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shakespeare

  • Jackson Pollock, de bruit et de fureur...

    Jackson Pollock, Number 1, 1950

    Ce que Rothko vous donne, d'ouverture, angoissée peut-être, parce que ses tableaux ont à voir avec la question de la porte, du possible mystère des grandes étendues, chez lui peintes, mais qui sait, ailleurs, promesses d'air libre, Pollock, lui, vous en prive. Ce n'est pas la prison, le labyrinthe, quoique cela y ressemble. La peinture, le dripping, a bien une parentèle avec le désir d'interdire le cheminement. Nous ne sommes pas au pied du mur, lequel pourrait toujours se franchir (et nous affranchir de notre incertitude à vaincre les obstacles : le mur sert aussi à cela, à ce qu'on en vienne à bout...) ; nous ne sommes pas exactement dans le buisson ardent d'où sortirait une certaine vérité, mais au grillage, au barbelé. Au barbelé, comme on dit : au front, dans l'épineuse proximité du désordre qui vous empêche et d'avancer, c'est clair (!), et de reculer.

    Parce qu'il y a bien plus qu'un fouillis agressif qui se dresse devant l'œil du spectateur, ne lui laissant pas la possibilité de trouver le bout par où commencer, ni la sortie, ni la fin. La terreur de Pollock vient d'un surgissement, du geste magistral qu'il accomplissait lorsqu'au-dessus de sa toile il faisait tomber les arabesques de peinture et les fils de ce qui existaient d'abord dans l'espace, dans le sien, dans le réel ( et nous avons quelques photos qui le montrent à l'œuvre). Malgré la planéité de la surface (et sur ce point, Greenberg avait raison), Pollock se débat à redonner de la dimension à la peinture et il le fait à rebours de tout ce que nous avait donner à voir cet art depuis le règne de la perspective. C'est un peu le retournement de Brunelleschi, cette histoire. Alors que nous tombons sous le charme du point de fuite, que nous nous ouvrons vers l'infini, dans un mélange d'appréhension et d'enthousiasme, le peintre américain sature son œuvre de directions chevauchantes, contradictoires, incertaines. Ce sont là ses barbelés. Des barbelés si denses, si ancrés dans la profondeur indicible de leur origine  qu'ils forment un mouvement à peine sensible vers nous. Regarder une toile filante de Pollock, c'est sentir un élémentaire arachnéen en progression vers notre œil immobile.

    On pourrait penser à une mer s'il n'y avait ces interstices infimes de la toile que la peinture n'a pas saturée. Celle-ci a laissé vivre le support. Ou, plutôt, le laisse encore apparaître, comme le résidu digéré en grande partie, dans une opération corrosive (les fils de Pollock ont à voir avec les effets des sucs gastriques...), comme le reste d'une désagrégation du territoire. Et ce qui a été gagné n'est qu'un avant-goût de ce que le tableau projette, par la technique même de l'artiste. Nous sommes face à la toile qui poursuit sa marche, sa conquête de l'espace. Nous sommes face à elle et habité d'une remarquable envie de faire un pas en arrière, de trouver un peu d'air, parce que le monstre peint, sans tête, sans corps identifiable est semblable à la forêt en marche contre Macbeth. Nous la voyons, nous aussi, mais sidéré, nous restons coi et prêt à nous faire avaler, et détruire. 

    L'expérience de la peinture pollockienne est moins celle de la matière que celle de l'espace emprisonné dans l'illusion d'une liberté possible. Dans le monde de réseaux qui est désormais le nôtre, elle acquiert une autre dimension. Nous nous y voyons. L'artiste ne l'a pas pensée ainsi mais elle devient la métaphore troublante d'un univers sans équilibre et dévorant. Moins tragique que Rothko, peut-être, mais autrement plus visionnaire...

  • Kafka. Pour une littérature majeure.

    Dans une lettre à Oskar Pollack en date du 27 janvier 1904, Franz Kafka écrit qu'«un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous». Formule brutale, saisissante, qui retourne le poncif de la lecture comme ennui, du livre comme monde lointain devant la vivacité du réel. Sans aller jusqu'à la logique proustienne supposant que la littérature seule soit la vraie vie, la métaphore de Kafka (1) donne à l'œuvre lue une puissance capable de rompre nos certitudes et d'initier dans notre existence un mouvement par lequel nous nous éprouvons. Si nous sommes un tant soit peu «mer gelée», ou qu'une part de nous-même est à l'état de banquise, c'est que la mort (non pas physique mais intellectuelle, et pourquoi ne pas dire éthique) nous guette et qu'à chaque instant il se pourrait que nous ayons à jouer notre équilibre dans la mise en demeure agissante de cette altérité qu'est le livre. C'est pourquoi l'écrivain est cet être inutile, incertain, improductif que toutes les dictatures, visibles ou sournoises, s'empressent de faire taire.

    Mais Kafka, en précisant qu'un livre doit être hache, induit que cet effet n'est pas systématique, et qu'il en est de la littérature comme du reste : l'étiquette ne fait pas l'objet, l'appellation commune ne gage pas que nous y trouverons la profondeur (ou la hauteur) nécessaire, que le coup portera. En ce sens lire est bien différent de penser. Penser, c'est la grande leçon de Descartes, dans son point le plus haut, est d'un emploi absolu : je pense, absolu par lequel je me construis par un mouvement dialectique qui opère, en même temps, la mise à distance de cette facilité où je cède devant l'objet : je pense quelque chose, cet avatar de la doxa démocratique dans quoi se mire la bêtise du tout-venant. Ce je pense quelque chose se veut l'habillage contemporain du tout se vaut, du toutes les idées se valent, du tous les goûts sont dans la nature (comme si penser était naturel...).

    Lire, lui, doit suivre le chemin inverse. Il lui faut un objet, une matière, et c'est cet objet qui lui donne toute sa nécessité. Lire une œuvre, lire Dostoïevski, Proust, Montaigne, Shakespeare. Or, à notre époque, le compte n'y est pas. Je lis : voilà désormais l'hypocrite formule qui permet de tout rentabiliser au rayon des escroqueries. Ce Je lis, il lit, elle lit qui nous vaut aujourd'hui la «littérature» de jeunesse (avec la complicité de professeurs de collèges incultes), le best-seller mal écrit au rang de monument, le livre de plage (les mains barbouillées d'ambre solaire : autant que ce soit de la merde. Joyce au Bergasol ! L'image est obscène.), Marc Lévy, Amélie Nothomb, etc. Rien qui puisse évoquer la hache. Rien qui ne laisse présager, non plus, une humanité qui veuille chercher en elle à désincarcérer la structure vivante de l'arctique quotidien. Peut-être parce que, justement, en lisant Diderot, je peux penser, et qu'un tel exercice (où le livre, le vrai, celui d'un autre qui m'atteint, rejoint mon moi et lui montre qu'il peut penser, certes, mais pas seul) ne peut convenir à un époque qui a choisi d'hypertrophier la logorrhée.

    Et Kafka, dans tout cela ? Kafka, comme ses illustres compagnons que nous avons vite évoqués, nous y retournons. Nous sommes masochiste(s). Nous aimons la hache, bien aiguisée.


    (1)Évitons l'adjectif «kafkaïen(ne)» qui, à force d'être utilisé à tort et à travers, a fini, comme l'ubuesque, par devenir problématique.