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mark rothko

  • Miroirs (VII) : Mark Rothko, tragique

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    Mark Rothko renonça assez vite à l’art figuratif et en particulier à la représentation des personnes parce qu’il avait « l’impression d’abimer le visage ». Renoncement qu’on ne peut discuter (c’est-à-dire contester) du point de vue esthétique, voire sur le plan éthique. L’artiste est souverain. Mais si l’on considère l’histoire des idées et leur formalisation, on peut effectivement s’interroger sur ce glissement qui relègue au rang de quasi archaïsme la question de la figure humaine. Faut-il y voir comme Paul Virilio la matérialisation d’un art impitoyable qui a, entre autres, récusé l’histoire d’après 1945 (même si l’horreur n’est pas réductible à cette période) ? Il est en tout cas troublant que Rothko ne peignit qu’un auto-portrait, en 1936.

    En 1936, pendant que d’autres organisaient l’effacement systématique des juifs, le peintre abandonnait l’idée de se tenir à distance de lui-même. L’affaire, nous l’avons écrit d’emblée, semblait avoir une raison plus théorique. Néanmoins, cet abîme avait aussi à voir avec cette question d’identité qui allait faire de Markus Rothkowicz, à partir des années 40, Mark Rothko. Troncation du nom, mais dans une certaine limite, pour ne pas tomber dans l’identifiable immédiat : Roth, comme Philip Roth ou Joseph Roth, par exemple… Ne plus se peindre parce qu’il y a, peut-être, une difficulté à se peindre. Un problème de légitimité. Dès lors, on regarde cette unique expérience avec une certaine circonspection.

    La question de la ressemblance n’est pas vraiment au cœur du tableau. On le reconnaît assez facilement, si l’on se réfère aux photos de l’artiste. L’œuvre n’est pas en soi très remarquable. Les couleurs sont pauvres, l’angle de vue est assez classique (l’amour de Rothko pour Rembrandt), les proportions n’ont rien d’originales et nous sommes loin des « déformations » qu’ont depuis longtemps exploré les cubistes et leurs suivants. Alors quoi ?

    Les yeux. Encore que le terme soit inapproprié, puisque Rothko porte déjà les lunettes qu’on lui connaît. Mais ce n’est évidemment qu’un élément secondaire, parce qu’il s’agit plutôt du regard. Et le regard est d’abord une question dynamique. Si les yeux existent en soi, le regard, lui, n’a de sens que dans le rapport avec l’objet qu’il a en perspective. Le regard, c’est à la fois l’acte mais aussi un choix, une manière de. Il est l’essence même de la peinture et de sa théâtralisation (si l’on veut se rappeler que l’étymologie grecque du mot renvoie au verbe « regarder »). Il est le fondement de l’art de Rothko, comme de tout peintre. La peinture est un regard porté sur quelque chose et la manière de faire procède d’une manière de voir.

    Quid donc de cet œil dissimulé, de cette obscurité fondamentale dans la représentation de soi ? Il ne ferme pas les yeux, mais il accentue l’écran par quoi n’importe qui peut prétendre être une énigme. Faut-il croire qu’un homme aussi grave que Rothko puisse ainsi se mettre en scène ? Ce serait à peine croyable. Si l’on considère la position du corps, le trois-quarts face, il est de toute manière évident que le modèle ne nous regarde pas. Son œil fuit quelque part. Il n’essaie pas d’accrocher notre attention. Le vrai trouble tient au redoublement de cette noirceur que le spectateur peut décomposer : le noir de l’organe et le quasi noir des verres de lunettes. De quelle angoisse cette dissimulation marque-t-elle la vérité ? 

    Car c'est bien une angoisse latente que nous raconte cet autoportrait. La noirceur désignée du regard n'est pas une afféterie, mais la trace d'une (in)consciente torture de ce qui sera l'appui de l'artiste pour exister, pour s'exprimer. Et l'on descend un peu plus bas dans le tableau, pour observer les mains. Croisées, l'une sur l'autre, l'une tenant l'autre, la pressant, comme s'il y avait péril en la demeure. Les mains, ou l'autre medium de la peinture, ce qui traduit la vision, lui donne sa densité. Le passage du virtuel au réel. La crispation que l'on sent en elles est troublante. La liberté est comme absente de l'œuvre. L'artiste n'est pas au travail (il est habillé pour sortir, peut-être, avec sa cravate) mais il porte toute l'attention de sa représentation autour des deux conditions de son existence comme peintre. Ce n'est pas son visage qu'il abîme, ni même sa figuration sociale ou proprement existentielle. On y lit plutôt un étrange aveu de cette impossibilité à aller au-delà de ce qu'il serait censé représenter. Il se montre et on pense petit à petit à une posture de contrition, à la mise à peine transformée (la cravate est bien sûr trop claire, trop voyante) d'un homme en deuil. De qui ? De quoi ? Comme le tableau ne contient lui-même aucun élément narratif extérieur, il ne reste pour le spectateur qu'à se retourner vers le sujet en tant que tel : Rothko lui-même.

    Cette œuvre est à la fois très belle et très émouvante. Elle est si loin de ce qui fera le succès de l'artiste, de son goût pour les couleurs vives, avant que ne viennent les tons sombres et la touche finale de la chapelle de Houston. Certes, il est toujours facile de revisiter une toile à la lumière d'un destin tragique et d'en faire un acte prémonitoire. Une toile n'est pas un acte, sinon à être déclarée comme telle. Mais cette volonté, dans cet unique autoportrait, de se dépouiller du moindre orgueil de l'art est poignante. La simplicité y est une forme d'aveu et une manière de clore le débat autour de l'homme. Arrivé à ce point, on comprend mieux pourquoi il a voulu explorer l'énergie de la couleur, d'où il pouvait se soustraire.

     

     

     

  • Entre chiens et loups

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    Mark Rothko, Rust and blue, 1953

     

    "Je peins de très grands tableaux ; j'ai conscience que, historiquement, la fonction de peindre de grands tableaux est grandiloquente et pompeuse. La raison pour laquelle je les peins cependant -je pense que cela s'applique aussi à d'autres peintres que je connais-, c'est précisément parce que je veux être intime et humain. Peindre un petit tableau, c'est se placer soi-même hors de sa propre expérience, c'est considérer une expérience à travers un stéréopticon, ou au moyen d'un verre réducteur. Quelle que soit la manière dont on peint un plus grand tableau, on est dedans. Ce n'est pas quelque chose qu'on décide."(1)

     

    Être dedans. Rothko peut-il mieux définir l'inespéré horizon qu'il ouvre à l'œil quand il sépare, sur une aussi grande étendue, les couleurs tout en les rendant, indépendant de tout classement strictement chromatique, complémentaires. La taille n'est pas chez lui qu'une question de surface, c'est aussi une problématique de la profondeur, d'un au-delà construit sous couver d'une ligne (parfois plusieurs) de partage et le regard plonge dans un volume qui le balade sans cesse de l'un à l'autre des endroits peints. Et chaque endroit, pouvons-nous écrire en français, est l'envers indissociable de l'autre, comme dans les figures d'un jeu de cartes. Par les contrastes dont il se saisit, Rothko nous oriente dans la toile, en détruisant au passage la question du haut et du bas et celle de la primauté du centre. C'est un état d'âme qu'il restitue, dans une alternance parfois douce, parfois violente. Ici, le bleu : en force, comme un grand sourire engoncé dans la tension des deux autres tons. Un bleu-noir où règne une légèreté inexplicable, à la façon d'une fumée qui se dissiperait progressivement. Un rouge obscurci de noir qui ressemble aux lueurs d'un crépuscule d'incendie très lointain. Mais pour ce ton-là, Rothko a choisi un autre mot qu'une couleur. Rust : la rouille. Moins une donnée chromatique que l'introduction d'une durée. Moins un fait, étant-là du monde, qu'une histoire. De là procède cette étrange incertitude de la couleur, sa non-uniformité, parce que justement il n'est rien en nous qui s'imprime comme le ferait une peinture étalée sur un mur, si nous devions regarder ce tableau sous l'angle d'un exercice de pure coloration. La variation et l'incertitude de l'esprit, son humeur (dans tous les sens du terme : à la fois sentiment, liquidité de soi, voire trop plein qui mérite saignée ou lavement...) se matérialisent par des reflets, des prises et des retraits auréolés.

    Rothko peint, il a raison, un intérieur, le circuit interne de l'être qu'il est (de là les bords qui ferment le sujet). Il est dedans et en ce lieu exposé sur la toile cohabitent des extrêmes qui se souviennent l'un de l'autre. Ce n'est pas la bouillie d'un ton intermédiaire, unique, dans lequel on pourrait retrouver telle ou telle nuance. Avec lui l'affaire est plus tranchante : une opposition qui ne se fondra jamais, des contradictions qui ne s'annuleront jamais, parce que ce serait à ce titre le signe le plus clair de la mortalité de l'existence (laquelle est mortelle, certes, mais il faut bien, paradoxe de la vie, mettre cette seule vérité entre parenthèses, ou, sinon, couper court). Parfois l'exploration sent l'horreur ou la tension (chromatisme sombre) parfois l'éclat, la vitalité (chromatisme clair, comme ce qui suit).

     

    Orange and Yellow, 1956

    Il y a une grande latitude dans la peinture de Rothko, quelque chose qui, dans la diversité chromatique, marque le balancement des pulsions.  Son expressionnisme est à cet endroit, dans cette friction et, à chaque fois, l'immersion est totale. Alors la rouille, puisque rouille  ici il y a, est une expérience qui, plutôt que d'anéantir le regard (contemplant une mare de sang séché) dans un univers oxydé, le pousse aussi à courir vers cette bande bleue intense, sans concession, presque brutale. Tout se tient. Nous ne sommes jamais ce que nous croyons être, ou ce que nous voudrions être. Rothko peint à merveille ces alternatives de nous-mêmes que nous avons tant de mal à accepter. La rouille, toujours, ce souvenir de l'inconciliable cru inconciliable, un peu comme la formule définitoire de René Char : "Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir". Et de ces observations, le peintre a raison d'écrire : Ce n'est pas quelque chose qu'on décide.


    (1)déclaration au magazine Interiors, en mai 1951, pour l'enquête "Comment combiner l'architecture, la peinture et la sculpture".

  • Mark Rothko, au retranchement

     

    Mark Rothko, sans titre (White, Black, Greys on Maroon), 1963.

    Mark Rothko, Sans titre, 1963

     

    Tu crois que tu es en sécurité, que dans la salle, présent au monde, devant la toile, tu es libre, à même de t'échapper de l'effroi. Tu ne crois pas d'ailleurs que l'expressionnisme abstrait (pour reprend la nomenclature...) puisse t'atteindre. Mais il y a cette bande de peinture blanche, en hauteur, pour toi. Il eût mieux valu que l'artiste te concédât, paradoxe, une totalité sombre, la monochromie devant laquelle tu peux opposer ta volonté : ce serait une plaque, un bloc, une distance, matière et tension de l'espace qui te préservent du tourbillon où tu serais pulvérisé. Mais il y a cette bande vers laquelle monte, désespérement, ton regard ; ouverture blafarde, d'une étroitesse infâme, pour un dehors indistinct. C'est la lueur avortée du jour, ou un ciel laiteux, dans la conscription d'un soupirail. Tu es au fond d'un trou, au silence d'une cellule ; la parcimonie de l'horizon te rappelle que le monde existe sans toi. Tu regardes la toile et ce sont les règles communes qui sont inversées. Tu n'es plus là où tu croyais être ; elle n'est pas fixée au mur ; tu n'es pas libre d'aller voir ailleurs. Elle est une des parois contre lesquelles tu te cognes. Il y a cette bande blanche et tu étouffes. Le peintre ne réveille pas en toi la peur du noir, de l'obscurité polie de la nuit -terreur enfantine. C'est pire -adulte : il te sussure que tu es abandonné, puisque  par cette ouverture passent une lumière uniforme, le souffle frais de l'illusion vivante, et tes cris incertains, qui ne trouveront, tu le sens, jamais d'échos. Cette blancheur absorbe tout, mate comme le bruit d'un corps chu, à son oubli.