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kafka

  • Unilingue

    Dans un beau billet qui discutait d'une citation fausse (ou plutôt détournée) attribuée à Franz Kafka, Pascal Adam mentionne la phrase suivante, en date du 12 juin 1923, dernier jour du Journal de l'écrivain tchèque : « Nous creusons la fosse de Babel. »

     

    Sur cette phrase du dernier jour diariste : comment la comprendre ? S'agit-il d'imaginer une cacophonie de jour en jour plus grande, ou, par un audacieux paradoxe, comprendre que l'éparpillement linguistique de Babel va vers sa fin ?

    En fait, faut-il que nous nous comprenions ? Y a-t-il un mal à la multiplicité des langues, c'est-à-dire des regards, des histoires, des rêves, des interrogations, des enthousiasmes et des pleurs, des renoncements et des formes ? Dans un monde qui veut de l'unité formelle et des comportements de cibles marketing, cette parole aux couleurs infinies dérange. On lui préférerait en hauts lieux le sabir appauvri, routinier et "efficace". C'est bien la seule diversité qu'on ne veut plus préserver (quand on nous assomme de ce mot pour tout le reste) parce qu'elle n'est pas commercialement mondiale, indéclinable sur l'échelle des valeurs marchandes.

  • Kafka. Pour une littérature majeure.

    Dans une lettre à Oskar Pollack en date du 27 janvier 1904, Franz Kafka écrit qu'«un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous». Formule brutale, saisissante, qui retourne le poncif de la lecture comme ennui, du livre comme monde lointain devant la vivacité du réel. Sans aller jusqu'à la logique proustienne supposant que la littérature seule soit la vraie vie, la métaphore de Kafka (1) donne à l'œuvre lue une puissance capable de rompre nos certitudes et d'initier dans notre existence un mouvement par lequel nous nous éprouvons. Si nous sommes un tant soit peu «mer gelée», ou qu'une part de nous-même est à l'état de banquise, c'est que la mort (non pas physique mais intellectuelle, et pourquoi ne pas dire éthique) nous guette et qu'à chaque instant il se pourrait que nous ayons à jouer notre équilibre dans la mise en demeure agissante de cette altérité qu'est le livre. C'est pourquoi l'écrivain est cet être inutile, incertain, improductif que toutes les dictatures, visibles ou sournoises, s'empressent de faire taire.

    Mais Kafka, en précisant qu'un livre doit être hache, induit que cet effet n'est pas systématique, et qu'il en est de la littérature comme du reste : l'étiquette ne fait pas l'objet, l'appellation commune ne gage pas que nous y trouverons la profondeur (ou la hauteur) nécessaire, que le coup portera. En ce sens lire est bien différent de penser. Penser, c'est la grande leçon de Descartes, dans son point le plus haut, est d'un emploi absolu : je pense, absolu par lequel je me construis par un mouvement dialectique qui opère, en même temps, la mise à distance de cette facilité où je cède devant l'objet : je pense quelque chose, cet avatar de la doxa démocratique dans quoi se mire la bêtise du tout-venant. Ce je pense quelque chose se veut l'habillage contemporain du tout se vaut, du toutes les idées se valent, du tous les goûts sont dans la nature (comme si penser était naturel...).

    Lire, lui, doit suivre le chemin inverse. Il lui faut un objet, une matière, et c'est cet objet qui lui donne toute sa nécessité. Lire une œuvre, lire Dostoïevski, Proust, Montaigne, Shakespeare. Or, à notre époque, le compte n'y est pas. Je lis : voilà désormais l'hypocrite formule qui permet de tout rentabiliser au rayon des escroqueries. Ce Je lis, il lit, elle lit qui nous vaut aujourd'hui la «littérature» de jeunesse (avec la complicité de professeurs de collèges incultes), le best-seller mal écrit au rang de monument, le livre de plage (les mains barbouillées d'ambre solaire : autant que ce soit de la merde. Joyce au Bergasol ! L'image est obscène.), Marc Lévy, Amélie Nothomb, etc. Rien qui puisse évoquer la hache. Rien qui ne laisse présager, non plus, une humanité qui veuille chercher en elle à désincarcérer la structure vivante de l'arctique quotidien. Peut-être parce que, justement, en lisant Diderot, je peux penser, et qu'un tel exercice (où le livre, le vrai, celui d'un autre qui m'atteint, rejoint mon moi et lui montre qu'il peut penser, certes, mais pas seul) ne peut convenir à un époque qui a choisi d'hypertrophier la logorrhée.

    Et Kafka, dans tout cela ? Kafka, comme ses illustres compagnons que nous avons vite évoqués, nous y retournons. Nous sommes masochiste(s). Nous aimons la hache, bien aiguisée.


    (1)Évitons l'adjectif «kafkaïen(ne)» qui, à force d'être utilisé à tort et à travers, a fini, comme l'ubuesque, par devenir problématique.