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jackson pollock

  • Jackson Pollock, de bruit et de fureur...

    Jackson Pollock, Number 1, 1950

    Ce que Rothko vous donne, d'ouverture, angoissée peut-être, parce que ses tableaux ont à voir avec la question de la porte, du possible mystère des grandes étendues, chez lui peintes, mais qui sait, ailleurs, promesses d'air libre, Pollock, lui, vous en prive. Ce n'est pas la prison, le labyrinthe, quoique cela y ressemble. La peinture, le dripping, a bien une parentèle avec le désir d'interdire le cheminement. Nous ne sommes pas au pied du mur, lequel pourrait toujours se franchir (et nous affranchir de notre incertitude à vaincre les obstacles : le mur sert aussi à cela, à ce qu'on en vienne à bout...) ; nous ne sommes pas exactement dans le buisson ardent d'où sortirait une certaine vérité, mais au grillage, au barbelé. Au barbelé, comme on dit : au front, dans l'épineuse proximité du désordre qui vous empêche et d'avancer, c'est clair (!), et de reculer.

    Parce qu'il y a bien plus qu'un fouillis agressif qui se dresse devant l'œil du spectateur, ne lui laissant pas la possibilité de trouver le bout par où commencer, ni la sortie, ni la fin. La terreur de Pollock vient d'un surgissement, du geste magistral qu'il accomplissait lorsqu'au-dessus de sa toile il faisait tomber les arabesques de peinture et les fils de ce qui existaient d'abord dans l'espace, dans le sien, dans le réel ( et nous avons quelques photos qui le montrent à l'œuvre). Malgré la planéité de la surface (et sur ce point, Greenberg avait raison), Pollock se débat à redonner de la dimension à la peinture et il le fait à rebours de tout ce que nous avait donner à voir cet art depuis le règne de la perspective. C'est un peu le retournement de Brunelleschi, cette histoire. Alors que nous tombons sous le charme du point de fuite, que nous nous ouvrons vers l'infini, dans un mélange d'appréhension et d'enthousiasme, le peintre américain sature son œuvre de directions chevauchantes, contradictoires, incertaines. Ce sont là ses barbelés. Des barbelés si denses, si ancrés dans la profondeur indicible de leur origine  qu'ils forment un mouvement à peine sensible vers nous. Regarder une toile filante de Pollock, c'est sentir un élémentaire arachnéen en progression vers notre œil immobile.

    On pourrait penser à une mer s'il n'y avait ces interstices infimes de la toile que la peinture n'a pas saturée. Celle-ci a laissé vivre le support. Ou, plutôt, le laisse encore apparaître, comme le résidu digéré en grande partie, dans une opération corrosive (les fils de Pollock ont à voir avec les effets des sucs gastriques...), comme le reste d'une désagrégation du territoire. Et ce qui a été gagné n'est qu'un avant-goût de ce que le tableau projette, par la technique même de l'artiste. Nous sommes face à la toile qui poursuit sa marche, sa conquête de l'espace. Nous sommes face à elle et habité d'une remarquable envie de faire un pas en arrière, de trouver un peu d'air, parce que le monstre peint, sans tête, sans corps identifiable est semblable à la forêt en marche contre Macbeth. Nous la voyons, nous aussi, mais sidéré, nous restons coi et prêt à nous faire avaler, et détruire. 

    L'expérience de la peinture pollockienne est moins celle de la matière que celle de l'espace emprisonné dans l'illusion d'une liberté possible. Dans le monde de réseaux qui est désormais le nôtre, elle acquiert une autre dimension. Nous nous y voyons. L'artiste ne l'a pas pensée ainsi mais elle devient la métaphore troublante d'un univers sans équilibre et dévorant. Moins tragique que Rothko, peut-être, mais autrement plus visionnaire...

  • Helena Viera da Silva, un monde en coulisses

     

    Les Grandes Constructions, (1956)

     

    Il y a chez Helena Viera da Silva un abandon paradoxal du trait, une perdition du chemin et une linéarité offerte à la fois prégnante et décomposée. C'est le lieu et sa négation, l'arpentage d'un monde sans homme, comme l'esquisse d'un plan futuriste (sans les grosses ficelles des bandes dessinées de science-fiction) : nous avons l'impression d'être ailleurs, dans ce qui n'est pas encore. Et pourtant, nous passons à l'épreuve d'un univers décarcassé, réduit à sa seule épaisseur structurelle, appartenant au passé. Les plans viennent se percuter, se croiser. Certes, le fond existe, la hauteur, la profondeur, la largeur aussi. Mais ces valeurs semblent se combattre instamment. Nous marcherions chez Viera da Silva comme sur un bateau ivre, sur des ponts successifs de dalles improbables, et chaque cellule (carrés, rectangles, figures moins définies) est le tremblement promis de nos pas. La couleur est taillée en pièces, en voiles déchirées d'un voyage qui aura la force des plus beaux cauchemars. Et lorsqu'il est possible d'enchaîner (non pas sur le mode de la rapidité des visites au musée, mais en favorisant le lien) plusieurs œuvres de l'artiste ainsi composées (1), l'esprit s'éclaire de la fascination douce des labyrinthes.(2)


    (1)Pour cela, le musée que lui a dédié Lisbonne (avec les œuvres de son mari Arpad Szenes) est merveilleux

    (2)Voilà pourquoi le parti pris linéaire de Viera da Silva est moins angoissant que le dripping courbe et filandreux de Jackson Pollock. Dans un cas, on touche les parois d'un local ; dans l'autre, c'est l'infini du fil d'Ariane sans jamais savoir se placer dans l'espace.