Mark Rothko, Sans titre, 1963
Tu crois que tu es en sécurité, que dans la salle, présent au monde, devant la toile, tu es libre, à même de t'échapper de l'effroi. Tu ne crois pas d'ailleurs que l'expressionnisme abstrait (pour reprend la nomenclature...) puisse t'atteindre. Mais il y a cette bande de peinture blanche, en hauteur, pour toi. Il eût mieux valu que l'artiste te concédât, paradoxe, une totalité sombre, la monochromie devant laquelle tu peux opposer ta volonté : ce serait une plaque, un bloc, une distance, matière et tension de l'espace qui te préservent du tourbillon où tu serais pulvérisé. Mais il y a cette bande vers laquelle monte, désespérement, ton regard ; ouverture blafarde, d'une étroitesse infâme, pour un dehors indistinct. C'est la lueur avortée du jour, ou un ciel laiteux, dans la conscription d'un soupirail. Tu es au fond d'un trou, au silence d'une cellule ; la parcimonie de l'horizon te rappelle que le monde existe sans toi. Tu regardes la toile et ce sont les règles communes qui sont inversées. Tu n'es plus là où tu croyais être ; elle n'est pas fixée au mur ; tu n'es pas libre d'aller voir ailleurs. Elle est une des parois contre lesquelles tu te cognes. Il y a cette bande blanche et tu étouffes. Le peintre ne réveille pas en toi la peur du noir, de l'obscurité polie de la nuit -terreur enfantine. C'est pire -adulte : il te sussure que tu es abandonné, puisque par cette ouverture passent une lumière uniforme, le souffle frais de l'illusion vivante, et tes cris incertains, qui ne trouveront, tu le sens, jamais d'échos. Cette blancheur absorbe tout, mate comme le bruit d'un corps chu, à son oubli.