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  • Froome et la Sky : un Tour de com'

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    La matière, entendons : l'objet, d'une manipulation est secondaire. Le plus intéressant reste le principe qui opère et la réussite systémique du "plan de com".

    Ainsi en a-t-il été ce week end dans la fameuse étape menant les coureurs du Tour à l'Alpe-d'Huez. Je n'ai trouvé nulle part l'embryon de l'analyse qui suit. il faut croire que la ficelle était tellement grosse qu'il n'était pas nécessaire de s'y apesantir. C'était pourtant édifiant.

    Le Tour 2015, malgré les exploits, les faits d'armes, les malheurs, les souffrances, a baigné dans un malaise constant autour des performances de son vainqueur, Chris Froome. Soupçon de dopage ou de manipulation technique, au choix. 

    Froome court l'équipe Sky. Sky est une chaîne tv. La com', elle connaît. Devant les attaques dont son coureur a fait l'objet, le staff a d'abord opté pour le mépris et la dénégation. C'était évidemment contre-productif en terme d'image. Premier échec. On est ensuite passé au sacro-saint jeu de la transparence. Un toubib a déboulé en salle de presse pour expliquer que tout était normal. Chiffres à l'appui : fréquences de pédalage, poids, rythme cardiaque et j'en passe. Cela n'a pas mieux fonctionné. Les chiffres, on leur fait dire ce qu'on veut, et quand on vient avec les siens, sans contradictions, c'est un peu facile. Les politiques le savent depuis longtemps. On détruit, une part de la logique de véridicité qui justifiait la démonstration. Comme quoi : plus c'est clair, plus c'est troublant. 

    Que fallait-il faire alors ?

    Réponse ce samedi, donc, dans l'ascension de l'Alpe-d'Huez. Quintana, le dauphin de Froome, attaque et l'Anglais ne répond pas. S'élabore aussitôt, par le biais de commentateurs idiots la possible déroute de l'invincible leader. Le mythe radical de la défaillance. Pendant une demi-heure, du storytelling live. De la broderie qui assure l'audimat, d'autant plus que le vainqueur de l'étape sera français. Que du bonheur ! L'exaltation franchouillarde (1) et la dramatisation à outrance sur une hypothétique chute du roi. On compte les secondes, on scrute le visage, on glose sur le coupe de pédale et les mètres perdus. Pas de doute : Froome est redevenu humain. Il a, dit-il, "souffert mille morts". Il en réchappe de justesse. Il n'est peut-être pas celui qu'on dénonce. 

    Bien joli tout cela, mais c'est du flan ! Sky a trouvé là le moyen de noyer le poisson. Froome gagne le Tour avec une petite marge et ses détracteurs en sont pour leurs frais. Il n'écrase personne. Il a même failli perdre. 

    Balivernes ! Il a laissé partir Quintana, a géré la différence, n'a subi aucune défaillance. La preuve ? Si l'on considère le temps de la montée sèche de l'Alpe-d'Huez, que découvre-t-on ? Que Quintana a été le plus rapide. Et ensuite ? Que le deuxième plus rapide s'appelle Froome (avec Valverde) et qu'il a, tout défaillant et au bord du précipice qu'il était, repris 45 secondes à un Pinot survolté qui franchit la ligne en vainqueur. Froome, le presque mort, met deux minutes à Contador et Nibali, entre autres. Appeler cela une défaillance et monter en épingles cette mise en scène relèvent de l'idiotie complète. On se reportera à ce que purent être les coups de moins bien d'un Merckx face à Ocana, en 1971 : huit minutes dans la vue. Idem pour Fignon dans un chrono sur le Ventoux, et le Hinault de 1984 prend près de quatre minutes dans les chaussettes sur ces mêmes pentes de l'Alpe. Pas de doute : Froome est un grand comédien et rien que pour cela, il n'a pas volé sa victoire...

    Dès lors, on comprend la stratégie millimétrée d'un faux suspens qui permet de faire taire, ou pour le moins d'amoindrir les critiques. La raison n'est pas le moteur de la com' mais l'émotion. On ne tire pas sur un homme qui peine et on oublie aussitôt l'étrangeté de sa performance. Au fond, c'est un peu comme en politique. Il suffit que Juppé ait appris à sourire pour que les Français l'apprécient et oublient et sa morgue, et sa médiocrité...

     

    (1)Que pas un couillon de gauche ne dénonce d'ailleurs. Le sport est le dernier lieu où le terrorisme anti-national met sur pause...

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Le goût secret de la féodalité

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    Le Tour de France s'est achevé. Il fut ennuyeux et les commentateurs se sont désolés mais, comme le remarque François Bégaudeau, dans Le Monde du 21 juillet, on peut s'étonner du succès médiatique d'une « manifestation aussi suivie qu'indigente ». Il s'en va chercher la solution dans la seule temporalité de l'événement : « la clé, c'est l'été. C'est les congés payés. C'est la disponibilité estivale. » Et d'ajouter que le spectacle télévisuel devient un quasi parent de notre quotidien : « Ce compagnon, cet animal domestique, ce poisson rouge, entre dans la pièce par la petite lucarne qu'il suffit d'allumer. Le voici parmi nous, c'est le Tour de France ». Sans doute y a-t-il de cela mais l'affaire me semble un peu courte en analyse.

    En fait, il faut bien comprendre que la médiatisation de l'événement en a changé la nature. Ce qui, pendant longtemps, fut une réalité radiophonique, puis télévisuelle (mais à petites doses, on ne diffusait guère que les trente derniers kilomètres dans mon enfance), est devenu une machinerie qui couvre une bonne partie de l'après-midi, voire plus. Il est donc possible de suivre l'histoire dans sa quasi totalité. Le caractère narratif s'en est donc considérablement accru. Le téléspectateur n'arrive plus sur la course comme un invité de dernière minute. Il remonte loin dans le déroulement de l'épisode et parfois, même, pour les grandes étapes de montagne, il voit les premiers coups de pédales. L'intégralité est pour lui, et la multiplication des caméras, hélicoptères et motos, lui donne le sentiment qu'il ne rate rien. Il s'est donc produit pour le Tour ce que fut le bouleversement imposé par Canal+ en matière de retransmission footballistique. Le confort suffit-il néanmoins à expliquer l'engouement ? Il y a les à-côté pseudo culturels et le caractère « paysage naturel », cette étrange beauté de la France vue du ciel, ce caractère Yann-Arthus Bertrand du récit, qui nous réconcilient avec le territoire d'une façon qui rappelle que le Tour de France, créé en 1903, est indissociable d'un arrière-plan politique qui exaltait, dans le cadre français d'une reconquête des territoires perdus en 1870, l'envie de définir, de souligner les frontières. C'est d'ailleurs pour cette raison que nombre de fervents de la Grande Boucle s'insurgent contre les départs de l'étranger et les étapes en Angleterre, en Belgique, en Italie ou ailleurs...

    Mais il était question de l'ennui. Épreuve devenue terriblement mécanique (si j'ose dire) depuis plus de vingt ans, à l'aube du règne de Miguel Indurain, le Tour de France s'est plié comme jamais à des impératifs économiques qui, sous couvert de stratégies déterminant les moments forts du parcours, les conduites à adopter, ont en quelque sorte réduit chaque étape à deux portions, évidemment congrues : la première heure de course et les trente derniers kilomètres. Entre, plus rien. Et c'est au moment où l'on file les heures télévisuelles à l'infini qu'il n'y a plus rien à voir, plus rien à vivre. L'important n'est donc pas l'imprévisible de la course mais le verrouillage du scénario. Et sur ce point, la frilosité des directeurs sportifs, leur stupidité dans leurs analyses, la servilité des coureurs expliquent en grande partie le désastre.

    Il faut dire que jadis les courses elles-mêmes constitutaient le plat essentiel du menu d'un cycliste. Il s'entraînait en participant aux épreuves qu'il était susceptible de gagner. Cela explique pour beaucoup le palmarès hallucinant de Merckx, lequel palmarès ne sera jamais plus égalé, ni même approché. De nos jours, les cyclistes ne courent plus, ils s'entraînent. Ils ne s'alignent plus au départ d'une classique, ils font des stages (en altitude, au bord de mer). Les mauvaises langues diront que c'est le seul moyen tenable pour appliquer les protocoles de dopage très élaborés (on est loin de l'antique pot belge quand on touche à l'EPO et aux auto-transfusions). Ils font ainsi des apparitions épisodiques pour lesquelles il ne faut absolument pas qu'ils se ratent. Indurain et Armstrong ont montré qu'on pouvait ne jamais se rater et ne faire qu'une épreuve par an, la plus célèbre, la plus porteuse, en termes médiatiques. C'est bien tout cela, mais l'ennui est au bout de la route.

    Alors pourquoi regarder encore ? Il y a sans aucun doute le caractère héroïque de certains exploits, le dépassement fou de soi devant la difficulté. Plus qu'aucun autre sport, le cyclisme exalte l'au-delà, le risque et la solitude. Et à cela, nul n'échappe un jour ou l'autre. Ocana chutant dans le col de Menté en 1971 ; Merckx dépassé par Thévenet en 1975, dans la montée de Pra-Loup ; Hinault à la ramasse derrière Fignon en 1984 ; Indurain défaillant en 1996, les images demeurent. Pour célébrer ces moments d'audace et de désarroi, de grandeur fracassée, il faut relire Blondin, plus que tout. Dans un autre registre, et même Barthes en parlait dans ses Mythologies, la morale ambiguë de ce sport, entre le désir personnel et le poids de l'équipe à laquelle on se soumet, n'est pas sans intérêt. « C'est une morale qui ne sait ou ne veut pas choisir entre la louange du dévouement et les nécessités de l'empirisme », écrit-il. C'est en effet une étrange construction que l'on trouve dans ce sport, dont on rappelle sans cesse qu'il est un sport d'équipe, mais une équipe au service d'un seul (lequel peut changer selon que l'on soit dans une course à étapes ou une classique).

    Tel est le point que je voudrais alors aborder. Cet ennui qu'a imposé la transformation économico-technologique du sport avait déjà sa source dans le caractère féodal de la hiérarchisation des coureurs : le leader, les équipiers. Et ceux-ci ont d'autres noms bien plus révélateurs, selon les cas : les poissons-pilotes, les gregarios, les porteurs d'eau, la garde rapprochée... Ils sont le menu peuple et rien ne peut se faire sans qu'un de ses membres ait un bon de sortie. Une anecdote en dira plus que tout long discours. En 1963, au championnat du monde, Benoni Beheyt gagne devant son leader Rik Van Looy. Il est mis au ban et arrête sa carrière, pourtant prometteuse, à 26 ans. La soumission de Froome à Wiggins, durant ce Tour 2012, alors même qu'il lui était supérieur, n'est donc pas une nouveauté. La révélation de cette puissance dans les deux accélérations que se sera permis le premier, à la Toussuire et à Peyragudes, parce qu'elle a été télévisée, ne fera qu'amoindrir le succès du second. C'était là que se tenait l'intérêt de l'épreuve, et je crois, l'attente non dite des téléspectateurs : le désir impalpable de voir la féodalité tomber, de voir, dans la même équipe, le lieutenant prendre la place du chef, qui tenait lieu de chef, sans l'être vraiment, comme un usurpateur. Les affrontements fraticides sont les plus beaux, ici comme ailleurs, ceux dont se délecte le public avec le plus d'avidité. Il n'est pas tant question de luttes entre leaders que de voir secoué le joug des ordres, et la félonie est un délice.

    La question de l'oreillette est une énième version d'un débat plus profond. Faut-il obéir ? Faut-il désobéir ?, et donc : comment désobéir ? Froome a obéi, a montré ostensiblement qu'il avait obéi, et dégoûté tout le monde : suiveurs, commentateurs, spectateurs, téléspectateurs. Il est en effet tout à fait curieux que le sport populaire par excellence, aussi bien par ses pratiquants que par l'origine des gens qui s'y intéressent, soit aussi celui qui, d'une manière radicale, reproduit le déséquilibre des rapports symboliques d'une société dévalorisant les petits, les obligeant à rappeler en toute occasion leur infériorité. Dans nul autre sport, le mot règne, pour définir la puissance d'un champion, n'est aussi approprié. On lui doit tout, on lui prépare tout, on lui sacrifie tout.

    Alors, le téléspectateur guette la catastrophe mais dans une relation ambiguë de fascination : que les meilleurs livrent bataille (et les ascensions sont faites pour cela), et pour ce faire, que les équipiers s'épuisent pour finir comme ils peuvent, dans l'anonymat d'une arrivée dans le brouillard, pendant que les meilleurs qu'ils ont protégé sont sous le feu des projecteurs ; mais aussi : que le second couteau brise ses chaînes et mettent au pas ceux qui ont moins été exposés. La question est de savoir lequel de ces deux désirs prime sur l'autre. L'amoureux du Tour de France espère-t-il le bouleversement ou l'ordre établi ? Dans le premier cas, il va vers la désolation tant le corsetage de la course, entre codes anciens et frilosité moderne, est promis à un bel avenir ; dans le second cas, il faudrait considérer le Tour de France comme une entreprise d'aliénation exemplaire. Mais, sur ce point, nous ne sommes plus dans du sport...

    Et si nous ne sommes plus dans le sport, c'est peut-être parce qu'au-delà de la théorie du reflet depuis longtemps soumise à la critique, il faut sentir dans l'attrait pour l'épopée estivale de la petite Reine comme la trace de ce qui fonde la puissance même du pouvoir établi : sa reconnaissance effective, quand on croit qu'il est fait pour être comme il est, et le fantasme d'une altérité contestataire se rencontrent mais dans un rapport inégalitaire, parce que la durée de l'épreuve, ces trois semaines où à chaque jour suffit sa peine, donne au fur et à mesure de son déroulement de moins en moins de place pour le fantasme. Mais le téléspectateur, dans le saisissement de chaque fait de course qu'on monte en épingle, se laisse prendre au piège, ou veut se laisser prendre au piège. Ce n'est pas de la facilité, plutôt une histoire qui ressemble à l'impossible du joueur de casino qui croit que la prochaine fois sera la bonne. Un rien de désillusion qu'on ne veut pas s'avouer.

    La place énorme prise aujourd'hui par le sport tient sans doute, parmi d'autres raisons, à ce goût troublant pour ce qui ramène le commun à sa commune condition et à l'acceptation à peine consciente de cette situation. Nous l'évoquons pour le cyclisme mais l'histoire est aussi vraie pour le football, dans un autre contexte : non plus le "chacun à sa place, malgré tout", du vélo, mais le "tout est possible, y compris pour les pauvres" du ballon rond. Espoir dérisoire dans une période qui se développe comme un processus de régression sans précédent depuis deux siècles...


    Photo : X


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