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école

  • La fin d'une escroquerie

    Najat Vallaud Belkacem n'est pas grand chose mais cela ne l'empêche pas d'être un signe. Un symptôme même ; celui d'un bouleversement radical des équilibres de la pensée en France. La réforme qui doit porter son nom (1) est odieuse et dangereuse. Elle consacre l'allégeance de la gauche à une volonté destructrice de la civilisation judéo-chrétienne dont le terreau se trouve dans les grandeurs antiques. il s'agit avant tout de récrire le passé ; c'est un révisionnisme historique funeste activé par une haine de soi, une haine de la nation (2), une indexation de la pensée sur le paradigme mondialiste, et l'exaltation de la culpabilité post-coloniale réinvestie dans l'islamo-gauchisme.

    C'est pour tout cela que Vallaud Belkacem est un symptôme. En moquant les "pseudo intellectuels", elle ne s'est pas seulement ridiculisée. Elle va au delà. Qu'une poupée à la langue de bois caricaturale vienne décréter qui pense et qui ne pense pas, qui a le droit de parler et qui a le devoir de se taire, quand il s'agit, par exemple, d'un esprit aussi brillant que Marc Fumaroli, c'est à se tordre de rire (quoique non : le sujet est trop grave). La vanité n'est pas qu'une dérision ; elle est parfois une arme pour pouvoir masquer sa vacuité. Vallaud Belkacem est, sur ce point, infinie ; elle caquette sans se rendre compte de ce qu'elle dévoile.

    Il aura donc fallu attendre, pour moi, un demi siècle avant d'entendre une ministre de gauche (3) se lancer dans un discours anti-intellectuel, dans les ornières de ce que l'on disait réservé, il y a encore peu, à la bêtise fascisante et au réductionnisme frontiste. La gauche s'était en partie (pour ne pas dire exclusivement) construite sur la revendication intellectuelle face au simplisme et au pragmatisme étroit d'une "pensée" de droite (4) sclérosée, passéiste et conservatrice. Et lorsqu'elle combattait pour ses idées, elle brandissait haut et fort ses prétentions en matière d'analyse et de pensée. En attaquant ses détracteurs sous l'appellation de  "pseudo intellectuels", c'est-à-dire en définissant comme tels des penseurs reconnus et qui, pour beaucoup, ne cherchent pas à se faire une place au soleil du tout venant médiatique, Vallaud Belkacem dévoile le retournement profond qu'a engagé la gauche de gouvernement quand elle a cédé aux sirènes de l'économie ultra-libérale. Elle ne s'est pas simplement convertie au marché ; elle n'a pas seulement renoncé à une analyse critique du monde ; elle s'est engagée à un éloge de la bêtise, à un combat contre la pensée.

    On comprend mieux le désert intellectuel de la réflexion à gauche. Mitterrand était un opportuniste et sa progéniture des thuriféraires encastés dans la haute administration. Hollande, Valls, Vallaud Belkacem n'ont jamais rien pensé ; ce sont des gratte-papier gouvernementaux, des ronds-de-cuir balzaciens (ou flaubertiens...), des sous-fifres incultes. Et ceux qui les soutiennent ne valent pas mieux. La migration progressive d'intellectuels de gauche vers la réaction (pour parler socialiste...) est irréductible à une réification de ces individus, l'âge aidant, dans une nostalgie pesante. Tout est déjà écrit dans la volonté de nivellement intellectuel qui résume les quarante dernières années françaises. En attaquant des intellectuels comme espèce, en dépit du sérieux de ce qu'ils sont, en usant des mêmes moyens rhétoriques qu'un Jean-Marie Le Pen, la ministre met à jour ce populisme de gauche dont on veut taire l'ignominie culturelle.

    La coquille se vide pourtant. Au désastre pédagogiste des ratés à la Meyrieu a succédé l'allégement criminel des savoirs fondamentaux au profit d'un "savoir-être", et autres psychologismes de comptoir (5). Vient désormais le temps où la pensée contradictoire, le droit kantien de dire non, en somme, tourne au délit (6). Le procès fait à des intellectuels a eu beaucoup de succès au XXe siècle, de Staline à Pinochet, en passant par Castro, Mao ou les oligarchies islamiques. Nous n'irons pas jusqu'à écrire que Vallaud Belkacem leur emboîte le pas. Remarquons pourtant que son approximation dans l'attaque emprunte des chemins hasardeux.

    Néanmoins, cette saillie absurde et radicale n'est pas le fruit du hasard. Elle résulte d'une évolution qui mène ce qu'on appelle la gauche de gouvernement à sa disparition comme force contestataire. Pour simplifier (et le mot est faible) : si la droite avait les valeurs du passé et s'accrochait à l'histoire, à la filiation, à l'héritage (7), la gauche œuvrait pour la réforme, le progrès, l'égalité, soit : le futur. Encore fallait-il que le futur ne soit pas un abaissement aux règles pures du marché. Et les intellectuels servaient, quand la gauche faisait semblant de résister, à cette imposture, dans la division des figures symboliques. Maintenant que l'affaire est entendue, qu'il n'y a plus qu'un "marché de droit divin", pour reprendre le titre de Thomas Frank, une Macron-économie en perspective, les masques tombent. La défense du prolétariat est aux oubliettes, la notion de classe une vieille lune, tout l'arsenal d'une pensée contestataire a pris la poussière. Seul compte l'impact médiatique ; seul demeure la raison opérationnelle pour un monde ouvert absolument et donc nécessairement idiot.

    Le consommateur nouvelle formule est l'ennemi de la pensée. Il est dans le compulsif, dans la confusion de ses désirs. Le grec, le latin, l'histoire chrétienne hexagonale sont autant de freins à cette émancipation décervelée. Vallaud Belkacem définit en fait l'avenir d'un pays en conformité avec les nouvelles lois du marché fou. N'être rien d'autre qu'un vaste hypermarché. Dès lors, l'intellectuel est un ennemi qu'il faut circonscrire à un espace factice et artificiel. Tous les coups sont permis, toutes les audaces verbales aussi. L'insulte de Vallaud Belkacem à l'intelligence n'en est que le début d'un processus inévitable.

    Mais il faut aussi considérer la situation sous un autre angle : celui d'une possible reconquête par les mouvements dits réactionnaires d'un espace intellectuel à même de réorienter le politique. Le terrorisme sartrien et post sartrien est miné. Ceux qui, jusqu'alors, se sentaient une certaine culpabilité d'être de droite (mais qu'est-ce qu'être de droite ?), souverainistes, nationalistes, chrétiens, anti-européens (8), n'ont plus de raison de se sentir en état d'infériorité. Si l'aura des figures d'après-guerre dont la réalité était fondée sur une mystification historique autour d'une résistance contre le nazisme confisquée à leur seule gloire, si les délires soixante-huitards ont pu dévoyer la pensée française jusqu'au procès perpétuel de ce que nous étions (9), il n'est pas impossible de redresser la barre. Vallaud Belkacem et les idéologues de Terra Nova n'ont pas d'envergure. En revanche, et le travail est à ce niveau, ils ont choisi dans leur fuite en avant le coup d'État permanent et un radicalisme dans l'action précipitée. Ils veulent aller vite pour que le  point de non-retour soit atteint.

    La bêtise n'est jamais aussi dangereuse que dans ses formes désespérées, parce qu'elle se sent une toute puissance assassine. La ministre de l'Éducation veut soumettre la réalité en dépit de la pensée réactive qui l'agite. D'une certaine manière, elle concentre le politique à sa part opérationnelle, quand cette part opérationnelle, immédiate, amnésique, uniformisante, refuse la durée, concrétion, l'histoire. Vallaud Belkacem est une anti-intellectuelle de gauche, à l'ascendance islamo-gauchiste, ce qui est la pire des figures. À l'escroquerie morale s'adjoint le rêve de la tabula rasa. 

    La gauche a déserté la pensée politique en se convertissant au rêve libéral. Elle use de l'État non plus comme un levier pour réduire les écarts ou adoucir la violence. Elle en fait l'instrument d'une délocalisation du sujet pour qu'il ne soit plus qu'un migrant potentiel et perpétuel du vaste marché. Pour ce faire, tous les moyens sont bons : jouer Debbouze (connu, démago, vain, minoritaire visible) contre Fumaroli (discret, réfléchi, affreusement classique). Si la catastrophe arrive, les idiots qui ferment les yeux ne pourront pas dire qu'ils ne savaient pas...

     

     (1)Prouvant au passage que le désastre politique n'a rien à voir avec la sexuation de celui/celle qui en est l'agent. La politique au féminin n'est pas mieux que la politique au masculin. Certains diraient sans doute que c'est pire. Laissons ce genre d'appréciation de côté. Ce serait du machisme aussi ridicule que le féminisme qui nous a amenés là.

    (2)Laquelle nation ne peut être qu'une entité honnie dans sa constitution exclusive (par nature) quand on est ministre et qu'on a une double nationalité. Imagine-t-on un ministre de la défense ou un chef de la diplomatie franco-américain, ou franco-russe ?

    (3)Je sais ce qu'il y a de grotesque dans une telle formulation mais il faut faire avec les caricatures et la doxa de ses opposants.

    (4)Plutôt tort avec Sartre que raison avec Aron ...

    (5)Et le profit est la clé de tout. Il s'agit bien de créer un système efficace pour le maximiser. L'école de Chicago est une doctrine qui excède de loin le champ économique.

    (6)Une preuve supplémentaire ? Valls qui joue les gros bras devant Emmanuel Todd (qui, par ailleurs, est très approximatif dans son analyse. On l'a connu plus pertinent).

    (7)Tout ce que les gauchos au pouvoir disent honnir et attaquer, avec selon les cas, une certaine hypocrisie. S'ils mettent la filiation sur le marché (avec le mariage gay), ils font semblant de s'en prendre à l'héritage (avec le cache-misère de l'ISF).

    (8)Entendons par anti-européens : ceux qui ne veulent pas du salmigondis libéral dans lequel se reconnaissent la gauche de gouvernement, le centrisme de droite et les verts de salon...

    (9)En ce sens, pas de différence fondamentale entre Deleuze et BHL, sinon dans l'imprégnation médiatique et son traitement. Pour une littérature mineure est le pendant de L'Ideologie française. Mais il n'est pas indifférent que si  Aron fracassa le roi du brushing et du col ouvert, il se tint coi devant l'illuminé de Nanterre. 

     

  • Le Sens de l'école

    C'est net, simple, imparable. D'aucuns diront que revenir aux Grecs est une illusion, une préciosité fumeuse. Certes, les Grecs (ce combat de toute une vie cher à Jacqueline de Romilly)... Mais, en général, le mépris pour les Hellènes n'est qu'un exemple particulier d'un mépris plus large pour le passé. Bernard Stiegler voit pourtant en cette invocation lointaine, à travers une anecdote socratique, un point de repère pour mieux comprendre ce qui aujourd'hui/désormais ne va plus. Encore, s'il ne s'agissait que d'aller, de faire un mouvement réparateur, pourrait-on y croire, mais la vérité est plutôt que le lien est défait. Et lisant ces pages sur la philia, qui n'a évidemment rien à voir avec la simple camaraderie consumériste des communautés de marques, il y a lieu de penser que le livre, la réflexion, l'écriture, le silence, la skholè sont plus que jamais des nécessités. Non pas pour se sentir plus mal dans un monde qui défaille, mais pour pouvoir s'en retrancher, de ce monde, aussi brief soit ce retrait, et le tenir à distance, en vainqueur pacifique... 


    "En Grèce antique, patrie de la politique et de la démocratie, la citoyenneté apparaît avec les hypomnémata littéraux qui s'y sont constitués, et elle se fonde, par l'intermédiaire du grammatistès qui est le maître des lettres (l'instituteur), sur le fait que le processus d'adoption doit être pris en charge par la cité -par cette cité dont Socrate dit à Criton, dans sa prison, et avant de boire la ciguë, que s'il fuyait l'exécution de sa condamnation, comme le lui propose Criton, ses enfants deviendraient orphelins- ce qui signifie qu'ils ne le seront pas véritablement du fait de sa propre mort prochaine : l'école est ici devenue la matrice identificatoire de cette autre forme de parentalité (c'est-à-dire de philia) qu'est la cité en tant que telle.

    L'organisation politique est un système parental qui casse les déterminations claniques, les identifications au sens habituel (ce que La République de Platon porte à son comble, et même à une extrémité qui aboutit à une absurdité, dont j'étudie les motifs par ailleurs, motifs qui reposent sur le malentendu à propos de l'hypomnésis qui est l'origine même de toute métaphysique) et la constitution de cette parentalité est précisément la philia politique.

    Ici, il faut revenir au concept de programme socio-ethnique : en tant que complément indispensable à la formation des dèmes (qui fondent la démo-cratie) par lesquels Clisthène casse les tribus, et par là substitue aux programmes ethniques, qui constituent le contrôle traditionnel des comportements collectifs, des programmes politiques fondés sur une loi commune, lisible et critiquable par tous, l'école grecque est l'opérateur d'adoption de ces nouveaux programmes. Et elle est en cela le lieu de constitution d'un nouveau processus d'individuation psychique et collective de référence. Dès son origine grecque, l'école est donc le lieu d'adoption qui forme une philia par la constitution d'un idéal du moi, mais qui est aussi, comme dèmos, le peuple en tant qu'idéal de la population qui n'est plus le groupe ethnique (et qui accueille pour cette raison ceux qu'elle appelle les métèques). Cette école est le foyer même de la démocratie, et elle le redevient dans les démocraties industrielles comme instruction publique et obligatoire, et finalement éducation nationale.

    C'est ce rôle qui est de nos jours fondamentalement menacé par la télécratie qu'impose le populisme industriel et pulsionnel, et c'est ce contre quoi la misère politique renonce à lutter."

     

        Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006.

  • Fracture...

    Ce début d'année scolaire aura été marqué par une atteinte visible à l'intégrité physique des enseignants. À de nombreuses reprises, certains d'entre eux ont été giflés, frappés, voire agressés. Le dernier cas connu (ou disons : médiatisé) est celui de ce professeur du plus important lycée lyonnais, dont l'agresseur est pour l'heure en détention provisoire avant sa comparution le 6 novembre. Il risque jusqu'à cinq ans de prison. Nonobstant l'émotion que peut susciter ce genre de nouvelle (mais l'émotion ne doit pas être une politique, n'en déplaise aux histrions gouvernant, aujourd'hui comme hier), il ne faut pas s'étonner d'une telle dérive et nul doute que l'histoire se répétera tant la violence à l'école, contre l'école, s'est banalisée en trente ans, et notamment la violence des parents ou des membres de la famille (frères et/ou sœurs). Cette situation s'explique au moins (ce ne sont pas les seuls, évidemment) par trois facteurs propices, trois facteurs structuraux qui définissent une nouvelle sociologie dont l'épanouissement est à terme mortifère pour les lieux d'instruction.

    Le premier point touche à la place donnée désormais à l'enfant, et à la parole de l'enfant. L'infantilisation généralisée de la société a commencé par la sacralisation du jeune, par la substitution d'une hiérarchie naturelle, plaçant l'adulte au sommet d'une pyramide légitime, au profit d'un égalitarisme qui a fini par renverser les rapports de force. La soumission de l'autorité à une règle où l'élève valait le maître ne pouvait qu'aboutir à la situation actuelle dans laquelle la voix de l'élève prime sur le maître. Celui-là a toujours raison : il est la voix de l'opprimé, du battu, du menacé, etc. Il suffit de voir ce qu'a produit aux États-Unis cette vogue de la parole refoulée enfin déliée de ses angoisses, manipulée qu'elle était par des psychanalystes charlatans. L'enfant, et l'enfant qui demeure en nous, nous devenus adultes, a quelque chose à dire, de sincère, de pur, de vrai. Il y a quelques années, un enseignant accusé de pédophilie s'est suicidé. L'accusation n'était qu'une plaisanterie, une petite vengeance. L'accusateur avait dix-sept ans. L'âge et le statut suffisent désormais pour valider une parole. Elle a valeur incriminatoire, parce qu'on lui accorde de facto le droit d'exister comme parole de discriminé. Dès lors, il est clair que l'enfant, ou l'adolescent, a acquis, par l'image qu'on avait de lui, le droit d'être un monstre polymorphe qui se sent à la moindre occasion attaquée dans sa personne et dans son droit. L'enseignant est devenu cet autre soupçonnable dont le procès est en cours (si j'ose dire). Il est à la fois celui à qui on demande la performance (et double, la performance : faire apprendre et savoir tenir les gamins) sans le droit à l'autorité, et moins encore à son exercice. Plus encore : le calamiteux ministère de Ségolène Royal en a fait un pédophile caché dont il faut se méfier constamment (1). Nous en sommes donc là. L'instrumentalisation de l'enseignement afin de détruire toute logique hiérarchique. Dès lors, la moindre plainte, la moindre contestation peuvent se transformer en agression quasi légitime. Moins il sait parler (et il suffit de passer un quart d'heure à un arrêt de bus pour s'en convaincre) plus le jeune (selon l'expression consacré) demande à ce qu'on lui parle bien, à ce qu'on le respecte. Lequel respect n'est que la forme ultime pour exiger qu'il puisse n'en faire que selon son bon vouloir. Petit roitelet d'un royaume imbécile (2), il peut se vanter de faire taire celui qui est censé professer. Encore faudrait-il que ce soit là la vraie vocation de l'école, et rien n'est moins sûr.

    Tel est le deuxième point que je voudrais soulever. Même si nous sommes aujourd'hui dans une société de l'équivalence : tout se vaut, et donc rien n'a de valeur, il faut s'arrêter un tant soit peu s'arrêter sur les mots. Jadis, il y avait l'Instruction publique. Instruire... Tout un programme (3), qui supposait dans son intitulé même une définition nette des tâches et des fonctions. Il ne s'agissait pas de confondre ce qui relevait de l'école et de la famille. En devenant Éducation nationale cette même structure a muté, dans ses objectifs et dans sa mission. Le terme d'éducation induit qu'on fasse dans les murs de l'école autre chose qu'une approche du savoir. C'est une entreprise de socialisation qui est en jeu et le maître est devenu un supplétif des parents. Il est devenu, en quelque sorte, son complément. Et c'est évidemment là que le problème apparaît. La substitution, et nul ne s'en étonnera, ne peut pas être complète. Dès lors, l'enseignant ne peut être que le parent, mais en moins bien, mais en moins légitime. À ce titre, il n'a que des devoirs (sublime ironie) et nul droit. C'est en ce sens que la bérézina des sciences de l'éducation, du triomphiant et toxique Meyrieu, est une catastrophe sans retour, je le crains. Elle a entériné la faille irrémédiable de maître, son névrose chronique à vouloir enseigner quelque chose, sa faute première : de ne pas vouloir être lui aussi un enfant. Beaucoup, devant ce diktat, ont plié ; quelques-uns résistent. De moins en moins... Ce deuxième déséquilibre, en soi déjà catastrophique, s'aggrave quand on considère l'évolution globale de la société. Celle-ci est devenue pour l'essentiel une société de services. La production industrielle a décliné et le tertiaire a pris la plus grande part. Or, le service est d'abord la satisfaction du client. Le parent d'élève est un client déguisé. Qui plus est, il a pour lui le bonheur de ne rien payer (ou si peu) qu'il se sent de plus en plus le droit de parler (4). Si on y ajoute le paramètre du loisir, la place qu'occupe désormais l'entertainment, on comprendra que l'école s'est transformée elle-même en une entité qui est moins un lieu d'apprentissage qu'un service pour lequel il existe des réclamations et des contestations. La place qu'on a voulu donner aux parents dans cette structure participe de cette escroquerie qui voit des pères et des mères brandir leur droit à mettre le nez dans les cours et les grilles de notation, dans le même temps qu'on les voit gémir comme jamais devant des enseignants à qui ils viennent demander des conseils pour tenir leur gamin. Ce paradoxe est un faux paradoxe. Il n'est que le prolongement du processus d'infantilisation dont je parlais plus haut, et nous sommes arrivés à une période où les infantilisés d'hier ont fini par procréer (5). Dès lors, plutôt que de chercher en interne les causes de leurs maux ils se reportent, parfois agressivement, le plus souvent comme des âmes en peine, vers celui ou celle qui leur semble à même d'assumer une responsabilité quelconque.

    Troisième point. La violence envers les enseignants ne peut ni ne doit être dissociée de la situation de crise qui n'est plus justement une situation de crise (6) mais une faillite évidente du système libéral. Il ne s'agit nullement d'excuser les actes, ni même de les comprendre, dans le sens où le plus souvent, ceux qui invoquent la compréhension s'en servent comme d'un instrument rhétorique pour justement excuser. En revanche, on s'interrogera sur la dimension pulsionnelle et grégaire de ces réactions. Le père qui défend sa fille (ou croit la défendre), le frère qui venge la sœur ou le petit frère, le copain qui rétablit l'honneur du copain. Qu'est-ce, en partie, sinon une sorte de compensation dans un monde où, successivement, les sécurités économique, sociale, voire politique ont disparu ? Ce type de violence trahit un repli sur soi, un désir de réaffirmation face à un monde qui tend à dissoudre la reconnaissance et la dignité. La généralisation de la précarité comme modèle non seulement économique mais aussi politique, social ou affectif a considérablement accru les risques de déstabilisation des individus, qui ne sont plus un mais fragmentés en autant de combats incertains dans un monde actif à gommer tous les repères. On se souvient de la saillie de la subtile Laurence Parisot :«La vie, la santé, l'amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?». On transfère ainsi une problématique de la nature humaine, sur le plan de son ontologie, dans le domaine de l'organisation sociale. À croire que la politique n'est plus qu'une façon de prolonger la nature. Dès lors, à mesure que dans la structure globale je sens que je m'efface, ou que l'on m'efface, j'essaie de reprendre pied. C'est la violence du quotidien, au quotidien ; la violence du proche, de la proximité ; la violence spectaculaire, visible, par laquelle j'existe à nouveau. Cette reconnaissance ne peut jamais aussi bien être en vigueur que dans le cadre de la sphère familiale ou intime (incluant les amitiés, parfois) et frapper à l'école, c'est, d'une certaine manière, frapper contre la société entière. La dimension tragique de cette violence est claire. Tragique en ce qu'elle peut parfois déboucher sur des actes graves et sans retour, tragique en ce qu'elle est l'indice d'une fatalité qui ne veut pas dire son nom.

    De fait, nous assistons à la disparition du sacré scolaire, à ce qui devait maintenir ce lieu et cette institution comme séparé (7) du monde. Non pas pour nier le monde mais pour y préparer ceux qui justement allaient devoir s'y faire une place. Son projet était donc indissociable d'une aspiration démocratique, au sens le plus noble du terme. C'est en vertu (!) de ce reniement, jamais affiché mais sournoisement mis en œuvre, que l'école est progressivement vidée de son objet. On lui donne mission de se substituer à un ordre défaillant sans lui donner les moyens de son action. Elle masque (mal) les insuffisances du système et elle n'est plus, dans bien des cas, qu'une coquille sans contenu. Le pire est à venir...

     

     

    (1)Ce qui est, soyons cynique, très drôle. Il me semblait que la maltraitance faite aux enfants et les agressions sexuelles, notamment sur les plus jeunes, venaient pour l'essentiel de la famille. Mais ce n'est qu'un détail.

    (2)J'entends cet adjectif dans l'écho de son étymologie : faible.

    (3)Véritablement, tout un programme par quoi le moindre gamin savait lire, écrire et compter. Les progressistes, toujours à la pointe puisqu'ils sont progressistes, diront que cela n'était pas suffisant et que l'école faisait de la discrimination sociale à tour de bras. Certes, et je n'ai pas envie de le nier. Je ne crois pas, néanmoins, que la massification ait produit, dans son stade ultime, autre chose que des cohortes d'adolescents en partie incultes, à peine alphabétisés, incapables de construire pour nombre d'entre eux une pensée ordonnée, logique, claire. Je laisse de côté le rapport qu'ils entretiennent à l'histoire : il est quasi nul. Il faut dire que le renoncement volontaire à la chronologie par le ministère n'y est pas pour rien.

    (4)On se doute bien que les zélés représentants des parents, et nombre de parents eux-mêmes, ont beaucoup moins d'arrogance quand leur banquier les rappelle à l'ordre. Pas sûr non plus qu'ils soient si téméraires devant une incivilité dans un train, dans un bus ou sur la voie publique...

    (5)Le plus bel exemple de cette infantilisation rampante tient dans l'usage aujourd'hui symptomatique des mots «papa» et «maman». Des autorités ont rencontré la maman ou le papa. Des adolescent(e)s disent à leurs copains ou copines que ce soir ils vont au ciné avec leur papa (ou leur maman).

    (6)Puisque la crise est une pointe, un temps court et concentré.

    (7)En latin, sacer renvoie à ce qui est séparé, puisqu'il désigne un lieu inviolable.

     

  • En bulles ou en chanson

    Peut-on écrire, sans passer pour un réactionnaire de la pire espèce, que la culture, dans son sens le plus magique, le plus restrictif aussi (loin des visions élargies qui l'identifie au «social», ce qui est, en soi, une aporie), obéit à une hiérarchisation qui peut fluctuer, évoluer certes mais, faisant profit de l'inscription des œuvres dans le temps, se doit de marquer une volonté d'élévation, un souci d'élévation ?

    On savait, au moins depuis les travaux de l'École de Francfort, que la valorisation du marché, les principes de l'idéologie libérale, les leurres d'un processus démocratique reconverti en liberté du consommateur n'allaient pas vraiment avec les possibilités d'une continuité culturelle. Tout au plus fallait-il imaginer que la modernité du XXe siècle, dans son triomphe économique apparent, conèderait à l'art (pour simplifier) une porte de sortie : son adaptation aux règles d'un rapport marchand, ce que Bourdieu a éclairé par son concept de champ, ce que d'innombrables « artistes » ont illustré en se faisant plus libéraux, plus monétaires que le pire requin de la finance (oui, car ce pire-là a au moins pour lui d'être clair sur ses objectifs) : de Picasso à Ben, de Wahrol à Buren...

    Cette dernière observation pourrait d'ailleur être en soi un paramètre désamorçant l'agacement sensible dans les lignes à venir. Comment la culture saurait-elle surnager au désastre ambiant du logos, quand ses attendus premiers défenseurs se sont transformés en tartufe du geste et de la pensée ?

    Pouvions-nous alors compter sur l'État pour défendre la bannière ardente d'un passé fondant la si fameuse identité dont on fait aujourd'hui un pseudo-argument politique ? On aurait pu y croire jusque dans la création d'un ministère de la culture sous la bienveillance malrucienne. Ce fut une vaste blague. Il suffit de lire L'État culturel de Marc Fumaroli pour mesurer l'étendue de la catastrophe... Quant à l'école... Justement l'école... Ne parlons pas ici de l'entreprise de démolition accélérée qui est en cours. Remarquons simplement l'hypocrisie gâteuse d'une volonté de faire peuple quand il s'agit au contraire de renvoyer un maximum d'individus aux chaînes de leur ignorance (Et de relire le Finkielkraut de La Défaite de la pensée...). Cette hypocrisie trouve une expression tout à fait symbolique dans l'évolution de ces trente dernières années quant à l'appellation donnée aux établissements scolaires. Plutôt que de perpétuer une hiérarchie intellectuelle rendant hommage aux grands hommes, l'État, sous couvert d'un élan démocratique vers le plus connu, le plus populaire, s'est empressé d'essaimer sur le territoire des collèges Jacques-Brel, Barbara-Hendricks, Michel-Colucci, des lycées Georges-Brassens ou Robert-Doisneau... Faut-il y voir une concession à la reconnaissance moderne modalisée par une trajectoire médiatique plus ou moins prononcée ? Une redéfinition de la catégorisation des arts ? Auquel cas force est de constater que le chanteur (aussi brillant soit-il), le comique et l'artiste lyrique (mais pas la meilleure, celle qui passe le mieux...) sont de nos jours l'égal des poètes, des peintres, des hommes de science et des musiciens classiques. Derrière cette volonté de donner un nom que tout le monde (ou presque) connaît (mais à quoi répond ce «tout le monde» ?), faut-il y voir un moyen de faire du nom un produit d'appel, une incitation à la scolarité, un dernier avatar d'un discours désormais rôdé construit autour du principe suivant : comment intéresser le chaland ? comment rendre la culture -et l'école qui est censée être un lieu majeur de sa découverte- moins chiantes ? L'État et ses services ont atteint parfois un degré d'hypocrisie et de bêtise qui vous font rêver. Ainsi ai-je découvert cet été que le Lycée français de Varsovie, l'une des vitrines francophones de l'est européen s'appelle Lycée René-Goscinny ! Tout cela sous prétexte que le père d'Astérix avait des origines polonaises. Magnifique ! Il est vrai que Marie Curie ou Georges Perec sont beaucoup moins fun. Imaginons qu'à travers le scénariste d'Astérix, c'est l'idée de résistance qui affleure. Récupérons l'image politique autant qu'il est possible...

    Les esprits ultra-modernes expliqueront que c'est une reconnaissance d'un art qui a aujourd'hui ses lettres de noblesse, ses défenseurs jusque dans les cabinets ministériels. Je n'en doute pas. Si Jack Lang a réussi une chose dans sa carrière, c'est d'avoir contraint (encore que...) ses amis et ses pseudo-ennemis politiques à la démagogie jeuniste et au brouillage des codes culturels. Un vrai rebelle de l'ordre bourgeois...

    Cette entreprise de démythification de la culture est évidemment une mystification, le symptôme d'une renoncement à un certain classicisme au nom d'un rééquilibrage démocratique des sources culturelles. Cette histoire de noms d'établissements scolaires ne mérite peut-être pas qu'on cherche noise à une institution qu'on espérait être le gardien du patrimoine. Est-il si grave d'aller puiser son inspiration au Festival d'Angoulême plutôt que dans les rayonnages de la Pléiade ? Mais vous comprenez que la réponse est déjà dans la question...

    En attendant, le Lycée Jean-Monnet de Bruxelles peut angoisser car Johnny Halliday n'est pas éternel et notre rocker national a des racines belges...

     

     

     

  • Souvenir d'en-France

    «Elle me poursuivait de ses railleries et de ses objurgations». Depuis longtemps cette phrase lui trottait dans la tête. Il avait la mémoire précise de sa rencontre. Dans la classe à l'angle du bâtiment principal de l'école primaire. Le livre était d'un format plutôt réduit, avec une couverture bleu marine un peu pelucheuse. Le papier n'avait pas le glacé des pages des manuels d'aujourd'hui ; quant aux illustrations il ne pensait pas qu'il y en eût. C'était un silence de lecture intérieure d'abord, puis le maître demandait tour à tour qu'on articulât un paragraphe, parfois davantage.

    Cette phrase était demeurée en lui, certainement parce que ces deux substantifs, et le second en particulier avait fait irruption dans son existence : il n'en connaissait pas le sens, il n'avait jamais entendu quelqu'un les prononcer (peut-être «railleries», mais il ne s'en souvenait ; pour «objurgations», il n'avait aucun doute). Et ces deux bijoux obscurs du vocabulaire, que le maître avait expliqués, avaient effacé le nom de l'auteur. Il vécut ainsi des années en traînant cette phrase, l'évoquant parfois avec certains dont il espérait que le goût des lettres l'éclairerait : il rendrait alors à César l'hommage qui lui était dû. Il s'agaçait parfois de ne pouvoir lui donner une identité. Peut-être, se disait-il, s'il y avait eu une photographie, s'en serait-il mieux souvenu, mais rien, dans cette page de signes, son esprit ne pouvait descendre jusqu'à l'endroit fatidique où l'éditeur révélait le détenteur de cette magnificence. «Elle me poursuivait de ses railleries et de ses objurgations».

    Elle, c'était une bonne, ou une servante. Il ne pensait que ce fût une épouse ou une sœur. Non, une servante. Cela ne l'avançait guère. La littérature bourgeoise du XIXe (il penchait pour cette époque) avait fait son miel des domestiques. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Il aurait pu faire des recherches chez les bouquinistes, partir à la chasse aux vieux manuels scolaires, mais il trouvait que le jeu n'en valait pas la chandelle. Il avait mieux à faire.

    Il ne l'oublia pas cependant parce qu'elle lui servit de très nombreuses fois, lorsque certains s'indignaient de sa dent dure devant l'indigence de la littérature de jeunesse et la pauvreté du vocabulaire des adolescents. Il reprenait sa phrase, celle dont il avait fait, en quelque sorte, un emblème. Emblème d'un enseignement d'un autre temps, d'une primaire désormais perdue et parfois même on doutait de ses références. Il ne pouvait pas aller plus loin. Il avait lu cette phrase au cours moyen deuxième année (c'était là sa seule certitude) dans un quartier quelconque, au milieu d'enfants aussi quelconques que lui-même.

    Puis, un jour qu'il était occupé à tout autre chose, elle apparut devant lui, sur un écran. «Je craignais ses remontrances, ses railleries, ses objurgations, ses larmes.» Son souvenir en avait modifié légèrement la réalité mais c'était elle. Et quand il lut enfin le nom de l'auteur, il sentit qu'il était revenu d'un long voyage, que la déformation même n'était pas le signe d'une approximation maladroite mais celui d'une volonté farouche de conserver l'essentiel de cette découverte d'enfant. Les «remontrances» et les «pleurs» avaient disparu de sa mémoire parce qu'ils étaient communs, pouvaient appartenir à d'autres mondes. Au contraire, les «railleries» et les «objurgations» étaient indissociables : il les avait figés dans l'éclat de leur improbabilité à être. Lisant le nom de l'auteur, il sourit. Non pas en enfant attendri de retrouver le passé (de cela il éprouvait une joie particulière qui ne différait pas vraiment des joyaux exhumés d'une existence lointaine), mais en adulte s'inclinant devant un auteur aujourd'hui sous-estimé, voire méprisé. Anatole France. C'était une phrase tirée du Crime de Sylveste Bonnard. Il n'a jamais eu envie de lire ce livre (car il doute fort de l'avoir jamais lu) et il continue de citer la phrase telle qu'elle a parcouru le chemin de sa mémoire. Ce n'est pas toujours l'exactitude qui fait le prix que nous attachons à certaines choses mais la puissance, parfois insondable, qu'elles sont su garder en nous.