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  • L'image inaudible et virtuelle

    En écoutant Macron, hier soir, c'est-à-dire en entendant la confusion, l'incohérence et le souci de "tout" reprendre en main, coûte que coûte (et non pas, en faussaire de la Providence, "quoi qu'il en coûte"), j'ai repensé à ce texte de Claude Amey (peut-être à cause du dernier mot de celui-là...). Je voyais, plus que je n'entendais, une parole-image, qui n'en finissait pas, qui inventait l'horreur tout autant que la biologie la propageait (ou non). C'était la distorsion d'une guerre sans combat, d'un ennemi sans identité, tout ce qui était convenable pour un pouvoir sans autre réalité que sa volonté de pouvoir (c'est-à-dire de ne pas pouvoir, de n'en plus pouvoir...). Et je me disais, in fine, qu'il allait passer en boucle, Macron, que cette image occuperait le temps à défaut de maîtriser l'espace. C'était proprement un moment incroyable... 

    « L'image s'est décollée des choses en les emmenant avec elle, et décollée de l'art avec son aura ; elle n'est plus médiation mais radiation du tout visible ; l'image participe donc de l'immanence du monde et de la vision qu'on en a, non  pas seulement au sens d'avoir une image (une vision) du monde, mais au sens où l'image est aussi le fait d'une révolution de l'optique physique des appareils de vision -rappelons le télescope, le microscope, et aujourd'hui l'ordinateur et l'automation de la perception par exemple dans la recherche militaire (voir la guerre du Golfe), où il n'y a plus de regard, les choses voyant par elles-mêmes ce que l'œil ne peut percevoir. Ajoutons qu'à un niveau plus basique ou quotidien, celui du maniement de l'appareil photo, quand le photographe mitraille son objet ou que son corps danse autour de son modèle (comme on peut le voir dans Blow Up d'Antonioni), il devient en soi un mode optique entre la chose et l'image.

    La pluralité des appareils de vision à la subjectivité ou au virtuel, produit ce que Virilio appelle le « bloc-image », qui s'autogénère en cercle d'informations participant de la constitution de l'image du monde qui n'est donc plus son doublon ; en bref, on ne peut plus comparer les images et les choses, elles ne comparaissent plus les unes devant les autres en opposition dialectique, mais forment un bloc dynamique, comme une sorte de simulation générale doublée d'une contamination ».

    Claude Amey, « Le revers des images », Regards sur l'image, Klinsieck, 2009

  • Bis repetita...

    Il faut croire que l'engeance qui opère dans le journalisme n'a rien d'autre à faire que de se mettre au diapason du crétinisme lycéen, lequel a de beaux jours devant lui tant l'outrecuidance des ignares et autres analphabètes qui se pavaneront en néo-bacheliers est infinie. Cette presse de torche-cul s'est empressée de relayer les éructations simiesques (le lecteur aura reconnu l'allusion) des candidats déroutés (mais ont-ils jamais su quelle était leur voie...) par les sujets de l'épreuve anticipée de français...

    Il y a deux ans déjà, le pauvre Victor Hugo et son Crépuscule eurent droit à la vindicte inculte et abrutie du lambda adolescent moyen (et plus que moyen, il faut le dire...). Le poète fut traîné dans la boue de l'ignorance crasse, tant il est vrai que le lycéen primaire ne peut guère déchiffrer que ses sms truffés de fautes. En clair, le chantre de la liberté républicaine était voué aux gémonies par la horde jeune et démocratique, ce qui devrait faire réfléchir les gauchistes qui nous gouvernent quand ils nous assènent un révisionnisme historique qui fait commencer le roman nationale au sinistre (si j'ose dire) 1789. Les preuves scolaires tendraient à réduire leur magique propagande à une balzacienne peau de chagrin : en clair, tout le monde se regarde le nombril et la culture, c'est bon pour les chiottes...

    Le châtié de l'année s'appelle Anatole France, un dreyfusard de la première heure, dont certains croyaient qu'il était une station de métro. Soit. Pire : d'autres ont compris, mais un peu tard, qu'il s'agissait d'un homme. Entendons par là que France, cela sonne comme une fille. Sauf qu'il y a un prénom devant et qu'en toute bonne logique (je veux dire : celle que nos grands-parents qui n'allaient pas au-delà d'une scolarité à quatorze ans étaient capables, et sans problème, d'appréhender), si Anatole était un prénom, France ne pouvait être qu'un nom ! Quand on en est à des distinctions aussi simples, on ne peut plus pavoiser sur le niveau qui monte (d'ailleurs cette thématique est une fumisterie car la question de volume masque tout et d'une fosse d'aisance quand elle se remplit on peut effectivement dire que son niveau monte...).

    Il est vrai que s'appeler France, dans un pays où le dégoût national est une forme suprême de modernité et d'ouverture, cela relève de la provocation. La presse, sous le couvert d'un humour potache, relaie cette forme de mépris massif des jeunes générations devant ce qui n'est pas elles. Le pire de l'idiotie tient à sa transformation en une sorte d'identité gracieuse et démocratique. Mais en refusant ce qui n'est pas soi, en avilissant ce qui a précédé, on devient soi-même un piètre individu, l'expression larvaire d'une négligence historique qui à terme se résoudra dans le sang et la soumission.

    Le mépris outrancier et exacerbé de l'imbécile adolescent n'est pas tant une preuve de futilité que l'expression d'un droit radical à tout contester et l'affirmation nombriliste d'une tabula rasa qui nous prépare des temps fort sombres. Prurit fascisant et abruti, il est la matière molle et putrescible des heures misérables où plus rien ne comptera, sinon de se rassurer d'être uniformément vide, et de suivre le troupeau...

  • Le pédagauchisme et la littérature

    Jean-Paul Brighelli raconte dans son dernier article du Point la tyrannie institutionnelle mise en place pour éviter toute contestation par les premiers intéressés de la réforme des collèges. Mais la sévérité du propos n'exclut pas, surtout en de si ubuesques contrées, le rire. La farce semble d'ailleurs le propre de ce quinquennat en général, et du ministère Valaud-Belkacem (1) en particulier.. Ainsi évoque-t-il la mise en place des EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires). Et de nous dégoter un bijou de transversalité proposé le 10 novembre dernier par un énergumène de l'académie de Lyon, afin de lier littérature et SVT. Voici l'intitulé :

    Madame Bovary mangeait-elle équilibré ? Vous analyserez le menu proposé à son mariage, en expliquant en quoi ce sommet de la gastronomie normande ne satisfait pas les exigences d'une alimentation saine et respectueuse de l'environnement.

    La réalité dépasse encore une fois la fiction et l'histoire ne dit pas si l'idée vient du dissecteur de grenouille ou du misérable lettré. Il faut dire que la question est d'importance et pour s'en persuader, relisons Flaubert illico :

    "C'était sous le hangar de la charretterie que la table était dressée. Il y a avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à la casserole, trois gigots et, au milieu, un joli cochon de lait, rôti, flanqué de quatre andouilles à l'oseille. Aux angles, se dressait l'eau-de-vie, dans des carafes. Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse épaisse autour des bouchons et tous les verres, d'avance, avaient été remplis de vin jusqu'au bord. De grands plats de crème jaune, qui flottaient d'eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient, dessinés sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux époux en arabesques de nonpareille. On avait été chercher un pâtissier à Yvetot, pour les tourtes et les nougats. Comme il débutait dans le pays, il avait soigné les choses; et il apporta, lui-même, au dessert, une pièce montée qui fit pousser des cris. A la base, d'abord c'était un carré de carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour, dans des niches constellées d'étoiles en papier doré; puis se tenait au second étage un donjon en gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes, raisins secs, quartiers d'oranges ; et enfin, sur la plate-forme supérieure, qui était une prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux en éclats de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux poteaux étaient terminés par deux boutons de rose naturelle, en guise de boules, au sommet.
    Jusqu'au soir on mangea."

    Nul doute que l'esprit nutritionniste trouvera matière, évidemment grasse, devant cette avalanche de victuailles. Que le dessein de Flaubert soit fondé sur un détournement ironique de la description et un art consommé de l'allusion graveleuse est secondaire. Mieux vaut s'en tenir à la seule mesure calorique du repas. On aura compris que cette question pratique est l'unique raison de la littérature : celle-ci n'est rien d'autre qu'un moyen pédagogique (et sans nul doute républicain, puisque le républicain est désormais notre ligne d'horizon, notre terre promise hors de laquelle il n'est point de salut) pour former les masses à la bonne éducation. Et l'éducation, on le sait depuis longtemps, ce n'est pas l'instruction. Cela finira même par être son contraire : du dressage pour économie libérale plutôt qu'une émancipation par la culture.

    Mais revenons à cette pauvre Emma qui, après avoir subi les foudres du procureur en 1857, en raison de son hystérie perverse, devient en 2015 le symbole de la malbouffe, du gras, et de l'inconséquence alimentaire. Attaquée par les messieurs Prudhomme du XIXe siècle, elle subit la dégradation des pédagauchistes du XXIe siècle. C'était une salope ; maintenant, c'est une grosse. Le mauvais esprit et la vulgarité ambiante réuniront aisément les deux adjectifs substantivés. La boucle est bouclée. Il n'y a plus rien qui relève de l'art. Tout est soumis à la raison instrumentale et à l'exemplarité comportementale. L'écriture comme appui des analyses béhavioristes. Misère...

    Et l'on rêve deux minutes à d'autres usages culinaires de la littérature, entre le niais et l'insipide. Quelques propositions :

    -reprenez la description du repas de noces dans L'Assommoir de Zola et transposez-le chez le redneck texan (EPI lettres-anglais)

    -Reprenez le repas noir, ci-dessous, dans A Rebours de Joris-Karl Huysmans et donnez-en une version verte, rouge et rose. (EPI lettres-Arts plastiques)

    "On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes , bu, dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Ténédos, des Val de Penas et des Porto ; savouré après le café et le brou de noix, des kwas, des porters, des stout."

    -Reprenez le menu prévu par Madame Deume dans Belle du Seigneur d'Albert Cohen et calculez pour un mangeur moyen les calories accumulées (EPI lettres-SVT-mathématiques)

    On comprendra aisément qu'en matière de débilité, l'infini est devant nous. Mais, sur ce plan, les pédagauchistes ont de la ressource...

     

     

    (1)Tout en sachant que la farce peut être tragique, pour parodier Zizek.

  • Trois fenêtres

     

    Je ne vois pas loin, de ma fenêtre. Des immeubles en limitent l'horizon. Mais l'espace qui demeure est suffisant pour que le monde y fasse sa ronde. Au réveil, selon l'humeur du jour, c'est le bleu hospitalier ou le gris des nuages versatiles.

    J'y vois mon quotidien et ses variations. Les autres fenêtres enchérissent de toutes leurs vicissitudes et l'inconnu (la fluctuation des baux et des achats) me regarde, même sans chercher plus loin.

    C'est une fenêtre de banalité, et quand j'y reviens, c'est après avoir vaqué à mes occupations, fait le tour de mes obligations ou de mes amitiés, pausé en quelque terrasse...

    Entre la fenêtre du matin et celle du soir, l'intervalle du commun, vécu.

     

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    *

    La fenêtre du tableau. Le tableau comme fenêtre. Quand le fragment me convoque. C'est l'étrangeté sereine de la rêverie. Sais-je que tout est faux et que la perspective est une erreur, aux yeux de la science... Je m'en moque. Je passe outre. Je peux m'y perdre, entre la somptuosité du vêtement, les arches et les ponts, et l'audace vaporeux du lointain.

     

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    Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rollin, (ca 1435), Le Louvre

    *

    Windows 10, ou le monde tout à soi. Le monde programmé, en relais de toutes les (res)sources qui viennent, sans que j'aie à fournir le moindre effort. Des fenêtres à foison, ouvertes, et devant lesquelles je m'épuise ou m'ennuie.

     

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    Photo : Philippe Nauher

     

     

  • Le Sens de l'école

    C'est net, simple, imparable. D'aucuns diront que revenir aux Grecs est une illusion, une préciosité fumeuse. Certes, les Grecs (ce combat de toute une vie cher à Jacqueline de Romilly)... Mais, en général, le mépris pour les Hellènes n'est qu'un exemple particulier d'un mépris plus large pour le passé. Bernard Stiegler voit pourtant en cette invocation lointaine, à travers une anecdote socratique, un point de repère pour mieux comprendre ce qui aujourd'hui/désormais ne va plus. Encore, s'il ne s'agissait que d'aller, de faire un mouvement réparateur, pourrait-on y croire, mais la vérité est plutôt que le lien est défait. Et lisant ces pages sur la philia, qui n'a évidemment rien à voir avec la simple camaraderie consumériste des communautés de marques, il y a lieu de penser que le livre, la réflexion, l'écriture, le silence, la skholè sont plus que jamais des nécessités. Non pas pour se sentir plus mal dans un monde qui défaille, mais pour pouvoir s'en retrancher, de ce monde, aussi brief soit ce retrait, et le tenir à distance, en vainqueur pacifique... 


    "En Grèce antique, patrie de la politique et de la démocratie, la citoyenneté apparaît avec les hypomnémata littéraux qui s'y sont constitués, et elle se fonde, par l'intermédiaire du grammatistès qui est le maître des lettres (l'instituteur), sur le fait que le processus d'adoption doit être pris en charge par la cité -par cette cité dont Socrate dit à Criton, dans sa prison, et avant de boire la ciguë, que s'il fuyait l'exécution de sa condamnation, comme le lui propose Criton, ses enfants deviendraient orphelins- ce qui signifie qu'ils ne le seront pas véritablement du fait de sa propre mort prochaine : l'école est ici devenue la matrice identificatoire de cette autre forme de parentalité (c'est-à-dire de philia) qu'est la cité en tant que telle.

    L'organisation politique est un système parental qui casse les déterminations claniques, les identifications au sens habituel (ce que La République de Platon porte à son comble, et même à une extrémité qui aboutit à une absurdité, dont j'étudie les motifs par ailleurs, motifs qui reposent sur le malentendu à propos de l'hypomnésis qui est l'origine même de toute métaphysique) et la constitution de cette parentalité est précisément la philia politique.

    Ici, il faut revenir au concept de programme socio-ethnique : en tant que complément indispensable à la formation des dèmes (qui fondent la démo-cratie) par lesquels Clisthène casse les tribus, et par là substitue aux programmes ethniques, qui constituent le contrôle traditionnel des comportements collectifs, des programmes politiques fondés sur une loi commune, lisible et critiquable par tous, l'école grecque est l'opérateur d'adoption de ces nouveaux programmes. Et elle est en cela le lieu de constitution d'un nouveau processus d'individuation psychique et collective de référence. Dès son origine grecque, l'école est donc le lieu d'adoption qui forme une philia par la constitution d'un idéal du moi, mais qui est aussi, comme dèmos, le peuple en tant qu'idéal de la population qui n'est plus le groupe ethnique (et qui accueille pour cette raison ceux qu'elle appelle les métèques). Cette école est le foyer même de la démocratie, et elle le redevient dans les démocraties industrielles comme instruction publique et obligatoire, et finalement éducation nationale.

    C'est ce rôle qui est de nos jours fondamentalement menacé par la télécratie qu'impose le populisme industriel et pulsionnel, et c'est ce contre quoi la misère politique renonce à lutter."

     

        Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006.