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art moderne

  • Grandeur vélocipédique

     

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    Ce n'est pas la nouvelle du mois, bien sûr. Ce n'est même pas une nouvelle, dans le sens où il y aurait, à l'apprendre, un effet de surprise. L'annonce est un grain supplémentaire dans l'implacable subversion des valeurs, qui interdit les hiérarchies, magnifie une pseudo-culture populaire et relègue au rang des ennuyeux et des empoussiérés le monde des arts, des sciences et du politique (comme quoi, le politique contemporain, parce qu'il n'a plus que le nom de politique, peut achever ce qu'il est censé représenter).

    En la ville de Chantonnay, il y aura bientôt un boulevard Thomas-Voeckler. Pas une impasse ou une petite rue. Un boulevard. Qui est-il, diront certains ? Une sommité locale, un responsable régional, un enfant du pays (comme on disait parce que maintenant cela a des accents paysans et clairement ringards) ? Nullement. Il est coureur cycliste. Un coureur du passé, mort ? Un compagnon de l'époque mythique qui aura fait s'extasier Jarry ou Blondin (surtout Blondin) ? Nullement. Il a trente-quatre ans. Il va revêtir pour la prochaine saison chaussures, gants, cuissards et maillots. Il est parmi nous, et comme en eut le droit, jadis, Victor Hugo, et il fut le premier d'entre tous, il entrera dans la toponymie des lieux de son vivant. Je ne sais pas ce que pense l'intéressé d'être ainsi canonisé par l'institution. Sans doute répondra-t-il qu'il est ému, honoré, et fier : tel est le vocabulaire en vigueur. Le cœur et la gravité devant ce qui n'est pas commun. Et nous, qu'en penser ?

    L'affaire, face à l'effroi du monde, etc., etc., etc., ne demande pas de commentaires. C'est ainsi, d'ailleurs, que fonctionne pour le mieux le désordre, quand ils nous astreignent, le monde et le désordre, à ne pas faire de commentaires. À nous taire. Le temps contemporain fabrique de la futilité, en fait son actualité, à une vitesse vertigineuse, détricotant le passé, mais nous interdit de prendre cette entreprise sur son versant idéologique, si bien qu'il ne nous reste plus qu'à acquiescer. Car au fur et à mesure que s'accumulent les anecdotes onomastiques, les attributions fantaisistes à des minores de nos rues et de nos bâtiments institutionnels, on finit par se dire qu'il s'agit bien d'une entreprise de neutralisation des valeurs (1).  Tout est dans tout et rien ne mérite qu'on le distingue. D'ailleurs, il s'agit de faire peuple, d'être décoincé et ouvert. Très important, cela : décoincé et ouvert. On dirait même open...

    Le sport ayant acquis un tel statut dans le monde contemporain, il est donc légitime qu'on lui donne une part belle dans les artères de nos villes et de nos villages. Et comme le sport n'a pas eu le temps de s'inscrire vraiment dans le temps, qu'il est même une négation du temps, consommant ses héros à vitesse grand V, il ne reste plus qu'à prendre le train en marche et à les sanctifier de leur vivant. Ainsi Thomas Voeckler...

    Sur ce point, le moment choisi n'est peut-être pas anodin. En cet automne où la statue du Commandeur Armstrong a été dévissée en quelques semaines, cet hommage sent bon sa revanche cocardière. Le bon petit Français contre le méchant Américain, le pot de terre contre le pot de fer, l'honneur outragé contre la félonie outrecuidante (mais à la fin battue). C'est tellement bon d'avoir de ces petites victoires qui ramènent à l'auto-glorification. On imagine que le sportif français est le chevalier blanc de l'effort à l'eau de source, du combat à mains nues, de la souffrance pure, pure, pure. Si donc il s'agit de s'enorgueillir d'un combat qui, contre un libéralisme sportif prônant le résultat coûte que coûte, se réclame du seul mollet vaillant et de la volonté inoxydable, je trouve alors que Chantonnay, c'est un peu petit. Je ne doute pas que l'ami Delanoë (2), qui aime être hype en diable, ne sera pas en reste. Pour lui éviter de passer trop de temps sur une carte, je lui suggère ainsi de débaptiser l'avenue des Champs-Élysées pour qu'elle devienne avenue Jacques-Anquetil, que la rue de Rivoli soit désormais la rue Bernard-Hinault et que la place Clichy, si chère à Céline (tant pis pour lui), soit actualisée en place Raymond-Poulidor. C'est, je le concède, une mythologie de peu, mais il faut bien faire avec ce qu'on a (3).

    La roue tourne et suivant les chemins d'une rêverie mi-sérieuse mi-désabusée, de se souvenir d'un des actes fondateurs d'une destitution de l'art, il y aura un siècle, l'an prochain : Marcel Duchamp avec ceci :

     

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    (1)À commencer par tous ces collèges ou lycées Jacques-Brel, Barbara-Hendricks, Georges-Brassens, René-Goscinny...

    (2)Je précise que j'ai choisi Delanoë parce qu'il dirige la mairie de Paris, que Paris est la capitale de la France, que Paris est la plus grande ville de France. Mon ironie n'a rien à voir avec son orientation sexuelle. Je préfère l'écrire parce qu'en ces temps de délire autour de l'homosexualité, certains, peut-être, y verraient là l'expression latente d'une certaine homophobie.

    (3)Car, un jour, il adviendra que nous aurons des rues Bernard-Henry-Lévy, des places Michel-Drucker et des Impasses Bernard-Pivot...

  • Jackson Pollock, de bruit et de fureur...

    Jackson Pollock, Number 1, 1950

    Ce que Rothko vous donne, d'ouverture, angoissée peut-être, parce que ses tableaux ont à voir avec la question de la porte, du possible mystère des grandes étendues, chez lui peintes, mais qui sait, ailleurs, promesses d'air libre, Pollock, lui, vous en prive. Ce n'est pas la prison, le labyrinthe, quoique cela y ressemble. La peinture, le dripping, a bien une parentèle avec le désir d'interdire le cheminement. Nous ne sommes pas au pied du mur, lequel pourrait toujours se franchir (et nous affranchir de notre incertitude à vaincre les obstacles : le mur sert aussi à cela, à ce qu'on en vienne à bout...) ; nous ne sommes pas exactement dans le buisson ardent d'où sortirait une certaine vérité, mais au grillage, au barbelé. Au barbelé, comme on dit : au front, dans l'épineuse proximité du désordre qui vous empêche et d'avancer, c'est clair (!), et de reculer.

    Parce qu'il y a bien plus qu'un fouillis agressif qui se dresse devant l'œil du spectateur, ne lui laissant pas la possibilité de trouver le bout par où commencer, ni la sortie, ni la fin. La terreur de Pollock vient d'un surgissement, du geste magistral qu'il accomplissait lorsqu'au-dessus de sa toile il faisait tomber les arabesques de peinture et les fils de ce qui existaient d'abord dans l'espace, dans le sien, dans le réel ( et nous avons quelques photos qui le montrent à l'œuvre). Malgré la planéité de la surface (et sur ce point, Greenberg avait raison), Pollock se débat à redonner de la dimension à la peinture et il le fait à rebours de tout ce que nous avait donner à voir cet art depuis le règne de la perspective. C'est un peu le retournement de Brunelleschi, cette histoire. Alors que nous tombons sous le charme du point de fuite, que nous nous ouvrons vers l'infini, dans un mélange d'appréhension et d'enthousiasme, le peintre américain sature son œuvre de directions chevauchantes, contradictoires, incertaines. Ce sont là ses barbelés. Des barbelés si denses, si ancrés dans la profondeur indicible de leur origine  qu'ils forment un mouvement à peine sensible vers nous. Regarder une toile filante de Pollock, c'est sentir un élémentaire arachnéen en progression vers notre œil immobile.

    On pourrait penser à une mer s'il n'y avait ces interstices infimes de la toile que la peinture n'a pas saturée. Celle-ci a laissé vivre le support. Ou, plutôt, le laisse encore apparaître, comme le résidu digéré en grande partie, dans une opération corrosive (les fils de Pollock ont à voir avec les effets des sucs gastriques...), comme le reste d'une désagrégation du territoire. Et ce qui a été gagné n'est qu'un avant-goût de ce que le tableau projette, par la technique même de l'artiste. Nous sommes face à la toile qui poursuit sa marche, sa conquête de l'espace. Nous sommes face à elle et habité d'une remarquable envie de faire un pas en arrière, de trouver un peu d'air, parce que le monstre peint, sans tête, sans corps identifiable est semblable à la forêt en marche contre Macbeth. Nous la voyons, nous aussi, mais sidéré, nous restons coi et prêt à nous faire avaler, et détruire. 

    L'expérience de la peinture pollockienne est moins celle de la matière que celle de l'espace emprisonné dans l'illusion d'une liberté possible. Dans le monde de réseaux qui est désormais le nôtre, elle acquiert une autre dimension. Nous nous y voyons. L'artiste ne l'a pas pensée ainsi mais elle devient la métaphore troublante d'un univers sans équilibre et dévorant. Moins tragique que Rothko, peut-être, mais autrement plus visionnaire...

  • Fernhout, la perdition

    Stilleven («nature morte»), 1932

    Edgar Fernhout n'est pas un peintre très connu. Il a pourtant eu le droit à une rétrospective à Amsterdam au début des années 90. Il a baigné dans le monde artistique depuis l'enfance. Petit-fils de peintre, fils de la peintre Charley Toorop, amie de Mondrian.

    Les deux tableaux sont assez symboliques des deux manières grâce auxquelles il a construit les modalités de son art. Certes, ils sont peints à quarante ans de distance, mais le contraste est si fort qu'on ne penserait pas à les rattacher à la même source.

    Présenter le premier, d'un réalisme figuratif sans nuances, est au passage le meilleur moyen de tordre le cou à cette idée reçue comme quoi les artistes modernes ou contemporains seraient incapables de la moindre maîtrise technique. Le syndrome : Picasso, moi, j'en fais autant. Si l'on doit considérer l'évolution radicale de Fernhout comme peut la signifier la seconde œuvre, il est éclairant de savoir que ce dépouillement ne relève pas d'une pulsion brute, d'un barbouillage inconséquent. Loin s'en faut.

    Cette Nature morte a la rigidité de bien des toiles figuratives du Néerlandais. Le tranchant des lignes et l'étalage des plans, la bichromie, la nudité de l'espace mural, tout cela confère à l'ensemble une sévérité quasi carcérale. On se retrouve face à un angle. Angle mort, d'une certaine manière, comme un signe de relégation, auquel correspond aussi la pointe saillante du lit. Le drap défait suggère un corps absent, un être parti. Mais rien à voir avec ce qu'on imaginerait être une puissance charnelle débridée. Le spectateur ne pense pas à un lit d'amour. Les draps ont les plis empesés que l'on retrouve chez les anciens Flamands. Quoiqu'un peu plus clairs, ils sont dans la continuité du mur, presque la résultante d'une couche superficielle qui en serait tombée. L'ensemble a une froideur d'hôpital. Rien ne semble pouvoir aérer notre regard : nous butons sur le mur. Il règne dans cette œuvre un silence insondable. La matité chromatique absorbe le bruit. Couche en forme de linceul et horizon contre lequel on se cogne. Nul ne voudrait faire de ce lieu son antre, sinon, peut-être, un ascète de stricte obédience.

    Dans nombre de tableaux figuratifs, on retrouvera cette pesanteur muette, à l'arrière-plan mortifère. Le peintre y dépose une ambiance glacée et glaçante.

    Cet univers constitue la première partie de l'œuvre de Fernhout. Puis, à partir de 1957, celui-ci rompt avec le classicisme thématique pour s'orienter vers des toiles faites de taches qui, au fur et à mesure que son travail se développe, s'espaceront, comme si le fond gagnait du terrain, revenait à la surface pour suspendre ou détruire son geste. Il y avait l'œuvre faite, le réel visible, et une onde sismique est venue décomposer le réel, en faire un puzzle.

     

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    Winter, 1973

    Car ce n'est pas le temps de la peinture-matière. Fernhout ne s'engage pas vers un espace autre, dans la seule bi-dimensionnalité du support. Il y a une énergie volatile qui subsiste. Il intitule son tableau Winter (Hiver), non pas Composition X ou motifs bleus et noirs sur fond bleuté. Les mots sont encore là mais c'est la peinture qui est comme dans l'impossibilité de rassembler les morceaux. Le langage reste mais la peinture en soustrait le référent. Nous ne sommes pas dans l'abstraction proprement dite mais dans la dissémination du sens, dans un temps où ce qui est advenu signifie à la fois souvenir d'un monde perdu et impossible suturation de ses fractures. Nous essayons, autant que possible, de remplir le tableau du titre, en identifiant les tons à des couleurs froides mais ce n'est guère satisfaisant. Quelque chose manque.

    Cette transformation ne peut pas être traitée, je crois, comme une simple expérimentation formaliste. Elle n'est pas, parce que le temps n'est plus au grand saut vers la déconstruction ou le non-figuratif, comparable à celles de Picasso, Kandinsky ou Mondrian, confrontés qu'ils ont été aux limites d'une histoire picturale fondée sur la mimesis, en quête qu'ils ont été d'autres voies. Il y a, d'ailleurs, chez ces trois-là un feu qu'on aurait du mal à trouver chez Fernhout.

    Son appauvrissement technique et formel pourrait être un exemple de cette faille ouverte au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Chez lui, le retrait figuratif, jamais poussé jusqu'à son terme malgré tout, est un aveu. «Tout est si intérieur, si introverti qu'il m'est presque impossible de l'extérioriser, de le figurer» dit-il à G.J.P. Commelbeeck. C'est le signe d'une dissolution du pouvoir qu'il s'était donné par la peinture. Ce n'est pas qu'il n'ait plus rien à dire. Le problème est que l'appareillage ancien n'y suffit plus. Sur ce point, même si les modalités en sont fort différentes, on pense à la lente agonie des œuvres de Mark Rothko, jusqu'au noir.

    Fernhout, Rothko. Il faudrait essayer de comprendre, à travers ces trajectoires singulières, ce qui a amené notre époque vers l'irreprésentable, l'impossible parole. Les camps, la bombe, la mort de Dieu, la terreur de la conscience réduite à elle-même. D'autres éléments sans doute. Tout cela pour une déconfiture du langage, des langages.

    Winter est une belle œuvre, plus belle, je trouve, que la Nature morte. Mais elle marque une fin, avec ses motifs qui se répètent comme la mise en abyme de cette entreprise autour de tableaux qui techniquement se ressemblent. A la rassurante complexité linéaire et figurative d'avant répond le bégaiement des formes simples, l'aphasie presque. Et ce sont des bouts de papier sur lesquels rien ne serait écrit (ou qu'on ne saurait lire), et qui volent. C'est là aussi finir dans le silence, mais absolu. À trop la regarder on finit par s'y perdre, et en s'y perdant, on voudrait regagner le sol, un endroit, fût-ce la couche la plus dure, le drap le plus rêche, pour trouver du repos.