Et toi, enfant, tu regardes sans malice, mais avec compassion, les coups pleuvoir sur un homme qu'adulte, tu considères maintenant avec un certain dédain. L'escroquerie morale et politique de ce combat est patente et il est troublant que ce pan détestable de l'événement soit, au fond, passé sous silence. Certes le monde a continué de tourner. Mobutu est mort, Ali est un vieux monsieur parkinsonien. Faut-il céder à la facilité de la critique ? Ali n'a tué personne. Serait-il raisonnable de l'associer pleinement à un régime aussi cruel ? Ce serait ridicule, même si on regrettera qu'il ait ainsi fait le jeu d'un monstre et discrédité son propos.

    En revanche, on s'interrogera sur le fondement de cette étrange complaisance. Il est fort curieux de ne pas voir dans ce barnum politico-sportif le reflet d'une certaine Afrique dessinée en partie par l'espace colonial, mais en partie seulement, dont les turpitudes sont aussi le fait des africains eux-mêmes, et qui n'ont pas besoin du méchant européen (ou occidental) pour perpétrer leurs crimes. Il est encore plus singulier de voir des personnages aux revendications libertaires/identitaires se reconnaître de facto dans le miroir de la terreur. Alors que l'époque est si prompte à fouiller les poubelles de l'histoire européenne, les contempteurs du vieux monde exemptent le reste de la planète d'un quelconque examen de conscience (2).

    Ali en icône de la cause noire est une des plus saisissantes escroqueries morales de la fin du XXe siècle. À peu près comme Obama, dont quelques journalistes idiots annonçaient, la larme à l'œil, l'élection il y a quelques années. N'est pas Martin Luther King qui veut...

     

    (1)Seule exception, elle aussi fort ancienne : le combat entre Hagler et Hearns en 1985. Trois rounds sans équivalence, dont le premier que les spécialistes jugent être le plus remarquable de l'histoire de la boxe.

     

    (2)Il suffit de voir comment un gouvernement de gauche, qui passe son temps à nous faire la morale, a exfiltré Blaise Compaoré du Burkina Faso

     

     

  • Ovale ou rond

    Hier matin, parcourant les titres des journaux sur le web, je découvrais (quoique ce ne soit pas une découverte, tant l'affaire est récurrente) que le stade vélodrome de Marseille et que le match contre Lyon n'avait été qu'incidents et ambiance délétère. Bref, la racaille en culotte courte (avec les idées encore plus courtes) avait encore une fois des siennes. Petits voyous de cour d'école auxquels on passe tout...

    Et de me souvenir que quelques heures plus tôt, le dimanche en fin d'après-midi, d'une anecdote de Nouvelle-Zélande/Argentine. Pour un petit croque-en-jambe : geste d'anti-jeu sans méchanceté (1), Richie McCaw avait été expulsé dix minutes. Pour ceux qui ne le savent pas, le sieur McCaw est le recordman des sélections et des capitanats en rugby. C'est le boss des All-Blacks, ce que le journalisme sportif, dans son goût de l'hyperbole, appelle une légende, un mythe. Soyons plus mesuré : c'est une figure. Une faute, un carton jaune et McCaw, sans un mot de contestation, sans un geste d'agacement, sans un regard de colère, obtempère. Tout grand qu'il est, il se plie à la décision qui amoindrit son équipe alors même qu'elle est menée. Et pas un de ses co-équipiers pour venir protester. Transposez l'affaire chez les footeux et tout est dit...

    Il y a évidemment des explications sociologiques, culturelles et aujourd'hui politiques pour expliquer une telle différence de comportement. On les connaît, et l'exaltation de la banlieue à travers la réussite mirobolante de demi-analphabètes à la syntaxe sidérante (ce qu'on pourrait définir ainsi : parler le Ribéry...) n'est pas pour rien dans l'histoire. C'est sans doute là une des plus belles réussites de cette escroquerie prolongée de 1998 et de son drapeau Black-blanc-beur... Passons.

    Osons un autre biais pour éclairer l'outrecuidance du footeux : prétentieux et sournois, râleur et truqueur, quand le rugbyman reste un gentleman même quand, parfois, quelques claques volent entre les joueurs. Serait-ce une histoire de ballon ?

    D'un côté, le ballon rond : parfait, prévisible, avec lequel on peut jongler, étaler sa technique, montrer sa supériorité. À ce niveau, l'homme se sent fort et sûr de lui. L'erreur est ailleurs, le défaut est hors de lui et la faute incombe à deux ennemis intimes : les poteaux et l'arbitre. Les poteaux qui sont ou ronds ou trop ronds, ou trop ceci, ou trop cela ; quant à l'arbitre, inutile d'en parler.

    D'un autre côté, le ballon ovale : d'une forme improbable et inamicale (sauf à le coller au creux de ses bras, mais pas facile d'y arriver). Le rugbyman sait d'emblée que le cuir pourra être glissant et insaisissable, que toute passe est incertaine,  que l'en-avant est le lot de chacun, que le rebond est aléatoire, que le vent joue avec le ballon dans les airs.

    Le rugbyman, aussi habile soit-il, sait que l'humilité est le fondement du sport qu'il pratique. Peut-être est-ce aussi d'être souvent à terre, de goûter le gazon plus qu'il n'en faut et les forces de l'adversaire plus qu'à son tour. C'est justement à travers toutes ces attitudes et ces confrontations que s'exprime une virilité sereine et amicale que l'on ne trouve nullement dans le football. Dans un quinze qui pèse sa tonne et demie, des hommes. Dans un onze qui roule des mécaniques, des adolescents pré-pubères... 

     

    (1)c'est-à-dire qui ne pouvait pas blesser son adversaire.

  • Pleine lucarne, songe creux

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    Une certaine France s'en va bientôt au Brésil. La France aux pieds carrés et aux têtes creuses, la France aux trois mots de vocabulaire, la France à l'accent racaille, la France à la suffisance indexée à l'épais matelas bancaire, la France vulgaire et arrogante, la France à l'ego surdimensionné, la France maillot-short-crampons. Cette France-là a gagné, il y a quelques mois, et il n'y a pas de quoi jubiler.

    La saveur de cette qualification miraculeuse, en forme de résurrection morale d'un pays en détresse, permet à certains de ré-orchestrer l'odyssée black-blanc-beur de 98. Ce moment-là fut un cap dans la course éperdue à la débilité culturelle et politique. D'avoir exploité jusqu'au trognon l'hystérie footeuse, d'avoir vu des politiques, à commencer par Chirac et son ridicule maillot floqué, se pavaner comme des dindons à la suite des victoires d'une équipe par ailleurs d'une grande médiocrité, d'avoir entendu des intellos (de gauche, évidemment de gauche...) indexer leurs théories sociologiques sur les dribbles de Zidane, les courses de Thuram (devenu depuis un phare de la pensée francaise...), l'esprit de responsabilité de Deschamps, d'avoir vu, entendu et lu tout cela nous prépare à un remake savoureux, si, par le plus grand des hasards, l'équipe nationale allait loin (et la tâche n'est si difficile : les Suisses, les Équatoriens et les Honduriens ne sont pas des terreurs).

    On pourrait alors réentendre ce discours de la France qui gagne et donne du plaisir au citoyen, ne serait-ce que pour servir d'agent masquant du réel (un de plus, il est vrai : après le mariage pour tous, la baballe pour tous). Ce sera pratique d'user de ce discours grotesque qu'on nous a imposé. Le profil d'un pays, sa physionomie morale et politique se jugent à sa représentation non législative mais footballistique (c'était bien de cela qu'il s'agissait en 98, non ?), à sa vitalité sportive, non à sa respiration démocratique. Et donc tout va bien, ou du moins : pendant quelques semaines, tout ira bien.  

    On pourrait gentiment ironiser sur ces célébrations d'une crétinerie abyssale. Mais comparaison n'est pas raison. C'est un simple jeu de retournement n'ayant pour seul but que de rappeler cette évidence : l'idiotie comme philosophie pour attraper les masses présente des risques, à commencer par ce qu'on appelle l'effet-boomerang.

    Quand on monte aux cieux nationaux des footeux incultes (et ceux d'aujourd'hui sont magnifiques : les regards bovins de Giroud, Matuidi, Nasri ou Ribery sont exemplaires) à des fins idéologiques, il n'est plus possible d'empêcher quiconque de reprendre la balle au bond. Marion Le Pen le fait, sans difficulté : elle préfère le bleu, blanc, rouge au black, blanc, beur. En ethnicisant en 98 onze paires de guibolles, certains, encore en place d'ailleurs, ouvraient la boîte de Pandore. En ne circonscrivant pas la réalité sportive aux limites du terrain, en lui substituant un imaginaire travaillé par la couleur de peau, ces gens-là ont justement permis, volontairement, le particularisme identitaire. Seize ans ont passé et les discours de 98 sonnent plus encore qu'à l'époque creux, affreusement creux. Zidane sur l'Arc de Triomphe. Vulgarité pour peuple en perdition... Dans un contexte d'affrontements, de délitement, de communautarisme et de fronde (2) qui caractérise la France de 2014, il ne faudrait pas que nos gaillards échouent dès le premier tour parce que la facture de la défaite pourrait s'avérer plus salée qu'on ne l'imagine. Et quand j'écris : il ne faudrait pas, je ne signifie pas que c'est un souhait, mais la simple évaluation d'un risque. 

    (1)Il ne fait pas de doute, de notre point de vue, que l'affaire était volontaire.

    (2)Rions amèrement des comiques qui nous chantaient l'air du clivage sarkozyen. En l'espèce, le normal président aura fait mieux, beaucoup mieux.

     

    Photo : Marc Gourmelon

  • Grandeur vélocipédique

     

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    Ce n'est pas la nouvelle du mois, bien sûr. Ce n'est même pas une nouvelle, dans le sens où il y aurait, à l'apprendre, un effet de surprise. L'annonce est un grain supplémentaire dans l'implacable subversion des valeurs, qui interdit les hiérarchies, magnifie une pseudo-culture populaire et relègue au rang des ennuyeux et des empoussiérés le monde des arts, des sciences et du politique (comme quoi, le politique contemporain, parce qu'il n'a plus que le nom de politique, peut achever ce qu'il est censé représenter).

    En la ville de Chantonnay, il y aura bientôt un boulevard Thomas-Voeckler. Pas une impasse ou une petite rue. Un boulevard. Qui est-il, diront certains ? Une sommité locale, un responsable régional, un enfant du pays (comme on disait parce que maintenant cela a des accents paysans et clairement ringards) ? Nullement. Il est coureur cycliste. Un coureur du passé, mort ? Un compagnon de l'époque mythique qui aura fait s'extasier Jarry ou Blondin (surtout Blondin) ? Nullement. Il a trente-quatre ans. Il va revêtir pour la prochaine saison chaussures, gants, cuissards et maillots. Il est parmi nous, et comme en eut le droit, jadis, Victor Hugo, et il fut le premier d'entre tous, il entrera dans la toponymie des lieux de son vivant. Je ne sais pas ce que pense l'intéressé d'être ainsi canonisé par l'institution. Sans doute répondra-t-il qu'il est ému, honoré, et fier : tel est le vocabulaire en vigueur. Le cœur et la gravité devant ce qui n'est pas commun. Et nous, qu'en penser ?

    L'affaire, face à l'effroi du monde, etc., etc., etc., ne demande pas de commentaires. C'est ainsi, d'ailleurs, que fonctionne pour le mieux le désordre, quand ils nous astreignent, le monde et le désordre, à ne pas faire de commentaires. À nous taire. Le temps contemporain fabrique de la futilité, en fait son actualité, à une vitesse vertigineuse, détricotant le passé, mais nous interdit de prendre cette entreprise sur son versant idéologique, si bien qu'il ne nous reste plus qu'à acquiescer. Car au fur et à mesure que s'accumulent les anecdotes onomastiques, les attributions fantaisistes à des minores de nos rues et de nos bâtiments institutionnels, on finit par se dire qu'il s'agit bien d'une entreprise de neutralisation des valeurs (1).  Tout est dans tout et rien ne mérite qu'on le distingue. D'ailleurs, il s'agit de faire peuple, d'être décoincé et ouvert. Très important, cela : décoincé et ouvert. On dirait même open...

    Le sport ayant acquis un tel statut dans le monde contemporain, il est donc légitime qu'on lui donne une part belle dans les artères de nos villes et de nos villages. Et comme le sport n'a pas eu le temps de s'inscrire vraiment dans le temps, qu'il est même une négation du temps, consommant ses héros à vitesse grand V, il ne reste plus qu'à prendre le train en marche et à les sanctifier de leur vivant. Ainsi Thomas Voeckler...

    Sur ce point, le moment choisi n'est peut-être pas anodin. En cet automne où la statue du Commandeur Armstrong a été dévissée en quelques semaines, cet hommage sent bon sa revanche cocardière. Le bon petit Français contre le méchant Américain, le pot de terre contre le pot de fer, l'honneur outragé contre la félonie outrecuidante (mais à la fin battue). C'est tellement bon d'avoir de ces petites victoires qui ramènent à l'auto-glorification. On imagine que le sportif français est le chevalier blanc de l'effort à l'eau de source, du combat à mains nues, de la souffrance pure, pure, pure. Si donc il s'agit de s'enorgueillir d'un combat qui, contre un libéralisme sportif prônant le résultat coûte que coûte, se réclame du seul mollet vaillant et de la volonté inoxydable, je trouve alors que Chantonnay, c'est un peu petit. Je ne doute pas que l'ami Delanoë (2), qui aime être hype en diable, ne sera pas en reste. Pour lui éviter de passer trop de temps sur une carte, je lui suggère ainsi de débaptiser l'avenue des Champs-Élysées pour qu'elle devienne avenue Jacques-Anquetil, que la rue de Rivoli soit désormais la rue Bernard-Hinault et que la place Clichy, si chère à Céline (tant pis pour lui), soit actualisée en place Raymond-Poulidor. C'est, je le concède, une mythologie de peu, mais il faut bien faire avec ce qu'on a (3).

    La roue tourne et suivant les chemins d'une rêverie mi-sérieuse mi-désabusée, de se souvenir d'un des actes fondateurs d'une destitution de l'art, il y aura un siècle, l'an prochain : Marcel Duchamp avec ceci :

     

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    (1)À commencer par tous ces collèges ou lycées Jacques-Brel, Barbara-Hendricks, Georges-Brassens, René-Goscinny...

    (2)Je précise que j'ai choisi Delanoë parce qu'il dirige la mairie de Paris, que Paris est la capitale de la France, que Paris est la plus grande ville de France. Mon ironie n'a rien à voir avec son orientation sexuelle. Je préfère l'écrire parce qu'en ces temps de délire autour de l'homosexualité, certains, peut-être, y verraient là l'expression latente d'une certaine homophobie.

    (3)Car, un jour, il adviendra que nous aurons des rues Bernard-Henry-Lévy, des places Michel-Drucker et des Impasses Bernard-Pivot...

  • De taille et d'estoc

    Les porte-breloque olympiques sont revenus chargés de gloire et de primes, hérauts temporaires d'une réussite nationale qui cherche à faire oublier le désastre. Il n'y a rien de pire que ce dévouement sportif à "vouloir donner du bonheur aux gens", ni de plus consternant que cette récupération politique s'extasiant "devant la vigueur de la jeunesse".

    Cette année pourtant, c'est un peu la soupe à la grimace. 34 médailles londoniennes : voilà  qui est nettement moins bien que l'épisode pékinois. Certains stratèges UMP y verront les premiers signes de l'après-sarkozysme. Flanby est plan-plan, quand Bling-Bling courait et pédalait dans tous les sens. Il savait donner l'impulsion, l'exemple. Le sportif est par principe d'exception et peu compatible avec l'homme normal. D'autre diront plus sérieusement que la multiplication des pays triomphants, parfois si petits ou si peu peuplés, nous prive de ce qui nous revient de droit. Tout cela, c'est la faute du Kazakhstan ou de Trinidad-et-Tobago. Un peu facile. D'autres encore invoqueront la réussite anglaise (troisième derrière les Américains et les Chinois), signe d'un manque évident de fair-play et de courtoisie. Gagner chez soi (parce que chez soi) est d'une prétention détestable. Quand on invite, on ne commence pas par se servir.

    Mais tout cela ne touche pas vraiment la raison profonde de la faillite hexagonale, là où elle concerne l'essence de notre histoire. Ainsi la France rentre-t-elle bredouille en escrime et en équitation, domaine dans lesquels elle donnait le meilleur de la représentation nationale. Temps qui n'est plus, hélas, à jamais révolu, ajoute l'esprit nostalgique. Le triomphe du cavalier et de l'épée est image de sépia. L'esprit chevaleresque et aristocratique a vécu. La grandeur de l'Ancien Régime a définitivement cédé devant le démocratique VTT et l'estivale natation. Londres 2012, c'est peu ou prou le dernier acte du basculement de 1789, ce qui ne manque pas de sel (amer), quand on sait l'attachement british à la monarchie. Prenons-en acte, ou sinon redorons le blason de l'esprit à particule à travers ses attributs les plus visibles. Choisissons la deuxième solution.

    Certes, nous savons après la lecture de La Route des Flandres de Claude Simon que la cavalerie ne peut guère rivaliser devant le canon de 40. Mais la technologisation admirable de la violence n'a pas prouvé que notre efficacité guerrière ait progressé, si l'on en croit nos déboires en Afghanistan. Réhabilitons donc l'armée à cheval, multiplions par dix les effectifs de la Garde Républicaine pour avoir des cavaliers olympiques dignes de notre tradition (ce qui exclut les femmes, sans doute, mais on ne peut pas satisfaire tout le monde...). Développons une brigage montée à la française (très important, cela : à la française, puisque nous faisons génétiquement mieux que les autres) pour les carrefours embouteillés ou pour les manifestations de pauvres. Il est certain qu'ainsi sortiront quelques pépites pour le concours complet ou l saut d'obstacles. De même, rendons obligatoire l'inscription au manège des 8-10 ans ; que la pratique chevaline devienne le fer de lance d'une nouvelle éducation (tant celle-ci, d'éducation, n'en est pas à une niaiserie près) par laquelle les meilleurs iront à cheval, et les médiocres à pied. L'équitation ou l'équité, il faut choisir. Je choisis, pour ma part. Et la France retrouvera alors son rang, le premier, dans le concert des nations.

    Moins coûteuse, et plus intéressante, voire utile, me paraît le regain possible de l'escrime française. Il n'est pas question de rétablir le port de l'épée. Cela ne sied guère au vêtement contemporain. Plus essentiel me semble le rétablissement du droit, voire du devoir, au duel, ce droit combattu dès le XVIIe siècle, comme une plaie morale, par un Etat centralisateur. Imaginons un instant l'imbecillité française régler ses fâcheries d'égo et de territoires, le matin, à la fraîche, sur le gazon d'un jardin public, au tranchant de la lame, à la vigueur de la pointe, plutôt que d'user bassement du couteau, de la 22 long rifle ou de la kalashnikov (à Marseille en particulier). La noblesse du combat, le port altier, le sens de la loyauté devant la mort, et le silence qui s'impose (plutôt que la vulgarité ambiante), tout cela aurait un effet bénéfique pour la société tout entière. Certes, le Champ de Mars, le Luxembourg, la Tête d'Or ou le Thabor rougiraient un peu du sang des vaincus, mais c'est fort peu en vérité. Les belliqueux contemporains pourraient se faire connaître, du caïd de banlieue à l'irrascible en auto, de l'aristocrate en chambre au mélancolique sans dessein. De fil en aiguille se ferait une sélection naturelle mettant en valeur celui qui, combat après combat, a survécu. La jeunesse, notamment, de tous les milieux, aurait là le moyen d'exprimer son envie de respect dont elle nous rebat les oreilles. Il suffirait de repérer ceux qui persistent, victorieusement, dans leur envie de tuer (ou de mourir, qui sait), sans jamais connaître le goût saumâtre de la défaite. Peut-on estimer qu'au dixième duel, le survivant est un sujet plein d'avenir ? Je le crois (de toute manière, il y aura bien des socio-psychologues pour se pencher sur la question).

    Ainsi déterminée, par une sorte de loi de sélection naturelle où les plus vaillants sortiraient du lot, l'escrime française, sans effort et sans investissement supplémentaire (nous sommes en période de crise), aurait, par voie de sourcecrowding, d'une certaine manière, un vivier dont elle n'aurait plus qu'à faire fructifier le trésor. Nul doute qu'en établissant la violence comme une forme de rite unificateur et respectable, l'épée, le sabre ou le fleuret regagneraient les médailles qu'un développement trop confidentiel et bourgeois a fini par perdre.

    Les cavaliers et les escrimeurs sont décidément des fins de race. Il est urgent d'insufler un élan nouveau. Cela passe, c'est clair, par une démocratisation à tout va, une institutionnalisation de la violence organisée, un droit à se faire justice dans les règles : rien qui puisse, au fond, choquer l'ordre libéral...


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  • L'habillage d'une escroquerie

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    Depuis le 27 juillet, c'est la fête du slip (de bain), du short, du plastron, de la culotte (de cheval), du kimono, à Londres, mais aussi all over the world. Nous sommes partis pour une quinzaine d'émotion, de moments historiques, de tension, d'incertitudes, de larmes, de sueur. Il ne manque que le sang, et on comprend dès lors que le sport est la guerre sous une autre forme. Non pas qu'il en soit seulement, selon un parallèle assez connu, la transfiguration pacifique, le détournement jouissif ; il est aussi associé, dans le vocabulaire, dans les prises de position politiques et journalistiques, à une radicalité où l'esprit sensé trouvera difficilement et la pureté et la beauté de l'objet qu'on nous vend comme une harmonie vers laquelle le monde entier devrait tendre.

    Sans doute voudrait-on considérer combien l'idée même de village olympique, avec ce brassage magnifique des nationalités, est une mise en abyme d'une mondialisation festive et heureuse, oubliant que ce village, ce n'est pas une œuvre en dur mais un montage aléatoire et transitoire de tentes pour quelques privilégiés. La douce entente des sportifs, leur estime réciproque, cette communauté des âmes musculeuses, tout cela ressemble étrangement à l'accord qu'on peut trouver entre les puissants de ce monde qui ne sont nullement regardant sur la couleur de leur peau et leur origine. Il faudrait que l'on cesse (mais peu de chances qu'il en soit ainsi) de nous vendre la fraternité sportive comme un modèle simple et accessible puisqu'elle fonctionne d'abord sur une sélection drastiques et une rivalité que l'on expose entre soi. Selon un parallèle qui pourra sembler déplacé, disons qu'il en va de cette caste comme des Thélémites : ils sont peuples choisis, et c'est ainsi qu'on nous les expose, que les nations les exploitent, que les politiques se glorifient de leurs victoires.

    La fête olympique est une escroquerie de plus dans un univers médiatisé. C'est une trêve dans la folie du monde : là encore, le message est simple et la volonté d'amnésie imparable. Et dans ce domaine, l'hypocrisie n'a pas de limites. Jacques Rogge, le président du C.I.O., réaffirme le soutien du mouvement sportif aux athlètes syriens. Pourquoi ? Pour leur dissidence, ou pour la capacité à courir dans un stade pendant que son pays est lancé dans une guerre civile spectaculaire (1) ? Et pourquoi seulement les Syriens, quand tant de pays dans le monde voient leurs populations brimées, exploités, asservies... Mais on comprend bien que Damas est pour l'heure le point noir qui empêche que la fête soit complète. Les faits y sont tellement graves que l'olympisme les voit comme des ombres gênantes. Alors une déclaration ne fait jamais de mal, et après on peut aller manger tranquille, distribuer des médailles et s'extasier des histoires qu'on vient de faire partager au public, la larme à l'œil et le cœur battant.

    Mais, nous répète-t-on, le sport est le moyen fort pour rapprocher les hommes, pour rompre les barrières et faire que les choses changent petit à petit. Discours convenu que des journalistes relaient à qui mieux mieux (et il est fort à parier qu'ils s'y croient, ce qui est, de loin, le pire...) : à la beauté et au mérite du sportif, s'ajoute sa puissance politique. Les intérêts multiples, les magouilles infinies, les expériences sur les athlètes, les arbitrages dirigés, démontrent évidemment le contraire. Peu importe : l'avenir du monde est dans l'olympisme (2). C'est par là, et non par le politique, le travail d'éducation, le développement raisonné, la mesure dans l'exploitation des richesses, le respect de l'être humain, que passe le sauvetage de l'humanité et l'évolution des mentalités.

    Et l'amoureux aveugle de l'épopée sportive saisit la balle au bond et nous donne un nouvel exemple. La judoka saoudienne Wodjan Ali Seraj Abdoulrahim Chaherkani devra se présenter sur les tatamis des Jeux olympiques de Londres « sans son hidjab » (foulard islamique), a annoncé jeudi 26 juillet le président de la Fédération internationale de judo. Pour la première fois, l'Arabie Saoudite présentait une athlète (3) et voilà qu'on entre d'emblée dans le vif du sujet. Les rois du tatami balancent toutes les convenances par dessus bord et contraignent les Saoudiens à plier. À première vue, le féministe devrait se réjouir. Tout cela de gagné. Mais est-ce si simple ? Faut-il y voir un bras de fer avec le wahabisme ou une simple nécessité sportive, quand dans le même temps la FIFA autorise ce même hidjab pour le football ? Faut-il croire qu'il en serait de même pour un sport dont les enjeux financiers sont autrement plus conséquents (et l'on pense aux investissements des pays du Golfe dans le football, justement) ? Et même : admettons que le choix de la Fédération internationale de judo soit motivé par une volonté idéologique en faveur des femmes. Il est alors fort consternant de voir une telle instance pouvoir imposer cette juste vue, quand des états entiers plient devant une morale aussi rétrograde. Et que nul ne vienne faire un procès à cette fédération, au nom d'un différentialisme bien compris, est, je crois, la meilleure preuve de l'illusion sportive. Si cette décision est une satisfaction pour ceux qui l'ont prise (et qui sont fort respectables), et si l'état saoudien n'a semble-t-il pas crié au scandale, c'est justement parce que sur le fond, dans le Golfe persique, rien ne change vraiment pour les femmes, les femmes du commun, pas celles que l'on fait sortir pour une Olympiade, que l'on exhibe comme le signe d'une belle santé politique. Sur ce point, seuls les soucieux de l'audimat, les vendeurs de pub, les décerveleurs audio-visuels et les politiques espérant qu'une médaille calmera les populations donnent le change, pour récupérer la mise, qui, elle, vaut bien plus qu'une breloque.



    (1)Il y aurait beaucoup à dire sur l'épisode syrien, sur les dérives médiatiques et la litanie des morts journalières, comme si une guerre se faisait avec des pistolets à eau...

    (2)Olympisme conçu par Coubertin dans des temps de bellicisme larvé, au demeurant...

    (3)En fait, il y a en deux.


    Photo : stade de Molène, Jacques Bon.




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  • Le goût secret de la féodalité

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    Le Tour de France s'est achevé. Il fut ennuyeux et les commentateurs se sont désolés mais, comme le remarque François Bégaudeau, dans Le Monde du 21 juillet, on peut s'étonner du succès médiatique d'une « manifestation aussi suivie qu'indigente ». Il s'en va chercher la solution dans la seule temporalité de l'événement : « la clé, c'est l'été. C'est les congés payés. C'est la disponibilité estivale. » Et d'ajouter que le spectacle télévisuel devient un quasi parent de notre quotidien : « Ce compagnon, cet animal domestique, ce poisson rouge, entre dans la pièce par la petite lucarne qu'il suffit d'allumer. Le voici parmi nous, c'est le Tour de France ». Sans doute y a-t-il de cela mais l'affaire me semble un peu courte en analyse.

    En fait, il faut bien comprendre que la médiatisation de l'événement en a changé la nature. Ce qui, pendant longtemps, fut une réalité radiophonique, puis télévisuelle (mais à petites doses, on ne diffusait guère que les trente derniers kilomètres dans mon enfance), est devenu une machinerie qui couvre une bonne partie de l'après-midi, voire plus. Il est donc possible de suivre l'histoire dans sa quasi totalité. Le caractère narratif s'en est donc considérablement accru. Le téléspectateur n'arrive plus sur la course comme un invité de dernière minute. Il remonte loin dans le déroulement de l'épisode et parfois, même, pour les grandes étapes de montagne, il voit les premiers coups de pédales. L'intégralité est pour lui, et la multiplication des caméras, hélicoptères et motos, lui donne le sentiment qu'il ne rate rien. Il s'est donc produit pour le Tour ce que fut le bouleversement imposé par Canal+ en matière de retransmission footballistique. Le confort suffit-il néanmoins à expliquer l'engouement ? Il y a les à-côté pseudo culturels et le caractère « paysage naturel », cette étrange beauté de la France vue du ciel, ce caractère Yann-Arthus Bertrand du récit, qui nous réconcilient avec le territoire d'une façon qui rappelle que le Tour de France, créé en 1903, est indissociable d'un arrière-plan politique qui exaltait, dans le cadre français d'une reconquête des territoires perdus en 1870, l'envie de définir, de souligner les frontières. C'est d'ailleurs pour cette raison que nombre de fervents de la Grande Boucle s'insurgent contre les départs de l'étranger et les étapes en Angleterre, en Belgique, en Italie ou ailleurs...

    Mais il était question de l'ennui. Épreuve devenue terriblement mécanique (si j'ose dire) depuis plus de vingt ans, à l'aube du règne de Miguel Indurain, le Tour de France s'est plié comme jamais à des impératifs économiques qui, sous couvert de stratégies déterminant les moments forts du parcours, les conduites à adopter, ont en quelque sorte réduit chaque étape à deux portions, évidemment congrues : la première heure de course et les trente derniers kilomètres. Entre, plus rien. Et c'est au moment où l'on file les heures télévisuelles à l'infini qu'il n'y a plus rien à voir, plus rien à vivre. L'important n'est donc pas l'imprévisible de la course mais le verrouillage du scénario. Et sur ce point, la frilosité des directeurs sportifs, leur stupidité dans leurs analyses, la servilité des coureurs expliquent en grande partie le désastre.

    Il faut dire que jadis les courses elles-mêmes constitutaient le plat essentiel du menu d'un cycliste. Il s'entraînait en participant aux épreuves qu'il était susceptible de gagner. Cela explique pour beaucoup le palmarès hallucinant de Merckx, lequel palmarès ne sera jamais plus égalé, ni même approché. De nos jours, les cyclistes ne courent plus, ils s'entraînent. Ils ne s'alignent plus au départ d'une classique, ils font des stages (en altitude, au bord de mer). Les mauvaises langues diront que c'est le seul moyen tenable pour appliquer les protocoles de dopage très élaborés (on est loin de l'antique pot belge quand on touche à l'EPO et aux auto-transfusions). Ils font ainsi des apparitions épisodiques pour lesquelles il ne faut absolument pas qu'ils se ratent. Indurain et Armstrong ont montré qu'on pouvait ne jamais se rater et ne faire qu'une épreuve par an, la plus célèbre, la plus porteuse, en termes médiatiques. C'est bien tout cela, mais l'ennui est au bout de la route.

    Alors pourquoi regarder encore ? Il y a sans aucun doute le caractère héroïque de certains exploits, le dépassement fou de soi devant la difficulté. Plus qu'aucun autre sport, le cyclisme exalte l'au-delà, le risque et la solitude. Et à cela, nul n'échappe un jour ou l'autre. Ocana chutant dans le col de Menté en 1971 ; Merckx dépassé par Thévenet en 1975, dans la montée de Pra-Loup ; Hinault à la ramasse derrière Fignon en 1984 ; Indurain défaillant en 1996, les images demeurent. Pour célébrer ces moments d'audace et de désarroi, de grandeur fracassée, il faut relire Blondin, plus que tout. Dans un autre registre, et même Barthes en parlait dans ses Mythologies, la morale ambiguë de ce sport, entre le désir personnel et le poids de l'équipe à laquelle on se soumet, n'est pas sans intérêt. « C'est une morale qui ne sait ou ne veut pas choisir entre la louange du dévouement et les nécessités de l'empirisme », écrit-il. C'est en effet une étrange construction que l'on trouve dans ce sport, dont on rappelle sans cesse qu'il est un sport d'équipe, mais une équipe au service d'un seul (lequel peut changer selon que l'on soit dans une course à étapes ou une classique).

    Tel est le point que je voudrais alors aborder. Cet ennui qu'a imposé la transformation économico-technologique du sport avait déjà sa source dans le caractère féodal de la hiérarchisation des coureurs : le leader, les équipiers. Et ceux-ci ont d'autres noms bien plus révélateurs, selon les cas : les poissons-pilotes, les gregarios, les porteurs d'eau, la garde rapprochée... Ils sont le menu peuple et rien ne peut se faire sans qu'un de ses membres ait un bon de sortie. Une anecdote en dira plus que tout long discours. En 1963, au championnat du monde, Benoni Beheyt gagne devant son leader Rik Van Looy. Il est mis au ban et arrête sa carrière, pourtant prometteuse, à 26 ans. La soumission de Froome à Wiggins, durant ce Tour 2012, alors même qu'il lui était supérieur, n'est donc pas une nouveauté. La révélation de cette puissance dans les deux accélérations que se sera permis le premier, à la Toussuire et à Peyragudes, parce qu'elle a été télévisée, ne fera qu'amoindrir le succès du second. C'était là que se tenait l'intérêt de l'épreuve, et je crois, l'attente non dite des téléspectateurs : le désir impalpable de voir la féodalité tomber, de voir, dans la même équipe, le lieutenant prendre la place du chef, qui tenait lieu de chef, sans l'être vraiment, comme un usurpateur. Les affrontements fraticides sont les plus beaux, ici comme ailleurs, ceux dont se délecte le public avec le plus d'avidité. Il n'est pas tant question de luttes entre leaders que de voir secoué le joug des ordres, et la félonie est un délice.

    La question de l'oreillette est une énième version d'un débat plus profond. Faut-il obéir ? Faut-il désobéir ?, et donc : comment désobéir ? Froome a obéi, a montré ostensiblement qu'il avait obéi, et dégoûté tout le monde : suiveurs, commentateurs, spectateurs, téléspectateurs. Il est en effet tout à fait curieux que le sport populaire par excellence, aussi bien par ses pratiquants que par l'origine des gens qui s'y intéressent, soit aussi celui qui, d'une manière radicale, reproduit le déséquilibre des rapports symboliques d'une société dévalorisant les petits, les obligeant à rappeler en toute occasion leur infériorité. Dans nul autre sport, le mot règne, pour définir la puissance d'un champion, n'est aussi approprié. On lui doit tout, on lui prépare tout, on lui sacrifie tout.

    Alors, le téléspectateur guette la catastrophe mais dans une relation ambiguë de fascination : que les meilleurs livrent bataille (et les ascensions sont faites pour cela), et pour ce faire, que les équipiers s'épuisent pour finir comme ils peuvent, dans l'anonymat d'une arrivée dans le brouillard, pendant que les meilleurs qu'ils ont protégé sont sous le feu des projecteurs ; mais aussi : que le second couteau brise ses chaînes et mettent au pas ceux qui ont moins été exposés. La question est de savoir lequel de ces deux désirs prime sur l'autre. L'amoureux du Tour de France espère-t-il le bouleversement ou l'ordre établi ? Dans le premier cas, il va vers la désolation tant le corsetage de la course, entre codes anciens et frilosité moderne, est promis à un bel avenir ; dans le second cas, il faudrait considérer le Tour de France comme une entreprise d'aliénation exemplaire. Mais, sur ce point, nous ne sommes plus dans du sport...

    Et si nous ne sommes plus dans le sport, c'est peut-être parce qu'au-delà de la théorie du reflet depuis longtemps soumise à la critique, il faut sentir dans l'attrait pour l'épopée estivale de la petite Reine comme la trace de ce qui fonde la puissance même du pouvoir établi : sa reconnaissance effective, quand on croit qu'il est fait pour être comme il est, et le fantasme d'une altérité contestataire se rencontrent mais dans un rapport inégalitaire, parce que la durée de l'épreuve, ces trois semaines où à chaque jour suffit sa peine, donne au fur et à mesure de son déroulement de moins en moins de place pour le fantasme. Mais le téléspectateur, dans le saisissement de chaque fait de course qu'on monte en épingle, se laisse prendre au piège, ou veut se laisser prendre au piège. Ce n'est pas de la facilité, plutôt une histoire qui ressemble à l'impossible du joueur de casino qui croit que la prochaine fois sera la bonne. Un rien de désillusion qu'on ne veut pas s'avouer.

    La place énorme prise aujourd'hui par le sport tient sans doute, parmi d'autres raisons, à ce goût troublant pour ce qui ramène le commun à sa commune condition et à l'acceptation à peine consciente de cette situation. Nous l'évoquons pour le cyclisme mais l'histoire est aussi vraie pour le football, dans un autre contexte : non plus le "chacun à sa place, malgré tout", du vélo, mais le "tout est possible, y compris pour les pauvres" du ballon rond. Espoir dérisoire dans une période qui se développe comme un processus de régression sans précédent depuis deux siècles...


    Photo : X


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  • Le Silence de soi

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    En revenant, avec douceur et tranquillité, à la course à pied, tu as retrouvé les figures d'il y a quinze ans : les couples qui vont à la même allure, en se souriant, les familles, les groupes de copains en discussion, les bonjour mademoiselle qui se croient en sortie de boîte, les petit(e)s gros(ses) en quête de rédemption magazine, les secs qui vous enrhument avec leur vitesse, les apprêtées en collants et string, les souffreteux, les vaillants, les rougeauds et les impassibles... Rien n'aurait donc changé. Pas tout à fait.

    Sur le circuit des endurants du dimanche matin (et des autres jours aussi) est apparu le coureur (mais les femmes sont aussi concernées) à oreillettes, le sujet courant MP3. Celui-là n'existait pas avant l'an 2000. Ce n'est pas un être très étrange, mais un pur produit du présent. Entendons : nous sommes tous produits du cadre socio-historique dans lequel nous baignons. Il n'y a pas d'état de nature, seulement de la socialité intégrant la nature (ou ce que nous lui devons). Si le joggeur MP3 est pur produit du présent, il faut entendre qu'il a été possible, dans un temps record, de voir son apparition, son éclosion dans le décor de l'entertainment généralisé. Et son existence (quoique le mot soit inadéquat, tant le mouvement vers l'extérieur te semble justement absent en lui) n'est pas anodine.

    Tu en as déjà rencontré, et dans des proportions frôlant l'effroi, dans les bus, le métro, la rue, sur les bancs, allongés sur les pelouses, de ces autistes new age engagés dans le crépuscule de la parole, ces muets enkystées de leur supplétif technologique. Tu les as observés un temps, avec circonspection, et désormais avec dégoût et dédain. Sans doute n'ont-ils rien à dire, et rien à penser, qu'ils se retranchent ainsi du monde... Tu as cru parfois que c'était de la peur, devant la terreur d'une contemporanéité fracassante, mais tu n'adhères plus à cette option : ils ont en eux la présomption d'avoir raison avec le monde. Ils l'appellent de leurs vœux, mortifères et bêlants, sans vraiment se rendre compte du désarroi où ils s'enfoncent...

    Certes, les âmes positives diront que c'est une manière de protester contre la vie qu'on leur fait mener, qu'il faut savoir se préserver et que Lady Gaga dans le métro aide à supporter le métro. Dans cette perspective, la soupe binaire dont tu entends parfois les basses (tant ils mettent du volume : il faut que cela gonfle, à force de n'être rien que du vent...) prendrait des allures de procédé thérapeutique ! Tout est possible, mais, alors, il n'y a pas grand chose à soigner.

    Revenons au joggeur MP3. Il n'est pas dans le compagnonnage, même bref, de l'effort, dans la présence, même furtive, de l'autre, dans le clin d'œil compatissant devant la difficulté. Il est à lui, à lui seul. Dans ce qui est apparemment un moment de détente, un retour vers le corps, il continue de rechercher le bruit, la dissidence par le paravent technologique. Il transpose l'ordre (car la pratique ad libitum du MP3 est un acte de soumission, par le retrait : bien loin d'une ascèse chez les Trappistes) dans ce qui pourrait sembler sa suspension. Il prolonge la neutralisation de l'écoute par le bruit. Quand tu en croises un, que tu en doubles un (1), c'est un zombie que tu rencontres, qui ne te voit pas arriver, qui ne te sent pas venir. Il faut qu'il soit ailleurs, toujours ailleurs, parce que le premier étranger du monde, c'est lui-même. Il est de son temps, paradoxal : solitaire et dans la disparition, narcissique et dématérialisé. Un spectre R'n'B, rasta, rap, pop, selon les cas.

    Et c'est bien là le pire de cette situation : la machine à produire un continuum d'altérité articifielle, ce qui rend à notre MP3 son souffle intolérable, la mesure de son pas intempestive, l'écoute de ses fibres sans intérêt. Il ne s'aime que comme supplément de ce qui, logiquement, serait une prothèse. Plus que dans le métro, ou dans la rue, quand il marche, le contemporain technologisé (voire technologique) apparaît dans sa pleine misère alors qu'il essaie d'annuler l'effort auquel il s'est plié (pour d'autres impératifs tout aussi assassins diront certains : l'hygiène et la minceur). Il veut s'oublier. Aime-t-il sa sueur ? Sa respiration ? La petite douleur au mollet ? L'étrange tiraillement intestinal ? Veut-il vivre avec ses nécroses ? Tu n'en es vraiment pas sûr...

    Il court, la musique tourne, il tourne, et la musique court dans sa tête, en flux ininterrompu. Il regarde sa montre et l'heure tourne aussi. Tout est bien ainsi, qui tourne. Encore deux morceaux et il arrête. Aujourd'hui, il se sera fait le dernier Coldplay.

     

    (1)Tu as remarqué que les rapides, les secs furieux ne sont pas munis de ces engins. Ils ont besoin d'être dedans, d'être à l'écoute de leur corps.

     

  • Écran total

     

     

     

    C'est un bar dans Greenwich, vers six heures du soir. Bar-pub sans prétention (rien des lounges élégants où, comme dans les films, des cadres sérieux sirotent un whisky). Vous vous installez et commandez une pinte de Brooklyn Lager. Le roulement inégal des discussions (quelques éclats de rire tracent leur sillon) recouvre votre fatigue d'arpenteurs urbains et vous restez silencieux. Ainsi avez-vous le temps de regarder alentour : les gens, le décor, le comptoir... Tout cela s'efface, se dissout devant un autre spectacle. Face à vous, à votre gauche, à votre droite, trois beaux écrans plats bousculent, suspendent comme une ronde de couleurs saisissantes, l'attendue souveraineté de votre repos. Vous avez fui la basse continue de la ville, l'intermezzo régulier des sirènes et vous saviez ce que serait la cascade des voix du pub ; mais vous aviez aussi envie de laisser dehors le clinquant des publicités et l'appel outré des devantures.

    Désormais trois grands panneaux d'images éclatantes et continues. Fruits liquides d'un ailleur immiscé dans la lumière amoindrie de votre présent. Face à vous : la NHL, des hockeyeurs, des blancs, des rouges, dont vous vous rappellerez que les uns sont Américains, les autres Canadiens (Ottawa ? Toronto ? Montréal ?). À droite : la NBA, des basketteurs. C'est déjà l'époque des play-off, et là, vous êtes certains d'avoir identifié le jaune des Lakers. À gauche, un match de base-ball, dont la lenteur, paradoxalement, vous étonne (et auquel vous ne comprendrez jamais rien). Facilement vous êtes saisis. Gestes vifs des passeurs, dribbles, balles lancées, percussions contre la balustrade, ralentis sur un contact, visages en plan serré, regards rageurs, bras qui montent au ciel, buts, temps morts, pubs, rebonds, altercations, entraineurs en furie, parquet qu'on essuie après une glissade, seconde ligne avant qui prend la place de la première, gerbe de glace (au ralenti), plans sur les spectateurs, balle frappée, un gars qui court vers un point que vous ne définissez pas (décidément vous ne comprenez rien), interviews de joueurs, d'entraîneurs, lèvres qui bougent comme des mécaniques vides.

    Car toutes ces images défilent sans le son (le son vient d'une autre source. C'est l'accompagnement musical rock, un peu passéiste : Bruce Springsteen, Bob Seger, Jon Spencer Blues Explosion,...) : elles composent soudain les films muets de notre époque. Vous regardez autour de vous, épiez les attitudes. Personne (si : un ou deux) ne suit un match mais, sans qu'il y paraisse, entre deux gorgées pour apaiser un débat animé ou feutré, l'œil se projette, sort d'ici pour le monde étouffé des écrans plats (parfois un client fait un signe de tête et son compagnon pivote pour suivre une action en replay). Trois écrans, comme les nécessités impérieuses d'un branchement silencieux et vain sur le temps réel (en admettant que ces retransmissions soient en direct, ce que vous n'aurez pas vérifié), dont vous ne savez pas à quel besoin ils répondent : occupation dilettante, peur du vide, habitude, conditionnement. Étrange sensation devant ces gens auxquels on offre le spectacle simultané (choix concurrentiel qui, d'une certaine manière, annule chaque univers, en vérifie l'inanité) d'autres gens gesticulent jusqu'au ridicule, s'expliquant sans qu'on sache ce qu'ils disent (à moins de lire sur les lèvres). Étrange moment que la contemplation de ce monde de sourds, de ce monde aveugle, emporté qu'il est, emportés qu'ils sont, par la peur du silence et de l'écran éteint. Que ce soit du sport n'a ici aucune importance (du moins n'est-ce pas l'essentiel du moment)

    Vous buvez votre bière et ces trois fenêtres, progressivement, rétrécissent votre espace. Lancer-franc, petite friction dans la patinoire, arbitres rayés blanc et noir qui interviennent, balle qui s'élève et course vaine de l'adversaire. Vous fermez juste les yeux en franchissant le seuil et les rouvrez dans la nuit maintenant installée ; vous retrouvez avec plaisir le fracas new yorkais, la simultanéité du son et de l'image, la concordance indispensable de votre corps avec le monde environnant.

     

     

     

     

  • Culture sportive

    Se félicitant de l'attribution du Championnat d'Europe de football, Martine Aubry a déclaré qu'elle «cro(yait) dans la culture et le sport». Voilà qui méritait d'être précisé. On peut néanmoins s'interroger sur ce rapprochement, surtout lorsqu'on sait ce qu'est devenu le sport dans la société contemporaine. Mais peut-être n'est-ce pas la meilleure approche pour comprendre le sens de cette formule. Le point aveugle est sans doute dans ce qu'une première secrétaire du Parti socialiste entend par le mot culture. Il n'est pas certain que nous y metttions ni les mêmes références, ni les mêmes enjeux. Il suffit de penser à ce que furent les actions culturelles de la Gauche depuis les années 80. Abandonnant toute prétention à l'élévation et à l'émancipation, celle-ci, avec en tête de gondole un Jack Lang en Thomas Diafoirus de l'intelligence, s'en est tenu à une démagogie qui faisait d'un lecteur de classiques un affreux réactionnaire, une sorte d'anti-moderne ne comprenant rien à son époque. Il fallait aimer l'art vivant, le théâtre de rue, le tag, le rap, le hip-hop... À ce train-là, nous glissâmes vers un relativisme dont nous payons aujourd'hui la facture, et doublement.

    Cette concession à une pseudo culture populaire, à ce folklorisme du pauvre n'a pas empêché le délitement de la société française, à la montée progressive de la violence et du désarroi d'une partie de plus en plus importante de la population. En donnant l'illusion à la banlieue qu'elle avait voix au chapitre à travers un mode d'expression qui ne l'émancipait pas mais la confondait à son état de dépendance, en laissant au petit-bourgeois, descendant en droite ligne de l'hypocrisie soixante-huitarde, le droit d'avancer sa différence comme signe de reniement du passé, de l'héritage culturel, elle a encouragé l'isolement de chacun. Isolement face à l'autre, sur le mode synchronique, isolement face à ce qui a précédé, sur le mode diachronique. L'émerveillement ministériel devant les concerts rap ou les rassemblements techno est, au-delà de l'hypocrisie qui le sous-tend (parce qu'il ne fait pas de doute que le capital culturel que transmettent les élites de gauche est tout autre), le signe du plus haut mépris. Mais il fallait bien occuper les masses, les abrutir un peu plus encore quand le projet politique se pliait aux seuls impératifs économiques. Il faut donc bien comprendre que la culture, tombée sur le versant d'une immédiateté festive (de là, toutes les fêtes possibles : de la musique, du livre, etc.), abandonnait les rives d'une interrogation sur soi, d'un travail parfois ingrat et nécessairement solitaire (1).

    Martine Aubry peut croire à la culture et au sport, associer les deux, parce qu'ils relèvent désormais tous les deux d'un protocole d'agrégation muette ou hystérique, où le principe de la manifestation joue le rôle premier. Et nous pouvons observer cette étrange évolution d'un société dans laquelle justement la manifestation comme modalité de contestation a lentement régressé, s'est progressivement désintégrée au profit de cette nouvelle forme de manifestation grâce à laquelle le pouvoir neutralise les angoisses individuelles et collectives. L'association de Martine Aubry n'est donc pas une erreur, un lapsus : elle signe le trajet radical d'une société qui en a fini avec ses aspirations intellectuelles et un projet (mais peut-être n'a-t-il jamais existé ? Peut-être n'a-t-il été qu'un effet d'annonce ?) où le devenir de chacun commençait d'abord par l'appropriation du passé. D'un vrai passé : non pas muséifié par une journée du Patrimoine ou des expositions monstrueuses où se presse la foule qui veut voir, comme dans un stade. Mais il doit bien y avoir un musée du football quelque part en France, non ? (2)


    (1)Mais qui demeure le meilleur moyen d'aller vers l'Autre. Il ne peut y avoir compréhension de l'Altérité sans construction raisonnée de soi.

    (2)Je n'ai pas cherché. Pas envie. Mais, à Barcelone, le musée du Barça est l'un des plus visités, certains disent même qu'il est l'endroit le plus visité de Catalogue. La culture et le sport...