Ce début d'année scolaire aura été marqué par une atteinte visible à l'intégrité physique des enseignants. À de nombreuses reprises, certains d'entre eux ont été giflés, frappés, voire agressés. Le dernier cas connu (ou disons : médiatisé) est celui de ce professeur du plus important lycée lyonnais, dont l'agresseur est pour l'heure en détention provisoire avant sa comparution le 6 novembre. Il risque jusqu'à cinq ans de prison. Nonobstant l'émotion que peut susciter ce genre de nouvelle (mais l'émotion ne doit pas être une politique, n'en déplaise aux histrions gouvernant, aujourd'hui comme hier), il ne faut pas s'étonner d'une telle dérive et nul doute que l'histoire se répétera tant la violence à l'école, contre l'école, s'est banalisée en trente ans, et notamment la violence des parents ou des membres de la famille (frères et/ou sœurs). Cette situation s'explique au moins (ce ne sont pas les seuls, évidemment) par trois facteurs propices, trois facteurs structuraux qui définissent une nouvelle sociologie dont l'épanouissement est à terme mortifère pour les lieux d'instruction.
Le premier point touche à la place donnée désormais à l'enfant, et à la parole de l'enfant. L'infantilisation généralisée de la société a commencé par la sacralisation du jeune, par la substitution d'une hiérarchie naturelle, plaçant l'adulte au sommet d'une pyramide légitime, au profit d'un égalitarisme qui a fini par renverser les rapports de force. La soumission de l'autorité à une règle où l'élève valait le maître ne pouvait qu'aboutir à la situation actuelle dans laquelle la voix de l'élève prime sur le maître. Celui-là a toujours raison : il est la voix de l'opprimé, du battu, du menacé, etc. Il suffit de voir ce qu'a produit aux États-Unis cette vogue de la parole refoulée enfin déliée de ses angoisses, manipulée qu'elle était par des psychanalystes charlatans. L'enfant, et l'enfant qui demeure en nous, nous devenus adultes, a quelque chose à dire, de sincère, de pur, de vrai. Il y a quelques années, un enseignant accusé de pédophilie s'est suicidé. L'accusation n'était qu'une plaisanterie, une petite vengeance. L'accusateur avait dix-sept ans. L'âge et le statut suffisent désormais pour valider une parole. Elle a valeur incriminatoire, parce qu'on lui accorde de facto le droit d'exister comme parole de discriminé. Dès lors, il est clair que l'enfant, ou l'adolescent, a acquis, par l'image qu'on avait de lui, le droit d'être un monstre polymorphe qui se sent à la moindre occasion attaquée dans sa personne et dans son droit. L'enseignant est devenu cet autre soupçonnable dont le procès est en cours (si j'ose dire). Il est à la fois celui à qui on demande la performance (et double, la performance : faire apprendre et savoir tenir les gamins) sans le droit à l'autorité, et moins encore à son exercice. Plus encore : le calamiteux ministère de Ségolène Royal en a fait un pédophile caché dont il faut se méfier constamment (1). Nous en sommes donc là. L'instrumentalisation de l'enseignement afin de détruire toute logique hiérarchique. Dès lors, la moindre plainte, la moindre contestation peuvent se transformer en agression quasi légitime. Moins il sait parler (et il suffit de passer un quart d'heure à un arrêt de bus pour s'en convaincre) plus le jeune (selon l'expression consacré) demande à ce qu'on lui parle bien, à ce qu'on le respecte. Lequel respect n'est que la forme ultime pour exiger qu'il puisse n'en faire que selon son bon vouloir. Petit roitelet d'un royaume imbécile (2), il peut se vanter de faire taire celui qui est censé professer. Encore faudrait-il que ce soit là la vraie vocation de l'école, et rien n'est moins sûr.
Tel est le deuxième point que je voudrais soulever. Même si nous sommes aujourd'hui dans une société de l'équivalence : tout se vaut, et donc rien n'a de valeur, il faut s'arrêter un tant soit peu s'arrêter sur les mots. Jadis, il y avait l'Instruction publique. Instruire... Tout un programme (3), qui supposait dans son intitulé même une définition nette des tâches et des fonctions. Il ne s'agissait pas de confondre ce qui relevait de l'école et de la famille. En devenant Éducation nationale cette même structure a muté, dans ses objectifs et dans sa mission. Le terme d'éducation induit qu'on fasse dans les murs de l'école autre chose qu'une approche du savoir. C'est une entreprise de socialisation qui est en jeu et le maître est devenu un supplétif des parents. Il est devenu, en quelque sorte, son complément. Et c'est évidemment là que le problème apparaît. La substitution, et nul ne s'en étonnera, ne peut pas être complète. Dès lors, l'enseignant ne peut être que le parent, mais en moins bien, mais en moins légitime. À ce titre, il n'a que des devoirs (sublime ironie) et nul droit. C'est en ce sens que la bérézina des sciences de l'éducation, du triomphiant et toxique Meyrieu, est une catastrophe sans retour, je le crains. Elle a entériné la faille irrémédiable de maître, son névrose chronique à vouloir enseigner quelque chose, sa faute première : de ne pas vouloir être lui aussi un enfant. Beaucoup, devant ce diktat, ont plié ; quelques-uns résistent. De moins en moins... Ce deuxième déséquilibre, en soi déjà catastrophique, s'aggrave quand on considère l'évolution globale de la société. Celle-ci est devenue pour l'essentiel une société de services. La production industrielle a décliné et le tertiaire a pris la plus grande part. Or, le service est d'abord la satisfaction du client. Le parent d'élève est un client déguisé. Qui plus est, il a pour lui le bonheur de ne rien payer (ou si peu) qu'il se sent de plus en plus le droit de parler (4). Si on y ajoute le paramètre du loisir, la place qu'occupe désormais l'entertainment, on comprendra que l'école s'est transformée elle-même en une entité qui est moins un lieu d'apprentissage qu'un service pour lequel il existe des réclamations et des contestations. La place qu'on a voulu donner aux parents dans cette structure participe de cette escroquerie qui voit des pères et des mères brandir leur droit à mettre le nez dans les cours et les grilles de notation, dans le même temps qu'on les voit gémir comme jamais devant des enseignants à qui ils viennent demander des conseils pour tenir leur gamin. Ce paradoxe est un faux paradoxe. Il n'est que le prolongement du processus d'infantilisation dont je parlais plus haut, et nous sommes arrivés à une période où les infantilisés d'hier ont fini par procréer (5). Dès lors, plutôt que de chercher en interne les causes de leurs maux ils se reportent, parfois agressivement, le plus souvent comme des âmes en peine, vers celui ou celle qui leur semble à même d'assumer une responsabilité quelconque.
Troisième point. La violence envers les enseignants ne peut ni ne doit être dissociée de la situation de crise qui n'est plus justement une situation de crise (6) mais une faillite évidente du système libéral. Il ne s'agit nullement d'excuser les actes, ni même de les comprendre, dans le sens où le plus souvent, ceux qui invoquent la compréhension s'en servent comme d'un instrument rhétorique pour justement excuser. En revanche, on s'interrogera sur la dimension pulsionnelle et grégaire de ces réactions. Le père qui défend sa fille (ou croit la défendre), le frère qui venge la sœur ou le petit frère, le copain qui rétablit l'honneur du copain. Qu'est-ce, en partie, sinon une sorte de compensation dans un monde où, successivement, les sécurités économique, sociale, voire politique ont disparu ? Ce type de violence trahit un repli sur soi, un désir de réaffirmation face à un monde qui tend à dissoudre la reconnaissance et la dignité. La généralisation de la précarité comme modèle non seulement économique mais aussi politique, social ou affectif a considérablement accru les risques de déstabilisation des individus, qui ne sont plus un mais fragmentés en autant de combats incertains dans un monde actif à gommer tous les repères. On se souvient de la saillie de la subtile Laurence Parisot :«La vie, la santé, l'amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?». On transfère ainsi une problématique de la nature humaine, sur le plan de son ontologie, dans le domaine de l'organisation sociale. À croire que la politique n'est plus qu'une façon de prolonger la nature. Dès lors, à mesure que dans la structure globale je sens que je m'efface, ou que l'on m'efface, j'essaie de reprendre pied. C'est la violence du quotidien, au quotidien ; la violence du proche, de la proximité ; la violence spectaculaire, visible, par laquelle j'existe à nouveau. Cette reconnaissance ne peut jamais aussi bien être en vigueur que dans le cadre de la sphère familiale ou intime (incluant les amitiés, parfois) et frapper à l'école, c'est, d'une certaine manière, frapper contre la société entière. La dimension tragique de cette violence est claire. Tragique en ce qu'elle peut parfois déboucher sur des actes graves et sans retour, tragique en ce qu'elle est l'indice d'une fatalité qui ne veut pas dire son nom.
De fait, nous assistons à la disparition du sacré scolaire, à ce qui devait maintenir ce lieu et cette institution comme séparé (7) du monde. Non pas pour nier le monde mais pour y préparer ceux qui justement allaient devoir s'y faire une place. Son projet était donc indissociable d'une aspiration démocratique, au sens le plus noble du terme. C'est en vertu (!) de ce reniement, jamais affiché mais sournoisement mis en œuvre, que l'école est progressivement vidée de son objet. On lui donne mission de se substituer à un ordre défaillant sans lui donner les moyens de son action. Elle masque (mal) les insuffisances du système et elle n'est plus, dans bien des cas, qu'une coquille sans contenu. Le pire est à venir...
(1)Ce qui est, soyons cynique, très drôle. Il me semblait que la maltraitance faite aux enfants et les agressions sexuelles, notamment sur les plus jeunes, venaient pour l'essentiel de la famille. Mais ce n'est qu'un détail.
(2)J'entends cet adjectif dans l'écho de son étymologie : faible.
(3)Véritablement, tout un programme par quoi le moindre gamin savait lire, écrire et compter. Les progressistes, toujours à la pointe puisqu'ils sont progressistes, diront que cela n'était pas suffisant et que l'école faisait de la discrimination sociale à tour de bras. Certes, et je n'ai pas envie de le nier. Je ne crois pas, néanmoins, que la massification ait produit, dans son stade ultime, autre chose que des cohortes d'adolescents en partie incultes, à peine alphabétisés, incapables de construire pour nombre d'entre eux une pensée ordonnée, logique, claire. Je laisse de côté le rapport qu'ils entretiennent à l'histoire : il est quasi nul. Il faut dire que le renoncement volontaire à la chronologie par le ministère n'y est pas pour rien.
(4)On se doute bien que les zélés représentants des parents, et nombre de parents eux-mêmes, ont beaucoup moins d'arrogance quand leur banquier les rappelle à l'ordre. Pas sûr non plus qu'ils soient si téméraires devant une incivilité dans un train, dans un bus ou sur la voie publique...
(5)Le plus bel exemple de cette infantilisation rampante tient dans l'usage aujourd'hui symptomatique des mots «papa» et «maman». Des autorités ont rencontré la maman ou le papa. Des adolescent(e)s disent à leurs copains ou copines que ce soir ils vont au ciné avec leur papa (ou leur maman).
(6)Puisque la crise est une pointe, un temps court et concentré.
(7)En latin, sacer renvoie à ce qui est séparé, puisqu'il désigne un lieu inviolable.