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violence

  • La course vers le vide

    "Et il y a  là une déterritorialisation qui est celle du capitalisme lui-même, de la circulation des capitaux, un processus matériel illimité menant à une guerre sans guerre aussi mondiale que matérielle. Face à elle les Etats révèlent aujourd'hui la faiblesse de leur fondement moderne, la souveraineté. Celle-ci devrait être le plus haut pouvoir sur Terre, celui qui n'est surpassé par rien ; mais même si elle garde ainsi la possibilité de capter des processus techniques (y compris informatiques), même si elle dispose ainsi de nouveaux procédés pour mener des guerres, celles-ci montrent plutôt l'impossibilité pour la souveraineté de faire du droit sa technique spécifique ; fondamentalement, chaque Etat souverain est réduit à l'affirmation immédiate de soi, de son exemplarité et de son exceptionnalité, sans cesse réfutée par la multiplicité de telles exceptions, par leur rapport de force, par leurs capacités d'autodestruction.

    La production technologique s'étend pour sa part sans droit et se constitue dans le mouvement des flux financiers. Elle a, d'une manière bien plus nette que l'Etat occidental, rompu avec leurs principe commun, celui d'un loi stable assurée par la vérité elle-même, c'est-à-dire avec la métaphysique, dont dépend encore la souverainet dans sa simple affirmation de soi. on ne peut même plus dire qu'elle soit dépendante de la science. Elle a ses propres règles, ses propres méthodes d'extension.

    Dominatrice sans être souveraine, elle n'a pas de territoire déterminé, elle règne donc sur le monde sans viser la paix. Décrochée de toute visée d'immobilisation, elle mobilise et soutient toutes les guerres entre Etats ; elle les rend indéfiniment efficaces. Ainsi la production comme la destruction du monde ne peut plus être que technologique."

       Jérôme Lèbre, Eloge de l'immobilité, 2018

  • La croisée des chemins

    Hier un homme a été tué. Un vieil homme. Il a été martyrisé. Non pas parce qu'il était français, non parce qu'il était un citoyen, mais parce qu'il était catholique. Sa qualité de prêtre accroît pour certains l'indignation ; c'est néanmoins faire de l'habit un faux argument pour évacuer le sens profond de cette abomination. J'aimerais qu'on entende bien en le disant ce que signifie cette phrase : un homme est mort parce qu'il était catholique. Qu'on la dise avec la même intensité que lorsqu'on rappelle qu'un homme est parce qu'il était juif, par exemple. Ainsi articulée, avec la lenteur qu'elle requiert pour chacun des termes qui la composent, on mesure toute la portée de ce qui se trame. L'ennemi profond des islamistes, c'est le christianisme, et plus particulièrement le catholicisme. Il l'est depuis la nuit des temps théologiques. Si l'on ne veut pas entendre toute la portée de cette menace, nous disparaîtrons ou nous serons réduits à l'esclavage. L'Autre, si cher à Lévinas, mais d'abord au message évangélique, sera éradiqué, comme l'ont été les chrétiens d'Orient et du Maghreb (essayez d'être chrétien en Algérie...).

    Mais il ne suffisait pas que le crime se fasse à l'autel, il fallait que la victime soit salie post-mortem. La république maçonnique qui nous gouverne, dont la haine pour le prêtre, est une des pensées majeures, encourageant la déchristianisation de la France, la déshistoricisation de sa population, réduisant notre passé à deux siècles de marchandages, d'obscurantisme positiviste (1), celui-ci a osé, hier soir, par la voix de son maître, affirmer que ce crime, c'était "profaner la République". Profaner ? Comment cela se peut-il ? Qu'y a-t-il de sacré dans ce régime dont l'histoire est un tissu d'inepties, une collection d'ignominies et un tableau de racailles corrompues (2) ? Où y a-t-il une quelconque spiritualité dans le jeu des pouvoirs et d'un régime qu'un profiteur éhonté dont se réclame l'actuel thuriféraire en chef qualifia de coup d'état permanent ? Comment le mépris du peuple par des gens de peu pourrait-il être sacré ? Si, au moins, à défaut de miracles, on avait au sommet de l'état Marc-Aurèle ou Cincinnatus, nous aurions moins de dégoût. Mais ce n'est pas le cas.

    On sent bien la gêne et les tentatives pour déminer le terrain. Mais ce ne sont que de piètres dialecticiens et Valls fait un aveu indirect quand il dit craindre une guerre de religions. Comment est-ce possible dans une République laïque que, paraît-il, le monde entier nous envie sans que nul ne veuille en faire le fondement de sa pensée politique ? Il est vrai que la laïcité en question a d'abord été une arme pour détruire l'église catholique et si elle avait mis autant de zèle à mater ces trente dernières années les exigences politiques de l'islam qu'elle en a mis pour pétrifier la pourpre cardinalice, nous n'en serions sans doute pas là.

    Ceux qui pensent que le chapelet des valeurs républicaines impressionne des engagés qui placent Dieu hors de tout sont des idiots, des fous dangereux. On n'oppose pas à une revendication politique confondue avec des appuis spirituels (dont je ne discute pas ici la pertinence. Ce qui prime, c'est la logique combinatoire) des principes matérialistes et bassement juridiques par lesquels nous nous affaiblissons terriblement (3). Après le Bataclan, le leitmotiv était superbe : "nous retournerons au concert et nous siroterons à nouveau en terrasse." Voilà  de quoi durcir la démocratie, politiser les foules et rendre spirituels le troupeau d'abrutis festifs qui rythment leurs existences avec Facebook, Instagram, Pokemon-Go, les Nuits sonores, Harry Potter, les rails de coke, Adopteunmec et j'en passe, dont le rapport au monde n'excède pas le temps de leur propre mémoire, et qui disent ce qu'ils pensent avec d'autant plus de facilité qu'ils ne pensent rien.

    Nous ne pourrons éternellement nous aveugler, en réduisant la spiritualité à un choix consumériste et prétendument démocratique, où le religieux est soit une grossièreté, soit un paramètre de l'expression individuelle : aujourd'hui bouddhiste, parce que c'est tendance, comme le tatouage, demain animiste, après-demain macrobio ou je ne sais quoi, au gré de l'influence des gens qui comptent ou des progrès de la science qui anéantit l'homme par le biais de la bio-politique (4).

    Il y a un siècle et un peu plus, à des titres divers, Bloy, Barrès, Huysmans, Proust ou Péguy sentaient le gouffre d'un abandon pluri-séculaire. Mais sans doute est-ce déjà Chateaubriand, à la fin des Mémoires, qui sonnait avec ardeur le tocsin, ce cher Chateaubriand dans la prose duquel, pour l'heure, je me réfugie. Voici ce qu'il écrit, dans le quatrième tome de son œuvre majeure. Le chapitre s'intitule "L'idée chrétienne est l'avenir du monde".

     

     

    "En définitive, mes investigations m'amènent à conclure que l'ancienne société s'enfonce sous elle, qu'il est impossible à quiconque n'est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l'idée purement républicaine ou l'idée monarchique modifiée. Dans toutes les hypothèses, les améliorations que vous désirez, vous ne les pouvez tirer que de l'Evangile.

    Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c'est toujours le plagiat, la parodie de l'Evangile, toujours le principe apostolique qu'on retrouve: ce principe est tellement ancré en nous, que nous en usons comme nous appartenant; nous nous le présumons naturel, quoiqu'il ne nous le soit pas; il nous est venu de notre ancienne foi, à prendre celle-ci à deux ou trois degrés d'ascendance au-dessus de nous. Tel esprit indépendant qui s'occupe du perfectionnement de ses semblables n'y aurait jamais pensé si le droit des peuples n'avait été posé par le Fils de l'homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l'intérêt de l'humanité, n'est que l'idée chrétienne retournée, changée de nom et trop souvent défigurée: c'est toujours le Verbe qui se fait chair !

     Voulez-vous que l'idée chrétienne ne soit que l'idée humaine en progression ? J'y consens; mais ouvrez les diverses cosmogonies, vous apprendrez qu'un christianisme traditionnel a devancé sur la terre le christianisme révélé. Si le Messie n'était pas venu, et qu'il n'eût point parlé, comme il le dit de lui-même, l'idée n'aurait pas été dégagée, les vérités seraient restées confuses, telles qu'on les entrevoit dans les écrits des anciens. C'est donc, de quelque façon que vous l'interprétiez, du révélateur ou du Christ que vous tenez tout; c'est du Sauveur, Salvator, du Consolateur, paracletus, qu'il nous faut toujours partir; c'est de lui que vous avez reçu les germes de la civilisation et de la philosophie.

    Vous voyez donc que je ne trouve de solution à l'avenir que dans le christianisme et dans le christianisme catholique; la religion du Verbe est la manifestation de la vérité, comme la création est la visibilité de Dieu. Je ne prétends pas qu'une rénovation générale ait absolument lieu, car j'admets que des peuples entiers soient voués à la destruction; j'admets aussi que la foi se dessèche en certains pays: mais s'il en reste un seul grain, s'il tombe sur un peu de terre, ne fût-ce que dans les débris d'un vase, ce grain lèvera, et une seconde incarnation de l'esprit catholique ranimera la société.

    Le christianisme est l'appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de la création; il renferme les trois grandes lois de l'univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique: la lois divine, unité de Dieu en trois essences; la loi morale, charité; la loi politique, c'est-à-dire la liberté, l'égalité, la fraternité.

    Les deux premiers principes sont développés; le troisième, la loi politique, n'a point reçu ses compléments, parce qu'il ne pouvait fleurir tandis que la croyance intelligente de l'être infini et la morale universelle n'étaient pas solidement établies. Or, le christianisme eut d'abord à déblayer les absurdités et les abominations dont l'idolâtrie et l'esclavage avaient encombré le genre humain."

     

     

    (1)Je renvoie par exemple au clip de campagne de l'anaphorique présidence pour qui tout commence à la Révolution, à ce moment béni où l'on massacra justement des prêtres...

    (2)Le lecteur aura le loisir de se pencher sur ce que furent les scandales, les compromissions et les basses œuvres du pouvoir depuis 1870. L'exemplarité républicaine à l'aune des III et IVe versions, voilà bien une sinistre escroquerie.

    (3)C'est la ligne de conduite de l'insuffisance présidentielle : ne pas sortir des valeurs de liberté dont nous serions les porteurs universels. Dès lors, pourquoi un état d'urgence ? Pourquoi jouer sur les mots, quand l'état d'exception est, depuis longtemps, la règle, au profit exclusif d'intérêts privés et commerciaux ? Mais je doute fort que l'énarchie au pouvoir ait lu Carl Schmitt, et moins encore Giorgio Agamben.

    Quant à un exemple de faiblesse, sur le plan juridique : une preuve grandiose. La condamnation de la Norvège dans le procès que Breijvik a mené contre ce pays, pour traitement inhumain. Il est certain que c'est inadmissible de vouloir brusquer un individu qui pratique la tuerie collective et le salut hitlérien !

    (4)Dont Foucault (quel paradoxe !) esquissa l'horreur. Mais depuis, il y a mieux à lire : Giorgio Agamben ou Céline Lafontaine., par exemple.

  • Ruines

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    Il se pourrait qu'un jour, l'anagramme du Louvre développé par le dessinateur Marc-Antoine Matthieu (1), le Révolu, redistribution ruineuse : le musée comme pétrification absolue, que cette anagramme ait force de loi. Le lieu ne contiendra pas seulement les restes du temps mais aussi les poussières du sens qu'on voulait lui assigner, et plus encore : les restes du sens de ce qu'il contenait.

    Révolus, déjà, la brûlante contemplation de la beauté, le silence, la sacralité. À venir la révolution (c'est-à-dire la révocation) des Dieux, de tous les Dieux qui acceptèrent d'être peints, qui présidèrent à l'élévation des déesses, des envoyés gracieux, des archanges et des vierges, des héros et des martyrs, des passions tragiques et des sacrifices édifiants.

    Le révolu, pour ne pas écrire le banni. L'art ne sera plus l'obscur, le mystérieux, mais le rebut de ce qu'on appellera alors l'obscurantisme.

    Il se pourrait qu'un jour on se reprenne à brûler des œuvres, des tableaux, quand il ne sera de Dieu que le grand Architecte de l'univers ou qu'il ne sera de Dieu que Dieu. La haine des iconoclastes... Les détours de l'aveuglement sont souvent sans appel. Vinci, Caravage ou Titien, d'autres encore, se croyaient au-dessus des vicissitudes du monde, non par vanité, mais convaincus qu'ils étaient que l'œuvre spirituelle, cette figure qui sort du marbre déjà inscrite dans le marbre, pour reprendre les mots de Michel Ange, toucherait, imparable, et éternelle, l'œil et l'âme de son contemplateur.

    Ils avaient tort.

     

    (1)Marc-Antoine Matthieu, Les sous-sol du Révolu, éditions Futoropolis, 2006

  • Le cirque mémoriel

     

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    2014 sera commémoratif. Et donc festif, parce qu'il ne faudra pas que nous nous enfoncions trop dans ce que fut le réel. Les huiles civiles et les baudruches gallonnées se fendront de beaux discours. On y parlera courage, bravoure, vertu, démocratie et liberté. En 2014, on sera patriotes, d'un patriotisme un peu gêné aux entournures, si l'on considère le terrorisme mondialiste ambiant.

    2014 se fera partie dans les tranchées, la larme à l'œil et le sérieux politique à la bouche, pour raconter combien nous devons à ces vaillants petits gars une Europe apaisée et sûre (oui, bien sûr, 39-45, comme continuation ahurissante de la Der des Der... mais ce n'est qu'une péripétie. Il faut considérer l'Histoire sur un temps très large, être un tantinet braudelien...).

    On passera sous silence le cynisme des politiques et l'incompétence militaire. On taira surtout que 14-18 était l'œuvre nécessaire pour changer de vitesse, détruire l'ancienne Europe (et la première victime territoriale fut l'Autriche-Hongrie), promouvoir un discours d'union qui nécessiterait une deuxième couche (et quelques camps de concentration ou d'extermination, dont on savait qu'ils existaient, très tôt, mais que l'on ignora, en leur temps, pour mieux les utiliser, après, dans une logique terrible de soumission des populations (1)), faciliter le démembrement de l'esprit national (en incitant soit au pacifisme ambigu des écolos des années 70 et au mondialisme libertaire, soit au nationalisme exacerbé sur lequel on pouvait jeter le discrédit).

    On taira que 14-18 fut une opération de terreur, pour ceux du front et pour ceux qui virent revenir ceux du front.

    On rendra des hommages comme on sait désormais le faire (l'hommage est devenu dans notre aire pseudo démocratique un exercice de rhétorique, un peu comme la dissertation de Science-Po ou le discours d'accueil à l'Académie : l'articulation plutôt que le fond. Surtout pas de fond...) : en oubliant ou en biaisant le passé. On rendra hommage non pas pour revenir sur le passé mais pour dire merci au présent, et donc neutraliser la violence du présent (car, enfin, soyez raisonnables, que diable : vous n'êtes pas sous les bombes...). On rendra hommage en tuant une deuxième fois, comme on le fait chaque 11 novembre, ceux qui n'avaient rien demandé.

    Sur ces dégoulinantes démonstrations de l'année, il n'y aura rien à dire. La puanteur récupératrice ne mérite pas de mots. Nous nous contenterons, dans les trois prochaines publications de Off-Shore, de laisser la place à une voix autrement plus conséquente que la nôtre, substituant à l'écœurement présent la lucidité passé. Entendre Bernanos et Les Enfants humiliés, n'est-ce pas une manière simple, classique de remettre certains à leur (médiocre) place...

     Photo : Don McCullin

     (1)Ce qui fait que les plus antisémites se trouvent dans le camp de ceux qui instrumentalisèrent la Shoah, qui l'instrumentalisent encore,  l'instrumentalisant si bien que les bonnes âmes, contrites, s'indignent -c'est de mode - sans se poser la question simple : à qui profite le crime ? Au regard de ces fallacieux, les éructations prétendument humoristiques de certains sont relatives. Obscènes mais relatives...

  • Polymorphe...

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    Étrange univers de violence symbolique, me dis-je, il y a quelques semaines, en voyant par hasard deux minutes d'une énième émission de divertissement où il s'agit de voter pour tel ou tel, d'éliminer, selon le bon plaisir de la démocratie téléspectatrice, un candidat ou un autre. Étrange passion de plus en plus répandue que de voir la sanction par sms (facturé 0,34 centimes l'appel) devenir la norme et de dégager les énergumènes (originellement parlant : les possédés... ou la télévision en diablerie exorciste. Mais de quoi ? De la bêtise ? Et qui sont les possédés, d'ailleurs ?) dont la trombine ne vous revient pas. Il doit y avoir une jouissance singulière à vouloir ainsi sanctionner, encore et encore, bien au chaud dans son canapé. Jouissance consternante et inquiétante que de regarder choir ceux que l'on a désignés, d'être quelque part (mais (in)justement invisible) vainqueur.

    Ce phénomène est récent, sa pratique croissante, et on sait qu'il touche essentiellement ceux qui se sont le plus rapidement soumis aux nouvelles logiques de l'entertainment médiatique : les moins de trente ans, pour qui ont fait les émissions de ce genre...

    Les moins de trente ans...

    Ceux-là même qui n'ont cessé de réclamer à ce qu'on ne les discrimine pas en classe, ceux-là même qui n'ont cessé de contester l'ordre et la note, ceux-là même qui ont crié contre l'évaluation et la sanction.

    Enkystée d'un moi débordant, infantilisée (et s'infantilisant) jusqu'à plus soif, cette nouvelle génération (x ou y, peu importe la dénomination) ne se prive pas de jouer à tous les coups les censeurs satisfaits. À la fois fière de soi et impitoyable. Il faut d'ailleurs voir ce à quoi on aboutit dans le désordre terroriste des mises en scène de soi et celle des autres sur Internet. Et le phénomène n'en est qu'à ses débuts.

    Il n'y a pas de contradiction dans les termes. C'est même le fondement d'une nouvelle logique de représentation dont nous parlerons bientôt, ce mélange arrogant et cruel de décontraction et de fureur qu'incarnent les nouveaux symboles patronaux (à commencer par Zuckerberg en parangon...).

    Souhaitons-leur d'avoir un jour à se mordre les doigts de s'être ainsi grisés d'un pouvoir de télécommande...

     

     

     

    Photo :  Daniela Roman

  • Une question de cadre

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    Il s'appelle Tich Quang Duc. Il est bonze et le 13 juin 1963, en signe de protestation contre le régime de répression anti-bouddhiste instauré dans son pays, il s'immole par le feu. C'est un acte politique. Un engagement définitif et sans retour possible. La mort est au bout. On peut imaginer que tout religieux qu'il est, inscrit dans une longue tradition méditative, il n'ignore pas que le monde des images mondialisées est en marche, que de cette rue, son geste vont se multiplier, se répandre et que de ce point surgiront commentaires et discours.

    A-t-il vu le photographe, Malcolm Browne, avant de s'asperger d'essence ? A-t-il su qu'il établissait avec lui une relation qui se prolongerait indéfiniment ? Possible, mais cela n'est pas décisif parce que, lancé qu'il est dans l'histoire de sa propre disparition, il en est réduit au pari (très pascalien) de l'autre comme œil témoin.

    Il faut se contenter, plutôt, de regarder cette image-choc, de celles qui pétrifient le spectateur et le remplissent d'horreur. On éprouve, certes de façon purement symbolique, la souffrance de ce corps incandescent. On ne voudrait pas être à sa place. On se demande même à quel degré de désespoir ce bonze est tombé pour s'infliger une telle douleur. La force d'âme et l'oubli de soi ne sont pas des explications assez tenables pour qu'on ne puisse pas être démuni (1).

    Je veux m'arrêter sur les choix du photographe. Un cliché découpe la réalité. S'il a un contenu, il a aussi des limites, des bords. S'il a deux dimensions, il a aussi une profondeur. S'il saisit ce qui lui est extérieur, il a toujours un angle de vue. La photographie est une prise : saisissement du réel, fragmentation du réel, déformation du réel.

    Ici, Malcolm Browne, sans voyeurisme, dynamise la scène. Ses choix (conscients ou non) participent de l'empathie que peut éprouver le spectateur. Si le bonze est au centre du cliché, le choix du plan d'ensemble moyen oblige l'œil à faire le tour du lieu, et ce n'est pas rien. La route, la voiture (celle du bonze), les passants, le jerrican sont autant d'éléments qui servent deux objectifs. En les conservant, Browne définit le contexte et le contexte est un condensé de vérité (2). Tich Quang Duc n'agit pas hors du monde mais dans le monde. Le photographe ne veut pas qu'on faire abstraction de l'espace. Cela ne signifie pas qu'il transforme ce geste en spectacle, bien au contraire. La distance incluant l'entourage du bonze n'est justement pas un effet de distanciation, une protection plus ou moins affirmée mais la condition nécessaire pour que le spectateur s'incorpore le destin de cet homme. Les quelques mètres séparant le martyr de l'objectif (mètres qui partent aussi de toutes parts, avant, arrière-plan, côtés) marquent la continuité du monde. Des mondes pourraient-on dire : celui du bonze, dans cet espace oriental que nous ne sommes pas obligés de connaître mais que nous savons être là ; le nôtre, parce que cette voiture, ces passants, ce jerrican, nous les connaissons aussi pour savoir qu'ici aussi, nous pourrions en voir des exemplaires. C'est par cette moindre concentration autour du sujet violent que Browne replie l'horreur qu'il prend en photo sur notre propre monde, et ainsi en appelle à notre conscience. Cela s'est passé. Il y avait la vie qui tournait, des gens qui passaient. Pas de décor en feu, pas de trace de guerre, mais le quotidien. L'immolation est survenue et personne n'a bougé. La photographie, en fait, introduit la durée, et la durée est effrayante. Plus, peut-être, que l'action fixée sur l'argentique. L'instant capturé par l'appareil ne prend sa pleine valeur que si notre œil développe l'avant de la scène : les préparatifs, l'aspersion, l'installation, la mise à feu. Il n'est pas question de se faire un film, de jouer avec son imaginaire mais de ne pas pouvoir détourner son esprit (son œil intérieur...) de la rigueur logique par quoi un homme met fin atrocement à ses jours. Pas pour lui, mais pour les autres (et ces autres pourraient être nous). Malcom Browne ne s'en tient pas à la douleur de la crémation, c'est-à-dire à ce qui s'est poursuivi après le cliché ; il concentre tout le cheminement de l'homme à ses cendres.

    À ce titre, le capot ouvert de la voiture et le jerrican sont essentiels à la compréhension du moment. Ils sont une mise en demeure à ce que nous ne nous méprenions pas sur le sens de ce que nous voyons. Ils sont les signes du temps écoulé qui nous amène à la combustion et au stoïcisme du bonze.

    La photographie est prise de trois-quarts face. Impossible sans doute de faire face, de regarder dans les yeux la mort. Le corps est encore intact, comme s'il y avait incompatibilité entre le bonze et la flamme. Moment du corps toujours préservé et qui, donc, nous ressemble, et ressemble à ceux qui regardent. Solidarité de l'un pour les autres, identité des différences qui donne à la scène une allure de manifestation improvisée. Les autres, là, semblent comprendre. Ils partagent et cette longue flamme, au sol, est une part d'eux-mêmes. L'un prend sur lui la souffrance des autres, et le mouvement général du feu amène le spectateur à considérer la foule : des bonzes, qui entourent et respectent le geste. Browne fait comme eux, il devient l'un d'eux et nous, qui sait, l'un d'eux aussi.

    Le caractère déchirant de cette photo tient à ce qu'elle rejette tout traitement héroïque du geste. Elle ne cherche pas à singulariser l'acte, tout en refusant de le banaliser. Browne prendra d'autres clichés, la crémation avançant. Ils ont moins de force que celui-ci, le premier de la série. Il aurait pu être le seul, parce que la suite on la connaît et doublement. Pour le geste, c'est la mort. Pour sa symbolique, c'est la misère des armes à la disposition des opprimés, qui espèrent une mobilisation, ailleurs, loin, à l'autre bout du monde, après eux, après n'être plus rien sur l'asphalte.

     

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    Le cliché de Browne a été repris près de trente ans plus tard, pour illustrer (le problème est déjà là : illustrer...) le premier album éponyme du groupe Rage against the machine. La comparaison est sans appel.

    Le plan est serré, concentré sur l'étrangeté immatérielle du feu qui lèche le corps. Ce sont les flammes que l'on montre, avec l'illusion, presque, qu'elles viendraient de l'homme. Combustion spontanée. Acte sans origine, figé dans sa spectaculaire volatilité. Cela pourrait se passer n'importe où et n'importe quand. Ce qu'il faut, c'est que ça cogne, que dans une devanture, on ne l'oublie pas. Il faut que le nom du groupe récupère au maximum l'effet. C'est la deuxième mort du bonze Tich Trang Duc, sa réduction commerciale d'icône protestaire pour de petits musiciens popeux, pompeux qui nous feront croire qu'ils sont rebelles, forcément rebelles. Rage against the machine exploite la fascination de la violence, joue avec le feu, facilement, gratuitement. Le temps n'a plus de substance. On est dans le pur événement. Il a fallu zoomer sur le bonze. La photographie est moins nette. Un peu de flou qui synthétise tout. On a évacué le sens de l'acte. On en a fait un exemple, un signe quasi indépassable. Il y a, dans le fond, quelque chose de warholien dans ce choix : la même recherche de l'impact facile, la même lisibilité, la même rentabilité.

    Cela peut impressionner l'âme sensible, donner du grain à moudre à ceux qui croient naïvement à la portée du message pop-rock. Laissons-les à leurs illusions

    La dimension politique du rock, du rap, de la pop, etc. est, me semble-t-il, à l'image de cette différence symbolique. Un recadrage : tout est dit. Recadrer, comme des gosses, parce que derrière il y a la pompe à fric et tout le saint-frusquin. Bien des pochettes de musique commerciales jouent avec la provocation : sexuelle, gore, parfois politique. La liste est infinie. Celle de Rage against the machine est à mon sens la pire qui soit...

     

    (1)Quoique des actes similaires de la part d'employés licenciés ou de chômeurs en fin de droit rendent aujourd'hui ce geste moins "hors de pensée". Il serait bon, dans tous les cas, de réfléchir à cette similitude. Certains diront pour se rassurer que ce sont des exceptions. D'autres feront le parallèle entre la guerre économique et la guerre tout court, l'oppression des rentabilités exponentielles et celles des armes et des prisons.

    (2)On rappellera que Hitchcock  ou G. Stevens, pour filmer les camps nazis, recommandaient des plans larges pour éviter les soupçons de manipulation.

     

  • Antifasciste, évidemment

     

    L'affaire Méric aura donné lieu à une belle débauche de propagande quasi soviétique. Nous aurons assisté ces derniers jours à un exemple de terreur médiatique et de manipulation, à vous rappeler dans la minute les pages décapantes de Serge Halimi quand il écrivait sur les Nouveaux Chiens de garde (1).

    Les faits sont ce qu'ils sont et la peine des parents de la victime ne me concerne pas plus que celle de tout parent qui perd un enfant : cela arrive tous les jours et dans des circonstances dont la violence est comparable à ce qui est advenu la semaine dernière. Nous sommes dans l'ordre du privé et la common decency implique que l'on reste à sa place. Le problème n'est pas de s'apitoyer, de tourner l'histoire d'une rixe entre extrémistes en préfiguration d'une montée du fascisme et fissa, à l'image de l'inutile Vallaud-Belkhacem, de demander aux media de ne pas se faire les relais des idées néo-nazis et d'extrême-droite. Ridicule porte-parole d'un gouvernement non moins ridicule et nuisible, faut-il rappeler à sa culture politique que ce fut Mitterrand qui obligea à ce qu'on ouvrît l'espace médiatique à Le Pen, dans les années 80, pour amoindrir la droite ? Faut-il lui rappeler que ce furent ses vieux copains socialistes qui, pour sauver des sièges, introduisirent de la proportionnelle en 1986 et offrirent à Le Pen and co 35 députés ? Est-il  possible d'énumérer les média complices des idées brunes ? Voudrait-elle brider l'espace d'expression, voyant dans Le Figaro, Valeurs actuelles et La Croix les vers pourrissant la démocratie ? Bergé vient bien d'accuser Frigide Barjot d'avoir du sang sur les mains. Tout est possible en cette France nourrie de bêtise. Mais l'amalgame est un jeu connu des aspirants autoritaires...

    Quelle terreur, donc ?

    Un simple glissement sémantique, en fait. Clément Méric fut d'abord médiatiquement un militant d'extrême-gauche. Mais cela n'était guère porteur, eu égard à la manière dont la classe politique institutionnalisée, à commencer par le parti de la rose, traite habituellement cette engeance agitée. Était-il possible de se mettre du côté d'un trotskyste ou apparenté ? Problème sans doute. On ne pouvait pas, sans être en porte-à-faux et dépasser le compassionnel, tenir la ligne politique qui, paraît-il, plaçait la victime du côté des extrêmes, car il faudrait alors envisager un jour de devoir tenir la même posture pour la mort, dans un combat de rue, d'un facho patenté. Il fallait le ressort de la langue de bois et des fausses moustaches pour convertir le débit en crédit. La requalification de la langue est un des modes les plus classiques de la terreur, parce qu'elle s'impose par le haut : elle est un signe non seulement du pouvoir en soi mais aussi l'affirmation de son droit illimité à redéfinir le réel à sa convenance. Cela n'a rien à voir avec la polysémie ou la métaphore. Ce à quoi on assiste alors est un transfert symbolique mettant entre parenthèses (ou annulant même parfois) le partage commun du sens. Telle a été, en moins d'une journée, la transmutation de l'élément politique.

    Ainsi parut-il que c'était un militant non plus d'extrême-gauche mais antifasciste qui avait trouvé la mort. L'antifascisme est pratique : il ouvre la clé des bonnes âmes et impose le respect, c'est-à-dire le silence. Il a de plus l'avantage d'être soluble dans la doctrine libérale (fût-elle maquillée en bavardages de gauche). Il est le blanc-seing par quoi certains s'achètent ou se rachètent une virginité. Mieux encore : c'est une étiquette fédératrice, devant laquelle vous n'avez plus qu'à vous taire. Vous êtes, vous devez être anti-fasciste, pro mariage gay, aimé le progrès, être de gauche, mondialiste (2). Au fond, l'identité démocrate française, aujourd'hui, c'est un peu comme le formulaire que vous remplissez quand vous allez aux États-Unis : le choix est réduit et contraint. Antifasciste, donc, la victime, ce qui supposerait en bonne logique (je veux dire, quand on applique un principe d'équivalence des termes) qu'extrême-gauche et antifasciste soient synonymes. Pourquoi pas ? C'est en tout cas un brevet de bonne conduite absolument imparable. Les staliniens du PC en usèrent pendant des décennies pour couvrir les horreurs du Goulag, la Révolution culturelle chinoise et le soutien aux Khmers rouges. Ce genre de révisionnisme historique est pour le moins répugnant et suppose que l'on fasse des confusions malhonnêtes dans les époques. Mais de telles pratiques sont le fondement même de ce qu'on appelle la propagande, eût-elle les apparences des pensées les plus nobles. L'antifascisme, comme position politique, mérite mieux qu'un traitement postiche, qu'un accommodement de circonstances. Or, les socialistes et les journalistes soumis à leurs intérêts ont œuvré en ce sens, un peu comme ils l'avaient fait un an plus tôt dans l'affaire Mérah. Il faut croire qu'ils n'ont pas eu honte de leurs raccourcis d'alors et qu'on leur a vite pardonné ces pratiques nauséabondes.

    J'ai connu dans ma jeunesse des autonomes et des anarchistes qui avaient eux aussi des gros bras qui aimaient la baston et j'aurais craint certains soirs de les croiser. Ce sont d'ailleurs eux avec qui la police des gouvernants socialistes ont parfois eu mailles à partir. Mais ce n'est évidemment pas le sujet. Ce n'est jamais le sujet.

    Dès lors, comment ne pas rester amèrement dubitatif devant cette énième tentative de récupération, devant cet énième travail de moralisation confondante de la part de ceux qui pensent avoir pour eux, ad vitam aeternam, les valeurs universelles (3) Il est ridicule et sommaire de penser que de telles arguties médiatiques puissent encore longtemps faire illusion. Ces procédés sont propres à creuser plus encore le fossé entre les politiques et la population. Éluder la réalité en recourant à des recettes aussi éculées consterne.

    Une mienne connaissance me faisait justement remarquer que le mis en examen est fils d'émigré espagnol, d'origine modeste, quand la victime est fils de professeurs de droit. Il y a là comme une inversion symbolique. Le garçon issu du peuple, qu'on aurait attendu à l'extrême-gauche, est à l'extrême-droite, quand le fils de bourgeois s'entiche des rêveries trotsko je ne sais quoi. Les sociologues à la petite semaine, qui ne voient pas grand chose du monde mais qui aiment discourir sur les plateaux télé, devraient prendre en considération ce bouleversant paramètre. Ce serait, me semble-t-il, plus intéressant, plus porteur, pour analyser la décomposition sociale d'un pays livré aux vents frais du libéralisme intégral, que de pavoiser à la couleur des étendards de quelques anars et autres ultra-gauchistes de salon comme on en trouve à Sciences-Po (avant que de rentrer dans le rang des pantouflages rémunérateurs). Il ne s'agit nullement de défendre qui que ce soit, de trouver des excuses à qui que ce soit mais il est intolérable que l'argument social et politique soit la propriété des mêmes. On aurait par exemple aimé entendre les instances de l'État s'exprimer sur le passage à tabac d'un prêtre le 13 mai dernier. Pas une ligne dans Le Monde, dans Libération. 

    Antifascisme, donc, puisqu'il faut croire que nous sommes à l'orée d'une éruption brune. Encore faudrait-il le prouver ? Encore faudrait-il alors prendre les mesures en accord avec les paroles. Car toute cette mise en scène manque de profondeur. Si les groupuscules d'extrême-droite sont dangereux, qu'on les interdise, qu'on les combatte aussi virilement que sont capables de le faire les forces de l'ordre pour évacuer une usine occupée par des salariés. Si le Front National est un danger pour la démocratie, qu'on l'interdise. Purement et simplement. Si l'on est vraiment antifasciste, on ne peut pas prétendre comme on l'entend jusque dans les rangs de la droite (Fillon en tête) qu'il n'est pas dans l'arc républicain.

    Pour le reste, l'antifascisme est une pirouette dont se targue à tout moment la gauche, oubliant qu'elle fut historiquement un pourvoyeur non négligeable des troupes fascistes dans les années 30-40.

    Dernière chose : l'indulgence pour l'extrême-gauche et son masque antifasciste ne doit pas nous faire oublier que l'antisémitisme de ce milieu, au nom d'une lutte contre la capitalisme et le soutien aux mouvements post-coloniaux passant par la haine d'Israël, les rend fort perméables à certains discours islamistes. Il suffit de les voir s'accointer sur les campus. Mais de cela nul n'est jamais censé parler.

     

     

    (1)Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raison d'agir, 1997 (édition revue en 2005)

    (2)Pas altermondialiste, mon-dia-liste !

    (3)Ce qui ne manque pas de sel tant, par ailleurs, il conteste l'universalité au nom de la diversité...

     

  • Fracture...

    Ce début d'année scolaire aura été marqué par une atteinte visible à l'intégrité physique des enseignants. À de nombreuses reprises, certains d'entre eux ont été giflés, frappés, voire agressés. Le dernier cas connu (ou disons : médiatisé) est celui de ce professeur du plus important lycée lyonnais, dont l'agresseur est pour l'heure en détention provisoire avant sa comparution le 6 novembre. Il risque jusqu'à cinq ans de prison. Nonobstant l'émotion que peut susciter ce genre de nouvelle (mais l'émotion ne doit pas être une politique, n'en déplaise aux histrions gouvernant, aujourd'hui comme hier), il ne faut pas s'étonner d'une telle dérive et nul doute que l'histoire se répétera tant la violence à l'école, contre l'école, s'est banalisée en trente ans, et notamment la violence des parents ou des membres de la famille (frères et/ou sœurs). Cette situation s'explique au moins (ce ne sont pas les seuls, évidemment) par trois facteurs propices, trois facteurs structuraux qui définissent une nouvelle sociologie dont l'épanouissement est à terme mortifère pour les lieux d'instruction.

    Le premier point touche à la place donnée désormais à l'enfant, et à la parole de l'enfant. L'infantilisation généralisée de la société a commencé par la sacralisation du jeune, par la substitution d'une hiérarchie naturelle, plaçant l'adulte au sommet d'une pyramide légitime, au profit d'un égalitarisme qui a fini par renverser les rapports de force. La soumission de l'autorité à une règle où l'élève valait le maître ne pouvait qu'aboutir à la situation actuelle dans laquelle la voix de l'élève prime sur le maître. Celui-là a toujours raison : il est la voix de l'opprimé, du battu, du menacé, etc. Il suffit de voir ce qu'a produit aux États-Unis cette vogue de la parole refoulée enfin déliée de ses angoisses, manipulée qu'elle était par des psychanalystes charlatans. L'enfant, et l'enfant qui demeure en nous, nous devenus adultes, a quelque chose à dire, de sincère, de pur, de vrai. Il y a quelques années, un enseignant accusé de pédophilie s'est suicidé. L'accusation n'était qu'une plaisanterie, une petite vengeance. L'accusateur avait dix-sept ans. L'âge et le statut suffisent désormais pour valider une parole. Elle a valeur incriminatoire, parce qu'on lui accorde de facto le droit d'exister comme parole de discriminé. Dès lors, il est clair que l'enfant, ou l'adolescent, a acquis, par l'image qu'on avait de lui, le droit d'être un monstre polymorphe qui se sent à la moindre occasion attaquée dans sa personne et dans son droit. L'enseignant est devenu cet autre soupçonnable dont le procès est en cours (si j'ose dire). Il est à la fois celui à qui on demande la performance (et double, la performance : faire apprendre et savoir tenir les gamins) sans le droit à l'autorité, et moins encore à son exercice. Plus encore : le calamiteux ministère de Ségolène Royal en a fait un pédophile caché dont il faut se méfier constamment (1). Nous en sommes donc là. L'instrumentalisation de l'enseignement afin de détruire toute logique hiérarchique. Dès lors, la moindre plainte, la moindre contestation peuvent se transformer en agression quasi légitime. Moins il sait parler (et il suffit de passer un quart d'heure à un arrêt de bus pour s'en convaincre) plus le jeune (selon l'expression consacré) demande à ce qu'on lui parle bien, à ce qu'on le respecte. Lequel respect n'est que la forme ultime pour exiger qu'il puisse n'en faire que selon son bon vouloir. Petit roitelet d'un royaume imbécile (2), il peut se vanter de faire taire celui qui est censé professer. Encore faudrait-il que ce soit là la vraie vocation de l'école, et rien n'est moins sûr.

    Tel est le deuxième point que je voudrais soulever. Même si nous sommes aujourd'hui dans une société de l'équivalence : tout se vaut, et donc rien n'a de valeur, il faut s'arrêter un tant soit peu s'arrêter sur les mots. Jadis, il y avait l'Instruction publique. Instruire... Tout un programme (3), qui supposait dans son intitulé même une définition nette des tâches et des fonctions. Il ne s'agissait pas de confondre ce qui relevait de l'école et de la famille. En devenant Éducation nationale cette même structure a muté, dans ses objectifs et dans sa mission. Le terme d'éducation induit qu'on fasse dans les murs de l'école autre chose qu'une approche du savoir. C'est une entreprise de socialisation qui est en jeu et le maître est devenu un supplétif des parents. Il est devenu, en quelque sorte, son complément. Et c'est évidemment là que le problème apparaît. La substitution, et nul ne s'en étonnera, ne peut pas être complète. Dès lors, l'enseignant ne peut être que le parent, mais en moins bien, mais en moins légitime. À ce titre, il n'a que des devoirs (sublime ironie) et nul droit. C'est en ce sens que la bérézina des sciences de l'éducation, du triomphiant et toxique Meyrieu, est une catastrophe sans retour, je le crains. Elle a entériné la faille irrémédiable de maître, son névrose chronique à vouloir enseigner quelque chose, sa faute première : de ne pas vouloir être lui aussi un enfant. Beaucoup, devant ce diktat, ont plié ; quelques-uns résistent. De moins en moins... Ce deuxième déséquilibre, en soi déjà catastrophique, s'aggrave quand on considère l'évolution globale de la société. Celle-ci est devenue pour l'essentiel une société de services. La production industrielle a décliné et le tertiaire a pris la plus grande part. Or, le service est d'abord la satisfaction du client. Le parent d'élève est un client déguisé. Qui plus est, il a pour lui le bonheur de ne rien payer (ou si peu) qu'il se sent de plus en plus le droit de parler (4). Si on y ajoute le paramètre du loisir, la place qu'occupe désormais l'entertainment, on comprendra que l'école s'est transformée elle-même en une entité qui est moins un lieu d'apprentissage qu'un service pour lequel il existe des réclamations et des contestations. La place qu'on a voulu donner aux parents dans cette structure participe de cette escroquerie qui voit des pères et des mères brandir leur droit à mettre le nez dans les cours et les grilles de notation, dans le même temps qu'on les voit gémir comme jamais devant des enseignants à qui ils viennent demander des conseils pour tenir leur gamin. Ce paradoxe est un faux paradoxe. Il n'est que le prolongement du processus d'infantilisation dont je parlais plus haut, et nous sommes arrivés à une période où les infantilisés d'hier ont fini par procréer (5). Dès lors, plutôt que de chercher en interne les causes de leurs maux ils se reportent, parfois agressivement, le plus souvent comme des âmes en peine, vers celui ou celle qui leur semble à même d'assumer une responsabilité quelconque.

    Troisième point. La violence envers les enseignants ne peut ni ne doit être dissociée de la situation de crise qui n'est plus justement une situation de crise (6) mais une faillite évidente du système libéral. Il ne s'agit nullement d'excuser les actes, ni même de les comprendre, dans le sens où le plus souvent, ceux qui invoquent la compréhension s'en servent comme d'un instrument rhétorique pour justement excuser. En revanche, on s'interrogera sur la dimension pulsionnelle et grégaire de ces réactions. Le père qui défend sa fille (ou croit la défendre), le frère qui venge la sœur ou le petit frère, le copain qui rétablit l'honneur du copain. Qu'est-ce, en partie, sinon une sorte de compensation dans un monde où, successivement, les sécurités économique, sociale, voire politique ont disparu ? Ce type de violence trahit un repli sur soi, un désir de réaffirmation face à un monde qui tend à dissoudre la reconnaissance et la dignité. La généralisation de la précarité comme modèle non seulement économique mais aussi politique, social ou affectif a considérablement accru les risques de déstabilisation des individus, qui ne sont plus un mais fragmentés en autant de combats incertains dans un monde actif à gommer tous les repères. On se souvient de la saillie de la subtile Laurence Parisot :«La vie, la santé, l'amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?». On transfère ainsi une problématique de la nature humaine, sur le plan de son ontologie, dans le domaine de l'organisation sociale. À croire que la politique n'est plus qu'une façon de prolonger la nature. Dès lors, à mesure que dans la structure globale je sens que je m'efface, ou que l'on m'efface, j'essaie de reprendre pied. C'est la violence du quotidien, au quotidien ; la violence du proche, de la proximité ; la violence spectaculaire, visible, par laquelle j'existe à nouveau. Cette reconnaissance ne peut jamais aussi bien être en vigueur que dans le cadre de la sphère familiale ou intime (incluant les amitiés, parfois) et frapper à l'école, c'est, d'une certaine manière, frapper contre la société entière. La dimension tragique de cette violence est claire. Tragique en ce qu'elle peut parfois déboucher sur des actes graves et sans retour, tragique en ce qu'elle est l'indice d'une fatalité qui ne veut pas dire son nom.

    De fait, nous assistons à la disparition du sacré scolaire, à ce qui devait maintenir ce lieu et cette institution comme séparé (7) du monde. Non pas pour nier le monde mais pour y préparer ceux qui justement allaient devoir s'y faire une place. Son projet était donc indissociable d'une aspiration démocratique, au sens le plus noble du terme. C'est en vertu (!) de ce reniement, jamais affiché mais sournoisement mis en œuvre, que l'école est progressivement vidée de son objet. On lui donne mission de se substituer à un ordre défaillant sans lui donner les moyens de son action. Elle masque (mal) les insuffisances du système et elle n'est plus, dans bien des cas, qu'une coquille sans contenu. Le pire est à venir...

     

     

    (1)Ce qui est, soyons cynique, très drôle. Il me semblait que la maltraitance faite aux enfants et les agressions sexuelles, notamment sur les plus jeunes, venaient pour l'essentiel de la famille. Mais ce n'est qu'un détail.

    (2)J'entends cet adjectif dans l'écho de son étymologie : faible.

    (3)Véritablement, tout un programme par quoi le moindre gamin savait lire, écrire et compter. Les progressistes, toujours à la pointe puisqu'ils sont progressistes, diront que cela n'était pas suffisant et que l'école faisait de la discrimination sociale à tour de bras. Certes, et je n'ai pas envie de le nier. Je ne crois pas, néanmoins, que la massification ait produit, dans son stade ultime, autre chose que des cohortes d'adolescents en partie incultes, à peine alphabétisés, incapables de construire pour nombre d'entre eux une pensée ordonnée, logique, claire. Je laisse de côté le rapport qu'ils entretiennent à l'histoire : il est quasi nul. Il faut dire que le renoncement volontaire à la chronologie par le ministère n'y est pas pour rien.

    (4)On se doute bien que les zélés représentants des parents, et nombre de parents eux-mêmes, ont beaucoup moins d'arrogance quand leur banquier les rappelle à l'ordre. Pas sûr non plus qu'ils soient si téméraires devant une incivilité dans un train, dans un bus ou sur la voie publique...

    (5)Le plus bel exemple de cette infantilisation rampante tient dans l'usage aujourd'hui symptomatique des mots «papa» et «maman». Des autorités ont rencontré la maman ou le papa. Des adolescent(e)s disent à leurs copains ou copines que ce soir ils vont au ciné avec leur papa (ou leur maman).

    (6)Puisque la crise est une pointe, un temps court et concentré.

    (7)En latin, sacer renvoie à ce qui est séparé, puisqu'il désigne un lieu inviolable.

     

  • De taille et d'estoc

    Les porte-breloque olympiques sont revenus chargés de gloire et de primes, hérauts temporaires d'une réussite nationale qui cherche à faire oublier le désastre. Il n'y a rien de pire que ce dévouement sportif à "vouloir donner du bonheur aux gens", ni de plus consternant que cette récupération politique s'extasiant "devant la vigueur de la jeunesse".

    Cette année pourtant, c'est un peu la soupe à la grimace. 34 médailles londoniennes : voilà  qui est nettement moins bien que l'épisode pékinois. Certains stratèges UMP y verront les premiers signes de l'après-sarkozysme. Flanby est plan-plan, quand Bling-Bling courait et pédalait dans tous les sens. Il savait donner l'impulsion, l'exemple. Le sportif est par principe d'exception et peu compatible avec l'homme normal. D'autre diront plus sérieusement que la multiplication des pays triomphants, parfois si petits ou si peu peuplés, nous prive de ce qui nous revient de droit. Tout cela, c'est la faute du Kazakhstan ou de Trinidad-et-Tobago. Un peu facile. D'autres encore invoqueront la réussite anglaise (troisième derrière les Américains et les Chinois), signe d'un manque évident de fair-play et de courtoisie. Gagner chez soi (parce que chez soi) est d'une prétention détestable. Quand on invite, on ne commence pas par se servir.

    Mais tout cela ne touche pas vraiment la raison profonde de la faillite hexagonale, là où elle concerne l'essence de notre histoire. Ainsi la France rentre-t-elle bredouille en escrime et en équitation, domaine dans lesquels elle donnait le meilleur de la représentation nationale. Temps qui n'est plus, hélas, à jamais révolu, ajoute l'esprit nostalgique. Le triomphe du cavalier et de l'épée est image de sépia. L'esprit chevaleresque et aristocratique a vécu. La grandeur de l'Ancien Régime a définitivement cédé devant le démocratique VTT et l'estivale natation. Londres 2012, c'est peu ou prou le dernier acte du basculement de 1789, ce qui ne manque pas de sel (amer), quand on sait l'attachement british à la monarchie. Prenons-en acte, ou sinon redorons le blason de l'esprit à particule à travers ses attributs les plus visibles. Choisissons la deuxième solution.

    Certes, nous savons après la lecture de La Route des Flandres de Claude Simon que la cavalerie ne peut guère rivaliser devant le canon de 40. Mais la technologisation admirable de la violence n'a pas prouvé que notre efficacité guerrière ait progressé, si l'on en croit nos déboires en Afghanistan. Réhabilitons donc l'armée à cheval, multiplions par dix les effectifs de la Garde Républicaine pour avoir des cavaliers olympiques dignes de notre tradition (ce qui exclut les femmes, sans doute, mais on ne peut pas satisfaire tout le monde...). Développons une brigage montée à la française (très important, cela : à la française, puisque nous faisons génétiquement mieux que les autres) pour les carrefours embouteillés ou pour les manifestations de pauvres. Il est certain qu'ainsi sortiront quelques pépites pour le concours complet ou l saut d'obstacles. De même, rendons obligatoire l'inscription au manège des 8-10 ans ; que la pratique chevaline devienne le fer de lance d'une nouvelle éducation (tant celle-ci, d'éducation, n'en est pas à une niaiserie près) par laquelle les meilleurs iront à cheval, et les médiocres à pied. L'équitation ou l'équité, il faut choisir. Je choisis, pour ma part. Et la France retrouvera alors son rang, le premier, dans le concert des nations.

    Moins coûteuse, et plus intéressante, voire utile, me paraît le regain possible de l'escrime française. Il n'est pas question de rétablir le port de l'épée. Cela ne sied guère au vêtement contemporain. Plus essentiel me semble le rétablissement du droit, voire du devoir, au duel, ce droit combattu dès le XVIIe siècle, comme une plaie morale, par un Etat centralisateur. Imaginons un instant l'imbecillité française régler ses fâcheries d'égo et de territoires, le matin, à la fraîche, sur le gazon d'un jardin public, au tranchant de la lame, à la vigueur de la pointe, plutôt que d'user bassement du couteau, de la 22 long rifle ou de la kalashnikov (à Marseille en particulier). La noblesse du combat, le port altier, le sens de la loyauté devant la mort, et le silence qui s'impose (plutôt que la vulgarité ambiante), tout cela aurait un effet bénéfique pour la société tout entière. Certes, le Champ de Mars, le Luxembourg, la Tête d'Or ou le Thabor rougiraient un peu du sang des vaincus, mais c'est fort peu en vérité. Les belliqueux contemporains pourraient se faire connaître, du caïd de banlieue à l'irrascible en auto, de l'aristocrate en chambre au mélancolique sans dessein. De fil en aiguille se ferait une sélection naturelle mettant en valeur celui qui, combat après combat, a survécu. La jeunesse, notamment, de tous les milieux, aurait là le moyen d'exprimer son envie de respect dont elle nous rebat les oreilles. Il suffirait de repérer ceux qui persistent, victorieusement, dans leur envie de tuer (ou de mourir, qui sait), sans jamais connaître le goût saumâtre de la défaite. Peut-on estimer qu'au dixième duel, le survivant est un sujet plein d'avenir ? Je le crois (de toute manière, il y aura bien des socio-psychologues pour se pencher sur la question).

    Ainsi déterminée, par une sorte de loi de sélection naturelle où les plus vaillants sortiraient du lot, l'escrime française, sans effort et sans investissement supplémentaire (nous sommes en période de crise), aurait, par voie de sourcecrowding, d'une certaine manière, un vivier dont elle n'aurait plus qu'à faire fructifier le trésor. Nul doute qu'en établissant la violence comme une forme de rite unificateur et respectable, l'épée, le sabre ou le fleuret regagneraient les médailles qu'un développement trop confidentiel et bourgeois a fini par perdre.

    Les cavaliers et les escrimeurs sont décidément des fins de race. Il est urgent d'insufler un élan nouveau. Cela passe, c'est clair, par une démocratisation à tout va, une institutionnalisation de la violence organisée, un droit à se faire justice dans les règles : rien qui puisse, au fond, choquer l'ordre libéral...


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  • À

    À mesure qu'on sophistiquait la violence, on affinait la diplomatie qui la rendait possible, joignant au mieux la parole et les actes.

     

     

     

     

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