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cyclisme

  • Le goût secret de la féodalité

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    Le Tour de France s'est achevé. Il fut ennuyeux et les commentateurs se sont désolés mais, comme le remarque François Bégaudeau, dans Le Monde du 21 juillet, on peut s'étonner du succès médiatique d'une « manifestation aussi suivie qu'indigente ». Il s'en va chercher la solution dans la seule temporalité de l'événement : « la clé, c'est l'été. C'est les congés payés. C'est la disponibilité estivale. » Et d'ajouter que le spectacle télévisuel devient un quasi parent de notre quotidien : « Ce compagnon, cet animal domestique, ce poisson rouge, entre dans la pièce par la petite lucarne qu'il suffit d'allumer. Le voici parmi nous, c'est le Tour de France ». Sans doute y a-t-il de cela mais l'affaire me semble un peu courte en analyse.

    En fait, il faut bien comprendre que la médiatisation de l'événement en a changé la nature. Ce qui, pendant longtemps, fut une réalité radiophonique, puis télévisuelle (mais à petites doses, on ne diffusait guère que les trente derniers kilomètres dans mon enfance), est devenu une machinerie qui couvre une bonne partie de l'après-midi, voire plus. Il est donc possible de suivre l'histoire dans sa quasi totalité. Le caractère narratif s'en est donc considérablement accru. Le téléspectateur n'arrive plus sur la course comme un invité de dernière minute. Il remonte loin dans le déroulement de l'épisode et parfois, même, pour les grandes étapes de montagne, il voit les premiers coups de pédales. L'intégralité est pour lui, et la multiplication des caméras, hélicoptères et motos, lui donne le sentiment qu'il ne rate rien. Il s'est donc produit pour le Tour ce que fut le bouleversement imposé par Canal+ en matière de retransmission footballistique. Le confort suffit-il néanmoins à expliquer l'engouement ? Il y a les à-côté pseudo culturels et le caractère « paysage naturel », cette étrange beauté de la France vue du ciel, ce caractère Yann-Arthus Bertrand du récit, qui nous réconcilient avec le territoire d'une façon qui rappelle que le Tour de France, créé en 1903, est indissociable d'un arrière-plan politique qui exaltait, dans le cadre français d'une reconquête des territoires perdus en 1870, l'envie de définir, de souligner les frontières. C'est d'ailleurs pour cette raison que nombre de fervents de la Grande Boucle s'insurgent contre les départs de l'étranger et les étapes en Angleterre, en Belgique, en Italie ou ailleurs...

    Mais il était question de l'ennui. Épreuve devenue terriblement mécanique (si j'ose dire) depuis plus de vingt ans, à l'aube du règne de Miguel Indurain, le Tour de France s'est plié comme jamais à des impératifs économiques qui, sous couvert de stratégies déterminant les moments forts du parcours, les conduites à adopter, ont en quelque sorte réduit chaque étape à deux portions, évidemment congrues : la première heure de course et les trente derniers kilomètres. Entre, plus rien. Et c'est au moment où l'on file les heures télévisuelles à l'infini qu'il n'y a plus rien à voir, plus rien à vivre. L'important n'est donc pas l'imprévisible de la course mais le verrouillage du scénario. Et sur ce point, la frilosité des directeurs sportifs, leur stupidité dans leurs analyses, la servilité des coureurs expliquent en grande partie le désastre.

    Il faut dire que jadis les courses elles-mêmes constitutaient le plat essentiel du menu d'un cycliste. Il s'entraînait en participant aux épreuves qu'il était susceptible de gagner. Cela explique pour beaucoup le palmarès hallucinant de Merckx, lequel palmarès ne sera jamais plus égalé, ni même approché. De nos jours, les cyclistes ne courent plus, ils s'entraînent. Ils ne s'alignent plus au départ d'une classique, ils font des stages (en altitude, au bord de mer). Les mauvaises langues diront que c'est le seul moyen tenable pour appliquer les protocoles de dopage très élaborés (on est loin de l'antique pot belge quand on touche à l'EPO et aux auto-transfusions). Ils font ainsi des apparitions épisodiques pour lesquelles il ne faut absolument pas qu'ils se ratent. Indurain et Armstrong ont montré qu'on pouvait ne jamais se rater et ne faire qu'une épreuve par an, la plus célèbre, la plus porteuse, en termes médiatiques. C'est bien tout cela, mais l'ennui est au bout de la route.

    Alors pourquoi regarder encore ? Il y a sans aucun doute le caractère héroïque de certains exploits, le dépassement fou de soi devant la difficulté. Plus qu'aucun autre sport, le cyclisme exalte l'au-delà, le risque et la solitude. Et à cela, nul n'échappe un jour ou l'autre. Ocana chutant dans le col de Menté en 1971 ; Merckx dépassé par Thévenet en 1975, dans la montée de Pra-Loup ; Hinault à la ramasse derrière Fignon en 1984 ; Indurain défaillant en 1996, les images demeurent. Pour célébrer ces moments d'audace et de désarroi, de grandeur fracassée, il faut relire Blondin, plus que tout. Dans un autre registre, et même Barthes en parlait dans ses Mythologies, la morale ambiguë de ce sport, entre le désir personnel et le poids de l'équipe à laquelle on se soumet, n'est pas sans intérêt. « C'est une morale qui ne sait ou ne veut pas choisir entre la louange du dévouement et les nécessités de l'empirisme », écrit-il. C'est en effet une étrange construction que l'on trouve dans ce sport, dont on rappelle sans cesse qu'il est un sport d'équipe, mais une équipe au service d'un seul (lequel peut changer selon que l'on soit dans une course à étapes ou une classique).

    Tel est le point que je voudrais alors aborder. Cet ennui qu'a imposé la transformation économico-technologique du sport avait déjà sa source dans le caractère féodal de la hiérarchisation des coureurs : le leader, les équipiers. Et ceux-ci ont d'autres noms bien plus révélateurs, selon les cas : les poissons-pilotes, les gregarios, les porteurs d'eau, la garde rapprochée... Ils sont le menu peuple et rien ne peut se faire sans qu'un de ses membres ait un bon de sortie. Une anecdote en dira plus que tout long discours. En 1963, au championnat du monde, Benoni Beheyt gagne devant son leader Rik Van Looy. Il est mis au ban et arrête sa carrière, pourtant prometteuse, à 26 ans. La soumission de Froome à Wiggins, durant ce Tour 2012, alors même qu'il lui était supérieur, n'est donc pas une nouveauté. La révélation de cette puissance dans les deux accélérations que se sera permis le premier, à la Toussuire et à Peyragudes, parce qu'elle a été télévisée, ne fera qu'amoindrir le succès du second. C'était là que se tenait l'intérêt de l'épreuve, et je crois, l'attente non dite des téléspectateurs : le désir impalpable de voir la féodalité tomber, de voir, dans la même équipe, le lieutenant prendre la place du chef, qui tenait lieu de chef, sans l'être vraiment, comme un usurpateur. Les affrontements fraticides sont les plus beaux, ici comme ailleurs, ceux dont se délecte le public avec le plus d'avidité. Il n'est pas tant question de luttes entre leaders que de voir secoué le joug des ordres, et la félonie est un délice.

    La question de l'oreillette est une énième version d'un débat plus profond. Faut-il obéir ? Faut-il désobéir ?, et donc : comment désobéir ? Froome a obéi, a montré ostensiblement qu'il avait obéi, et dégoûté tout le monde : suiveurs, commentateurs, spectateurs, téléspectateurs. Il est en effet tout à fait curieux que le sport populaire par excellence, aussi bien par ses pratiquants que par l'origine des gens qui s'y intéressent, soit aussi celui qui, d'une manière radicale, reproduit le déséquilibre des rapports symboliques d'une société dévalorisant les petits, les obligeant à rappeler en toute occasion leur infériorité. Dans nul autre sport, le mot règne, pour définir la puissance d'un champion, n'est aussi approprié. On lui doit tout, on lui prépare tout, on lui sacrifie tout.

    Alors, le téléspectateur guette la catastrophe mais dans une relation ambiguë de fascination : que les meilleurs livrent bataille (et les ascensions sont faites pour cela), et pour ce faire, que les équipiers s'épuisent pour finir comme ils peuvent, dans l'anonymat d'une arrivée dans le brouillard, pendant que les meilleurs qu'ils ont protégé sont sous le feu des projecteurs ; mais aussi : que le second couteau brise ses chaînes et mettent au pas ceux qui ont moins été exposés. La question est de savoir lequel de ces deux désirs prime sur l'autre. L'amoureux du Tour de France espère-t-il le bouleversement ou l'ordre établi ? Dans le premier cas, il va vers la désolation tant le corsetage de la course, entre codes anciens et frilosité moderne, est promis à un bel avenir ; dans le second cas, il faudrait considérer le Tour de France comme une entreprise d'aliénation exemplaire. Mais, sur ce point, nous ne sommes plus dans du sport...

    Et si nous ne sommes plus dans le sport, c'est peut-être parce qu'au-delà de la théorie du reflet depuis longtemps soumise à la critique, il faut sentir dans l'attrait pour l'épopée estivale de la petite Reine comme la trace de ce qui fonde la puissance même du pouvoir établi : sa reconnaissance effective, quand on croit qu'il est fait pour être comme il est, et le fantasme d'une altérité contestataire se rencontrent mais dans un rapport inégalitaire, parce que la durée de l'épreuve, ces trois semaines où à chaque jour suffit sa peine, donne au fur et à mesure de son déroulement de moins en moins de place pour le fantasme. Mais le téléspectateur, dans le saisissement de chaque fait de course qu'on monte en épingle, se laisse prendre au piège, ou veut se laisser prendre au piège. Ce n'est pas de la facilité, plutôt une histoire qui ressemble à l'impossible du joueur de casino qui croit que la prochaine fois sera la bonne. Un rien de désillusion qu'on ne veut pas s'avouer.

    La place énorme prise aujourd'hui par le sport tient sans doute, parmi d'autres raisons, à ce goût troublant pour ce qui ramène le commun à sa commune condition et à l'acceptation à peine consciente de cette situation. Nous l'évoquons pour le cyclisme mais l'histoire est aussi vraie pour le football, dans un autre contexte : non plus le "chacun à sa place, malgré tout", du vélo, mais le "tout est possible, y compris pour les pauvres" du ballon rond. Espoir dérisoire dans une période qui se développe comme un processus de régression sans précédent depuis deux siècles...


    Photo : X


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  • Jarry, écrivain cycliste

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    En ce jour de repos dominical, où il nous faut concilier le devoir sacré et matinal de la messe et l'excitation d'une étape du Giro s'achevant au Monte Zoncolan (aux pourcentages affolants), Jarry s'impose. Il est la parfaite illustration d'un esprit littéraire divinement sportif. Il nous reste d'ailleurs de lui la célèbre photographie que nous reproduisons (où on voit qu'élégance et activité sportive ne sont nullement incompatibles : le chapeau melon, s'il vous plaît, nous change des casques contemporains, ridicules, il faut le dire). Outre qu'il écrivit romans, poèmes et pièces de théâtre, Jarry eut une activité de journaliste dont on a gardé souvenir dans le volumineux recueil intitulé La Chandelle verte. Le texte qui suit fut écrit pour Le Canard sauvage, n° 4, du 11-17 avril 1903, soit trois mois avant que Maurice Garin ne gagnât, à la moyenne de 25,679 km/h, le premier Tour de France.



    LA PASSION CONSIDÉRÉE COMME UNE COURSE DE CÔTE


    Barabbas, engagé, déclara forfait.

    Le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les mains, à moins qu'il n'eût simplement craché dedans - donna le départ.

    Jésus démarra à toute allure.

    En ce temps-là, l'usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Mathieu, de flageller au départ les sprinters cyclistes, comme font nos cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc, Jésus, très en forme, démarra, mais l'accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d'épines cribla tout le pourtour de sa roue avant.

    On voit, de nos jours, la ressemblance exacte de cette véritable couronne d'épines aux devantures de fabricants de cycles, comme réclame à des pneus increvables. Celui de Jésus, un single-tube de piste ordinaire, ne l'était pas.

    Les deux larrons, qui s'entendaient comme en foire, prirent de l'avance.

    Il est faux qu'il y ait eu des clous. Les trois figurés dans des images sont le démonte-pneu dit une minute.

    Mais il convient que nous relations préalablement les pelles. Et d'abord décrivons en quelques mots la machine.

    Le cadre est d'invention relativement récente. C'est en 1890 que l'on vit les premières bicyclettes à cadre. Auparavant, le corps de la machine se composait de deux tubes brasés perpendiculairement l'un sur l'autre. C'est ce qu'on appelait la bicyclette à corps droit ou à croix. Donc Jésus, après l'accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l'on veut sa croix.

    Des gravures du temps reproduisent cette scène, d'après des photographies. Mais il semble que le sport du cycle, à la suite de l'accident bien connu qui termina si fâcheusement la course de la Passion et que rend d'actualité, presque à son anniversaire, l'accident similaire du comte Zborowski à la côte de la Turbie, il semble que ce sport fut interdit un certain temps, par arrêté préfectoral. Ce qui explique que les journaux illustrés, reproduisant la scène célèbre, figurèrent des bicyclettes plutôt fantaisistes. Ils confondirent la croix du corps de la machine avec cette autre croix, le guidon droit. Ils représentèrent Jésus les deux mains écartées sur son guidon, et notons à ce propos que Jésus cyclait couché sur le dos, ce qui avait pour but de diminuer la résistance de l'air.

    Notons aussi que le cadre ou la croix de la machine, comme certaines jantes actuelles, était en bois.

    D'aucuns ont insinué, à tort, que la machine de Jésus était une draisienne, instrument bien invraisemblable dans une course de côte, à la montée. D'après les vieux hagiographes cyclophiles sainte Brigitte, Grégoire de Tours et Irénée, la croix était munie d'un dispositif qu'ils appellent suppedaneum. Il n'est point nécessaire d'être grand clerc pour traduire : pédale.

    Juste Lipse, Justin, Bosius et Erycius Puteanus décrivent un autre accessoire que l'on retrouve encore, rapporte, en 1634, Cornelius Curtius, dans des croix du Japon : une saillie de la croix ou du cadre, en bois ou en cuir, sur quoi le cycliste se met à cheval : manifestement sa selle.

    Ces descriptions, d'ailleurs, ne sont pas plus infidèles que la définition que donnent aujourd'hui les Chinois de la bicyclette : "Petit mulet que l'on conduit par les oreilles et que l'on fait avancer en le bourrant de coups de pied."

    Nous abrégerons le récit de la course elle-même, racontée tout au long dans des ouvrages spéciaux, et exposée par la sculpture et la peinture dans des monuments ad hoc :

    Dans la côte assez dure du Golgotha, il y a quatorze virages. C'est au troisième que Jésus ramassa la première pelle. Sa mère, aux tribunes, s'alarma.

    Le bon entraîneur Simon de Cyrène, de qui la fonction eût été, sans l'accident des épines, de le tirer et lui couper le vent, porta sa machine.

    Jésus, quoique ne portant rien, transpira. Il n'est pas certain qu'une spectatrice lui essuya le visage, mais il est exact que la reporteresse Véronique, de son kodak, prit un instantané.

    La seconde pelle eut lieu au septième virage, sur du pavé gras. Jésus dérapa pour la troisième fois, sur un rail, au onzième.

    Les demi-mondaines d'Israël agitaient leurs mouchoirs au huitième.

    Le déplorable accident que l'on sait se place au douzième virage. Jésus était à ce moment dead-head avec les deux larrons. On sait aussi qu'il continua la course en aviateur... mais ceci sort de notre sujet.