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progrès

  • Chateaubriand, l'intelligence toujours contemporaine

    La force de la plus grande littérature tient, entre autres, à sa faculté déterminée à revenir à nous, malgré la distance temporelle, parce qu'elle parle de ce que nous vivons, de ce qui nous traverse, en bien comme en mal. Comment, par exemple, ne pas lire les lignes qui suivent, ironiques sans amertume, lucides sans orgueil, en ne pensant pas au terrible effondrement imposé par la modernité (fût-elle post ou hyper, peu importe). Chateaubriand ne nous sauve bien sûr de rien, ne nous épargne rien, mais il a les mots justes, précis, la formule imparable par quoi le contemporain est risible jusqu'au dégoût. Et le temps, même bref, que nous remontons vers lui, est précieux et nous soulage.

     

    "Il y a des temps où l’élévation de l’âme est une véritable infirmité ; personne ne la comprend ; elle passe pour une espèce de borne d'esprit, pour un préjugé, une habitude inintelligente d'éducation, une lubie, un travers qui vous empêche de juger les choses ; imbécillité honorable peut-être, dit-on, mais ilotisme stupide. Quelle capacité peut-on trouver à n'y voir goutte, à rester étranger à la marche du siècle, au mouvement des idées, à la transformations des moeurs, au progrès de la société ? N'est-ce pas une méprise déplorable que d'attacher aux événements une importance qu'ils n'ont pas ? Barricadé dans vos étroits principes, l'esprit aussi court que le jugement, vous êtes comme un homme logé sur le derrière d'une maison, n'ayant vu que sur une petite cour, ne se doutant ni de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu'on entend au dehors. Voilà où vous réduit un peu d'indépendance, objet que vous êtes pour la médiocrité ; quant aux grands esprits à l'orgueil affectueux et aux yeux sublimes, oculos sublimes, leur dédain miséricordieux vous pardonne, parce qu'ils savent que vous ne pouvez pas entendre."

    Chateaubriand, Les Mémoires d'outre-tombe, Livre 16, chapitre 1

     

     

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  • La fin d'une escroquerie

    Najat Vallaud Belkacem n'est pas grand chose mais cela ne l'empêche pas d'être un signe. Un symptôme même ; celui d'un bouleversement radical des équilibres de la pensée en France. La réforme qui doit porter son nom (1) est odieuse et dangereuse. Elle consacre l'allégeance de la gauche à une volonté destructrice de la civilisation judéo-chrétienne dont le terreau se trouve dans les grandeurs antiques. il s'agit avant tout de récrire le passé ; c'est un révisionnisme historique funeste activé par une haine de soi, une haine de la nation (2), une indexation de la pensée sur le paradigme mondialiste, et l'exaltation de la culpabilité post-coloniale réinvestie dans l'islamo-gauchisme.

    C'est pour tout cela que Vallaud Belkacem est un symptôme. En moquant les "pseudo intellectuels", elle ne s'est pas seulement ridiculisée. Elle va au delà. Qu'une poupée à la langue de bois caricaturale vienne décréter qui pense et qui ne pense pas, qui a le droit de parler et qui a le devoir de se taire, quand il s'agit, par exemple, d'un esprit aussi brillant que Marc Fumaroli, c'est à se tordre de rire (quoique non : le sujet est trop grave). La vanité n'est pas qu'une dérision ; elle est parfois une arme pour pouvoir masquer sa vacuité. Vallaud Belkacem est, sur ce point, infinie ; elle caquette sans se rendre compte de ce qu'elle dévoile.

    Il aura donc fallu attendre, pour moi, un demi siècle avant d'entendre une ministre de gauche (3) se lancer dans un discours anti-intellectuel, dans les ornières de ce que l'on disait réservé, il y a encore peu, à la bêtise fascisante et au réductionnisme frontiste. La gauche s'était en partie (pour ne pas dire exclusivement) construite sur la revendication intellectuelle face au simplisme et au pragmatisme étroit d'une "pensée" de droite (4) sclérosée, passéiste et conservatrice. Et lorsqu'elle combattait pour ses idées, elle brandissait haut et fort ses prétentions en matière d'analyse et de pensée. En attaquant ses détracteurs sous l'appellation de  "pseudo intellectuels", c'est-à-dire en définissant comme tels des penseurs reconnus et qui, pour beaucoup, ne cherchent pas à se faire une place au soleil du tout venant médiatique, Vallaud Belkacem dévoile le retournement profond qu'a engagé la gauche de gouvernement quand elle a cédé aux sirènes de l'économie ultra-libérale. Elle ne s'est pas simplement convertie au marché ; elle n'a pas seulement renoncé à une analyse critique du monde ; elle s'est engagée à un éloge de la bêtise, à un combat contre la pensée.

    On comprend mieux le désert intellectuel de la réflexion à gauche. Mitterrand était un opportuniste et sa progéniture des thuriféraires encastés dans la haute administration. Hollande, Valls, Vallaud Belkacem n'ont jamais rien pensé ; ce sont des gratte-papier gouvernementaux, des ronds-de-cuir balzaciens (ou flaubertiens...), des sous-fifres incultes. Et ceux qui les soutiennent ne valent pas mieux. La migration progressive d'intellectuels de gauche vers la réaction (pour parler socialiste...) est irréductible à une réification de ces individus, l'âge aidant, dans une nostalgie pesante. Tout est déjà écrit dans la volonté de nivellement intellectuel qui résume les quarante dernières années françaises. En attaquant des intellectuels comme espèce, en dépit du sérieux de ce qu'ils sont, en usant des mêmes moyens rhétoriques qu'un Jean-Marie Le Pen, la ministre met à jour ce populisme de gauche dont on veut taire l'ignominie culturelle.

    La coquille se vide pourtant. Au désastre pédagogiste des ratés à la Meyrieu a succédé l'allégement criminel des savoirs fondamentaux au profit d'un "savoir-être", et autres psychologismes de comptoir (5). Vient désormais le temps où la pensée contradictoire, le droit kantien de dire non, en somme, tourne au délit (6). Le procès fait à des intellectuels a eu beaucoup de succès au XXe siècle, de Staline à Pinochet, en passant par Castro, Mao ou les oligarchies islamiques. Nous n'irons pas jusqu'à écrire que Vallaud Belkacem leur emboîte le pas. Remarquons pourtant que son approximation dans l'attaque emprunte des chemins hasardeux.

    Néanmoins, cette saillie absurde et radicale n'est pas le fruit du hasard. Elle résulte d'une évolution qui mène ce qu'on appelle la gauche de gouvernement à sa disparition comme force contestataire. Pour simplifier (et le mot est faible) : si la droite avait les valeurs du passé et s'accrochait à l'histoire, à la filiation, à l'héritage (7), la gauche œuvrait pour la réforme, le progrès, l'égalité, soit : le futur. Encore fallait-il que le futur ne soit pas un abaissement aux règles pures du marché. Et les intellectuels servaient, quand la gauche faisait semblant de résister, à cette imposture, dans la division des figures symboliques. Maintenant que l'affaire est entendue, qu'il n'y a plus qu'un "marché de droit divin", pour reprendre le titre de Thomas Frank, une Macron-économie en perspective, les masques tombent. La défense du prolétariat est aux oubliettes, la notion de classe une vieille lune, tout l'arsenal d'une pensée contestataire a pris la poussière. Seul compte l'impact médiatique ; seul demeure la raison opérationnelle pour un monde ouvert absolument et donc nécessairement idiot.

    Le consommateur nouvelle formule est l'ennemi de la pensée. Il est dans le compulsif, dans la confusion de ses désirs. Le grec, le latin, l'histoire chrétienne hexagonale sont autant de freins à cette émancipation décervelée. Vallaud Belkacem définit en fait l'avenir d'un pays en conformité avec les nouvelles lois du marché fou. N'être rien d'autre qu'un vaste hypermarché. Dès lors, l'intellectuel est un ennemi qu'il faut circonscrire à un espace factice et artificiel. Tous les coups sont permis, toutes les audaces verbales aussi. L'insulte de Vallaud Belkacem à l'intelligence n'en est que le début d'un processus inévitable.

    Mais il faut aussi considérer la situation sous un autre angle : celui d'une possible reconquête par les mouvements dits réactionnaires d'un espace intellectuel à même de réorienter le politique. Le terrorisme sartrien et post sartrien est miné. Ceux qui, jusqu'alors, se sentaient une certaine culpabilité d'être de droite (mais qu'est-ce qu'être de droite ?), souverainistes, nationalistes, chrétiens, anti-européens (8), n'ont plus de raison de se sentir en état d'infériorité. Si l'aura des figures d'après-guerre dont la réalité était fondée sur une mystification historique autour d'une résistance contre le nazisme confisquée à leur seule gloire, si les délires soixante-huitards ont pu dévoyer la pensée française jusqu'au procès perpétuel de ce que nous étions (9), il n'est pas impossible de redresser la barre. Vallaud Belkacem et les idéologues de Terra Nova n'ont pas d'envergure. En revanche, et le travail est à ce niveau, ils ont choisi dans leur fuite en avant le coup d'État permanent et un radicalisme dans l'action précipitée. Ils veulent aller vite pour que le  point de non-retour soit atteint.

    La bêtise n'est jamais aussi dangereuse que dans ses formes désespérées, parce qu'elle se sent une toute puissance assassine. La ministre de l'Éducation veut soumettre la réalité en dépit de la pensée réactive qui l'agite. D'une certaine manière, elle concentre le politique à sa part opérationnelle, quand cette part opérationnelle, immédiate, amnésique, uniformisante, refuse la durée, concrétion, l'histoire. Vallaud Belkacem est une anti-intellectuelle de gauche, à l'ascendance islamo-gauchiste, ce qui est la pire des figures. À l'escroquerie morale s'adjoint le rêve de la tabula rasa. 

    La gauche a déserté la pensée politique en se convertissant au rêve libéral. Elle use de l'État non plus comme un levier pour réduire les écarts ou adoucir la violence. Elle en fait l'instrument d'une délocalisation du sujet pour qu'il ne soit plus qu'un migrant potentiel et perpétuel du vaste marché. Pour ce faire, tous les moyens sont bons : jouer Debbouze (connu, démago, vain, minoritaire visible) contre Fumaroli (discret, réfléchi, affreusement classique). Si la catastrophe arrive, les idiots qui ferment les yeux ne pourront pas dire qu'ils ne savaient pas...

     

     (1)Prouvant au passage que le désastre politique n'a rien à voir avec la sexuation de celui/celle qui en est l'agent. La politique au féminin n'est pas mieux que la politique au masculin. Certains diraient sans doute que c'est pire. Laissons ce genre d'appréciation de côté. Ce serait du machisme aussi ridicule que le féminisme qui nous a amenés là.

    (2)Laquelle nation ne peut être qu'une entité honnie dans sa constitution exclusive (par nature) quand on est ministre et qu'on a une double nationalité. Imagine-t-on un ministre de la défense ou un chef de la diplomatie franco-américain, ou franco-russe ?

    (3)Je sais ce qu'il y a de grotesque dans une telle formulation mais il faut faire avec les caricatures et la doxa de ses opposants.

    (4)Plutôt tort avec Sartre que raison avec Aron ...

    (5)Et le profit est la clé de tout. Il s'agit bien de créer un système efficace pour le maximiser. L'école de Chicago est une doctrine qui excède de loin le champ économique.

    (6)Une preuve supplémentaire ? Valls qui joue les gros bras devant Emmanuel Todd (qui, par ailleurs, est très approximatif dans son analyse. On l'a connu plus pertinent).

    (7)Tout ce que les gauchos au pouvoir disent honnir et attaquer, avec selon les cas, une certaine hypocrisie. S'ils mettent la filiation sur le marché (avec le mariage gay), ils font semblant de s'en prendre à l'héritage (avec le cache-misère de l'ISF).

    (8)Entendons par anti-européens : ceux qui ne veulent pas du salmigondis libéral dans lequel se reconnaissent la gauche de gouvernement, le centrisme de droite et les verts de salon...

    (9)En ce sens, pas de différence fondamentale entre Deleuze et BHL, sinon dans l'imprégnation médiatique et son traitement. Pour une littérature mineure est le pendant de L'Ideologie française. Mais il n'est pas indifférent que si  Aron fracassa le roi du brushing et du col ouvert, il se tint coi devant l'illuminé de Nanterre. 

     

  • Du progrès (et de ses masques morbides)

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    Dans un texte publié en 1942, mais écrit dans les premiers mois de 1940, soit peu de temps avant son suicide à Port Bou, Walter Benjamin écrit les lignes qui suivent (il s'agit du fragment VIII) :

    "La tradition des opprimés nous enseigne que l'"état d'exception" dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l'histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consite à instaurer le véritable état d'exception et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s'opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique. -S'effarer que les événements que nous vivons soient "encore" possibles au XXe siècle, c'est marquer un étonnement qui n'a rien de philosophique. Un tel étonnement ne même à aucune connaissance, si ce n'est à comprendre que la conception de l'histoire d'où il découle n'est pas tenable".

    Ce court texte procède d'une analyse d'un état de crise comme il y en aura peu durant le siècle passé. La question de l'"état d'exception" dont il est question, et que Benjamin attaque, est celle soulevée par les analyses de Carl Schmitt. Elle renvoie à la construction juridique qui attribue des pouvoirs exorbitants au souverain, lequel peut ainsi agir en décrétant par son seul jugement ce qui relève justement (ou plutôt injustement) de l'exception. Cette problématique, dans le temps même où Benjamin écrit, est centrale : elle fonde en grande partie l'expérience politique fasciste et nazi. Sur ce plan, le texte fait écho à un contexte dont il faut savoir se détacher pour mieux dégager l'actualité de l'alerte philosophique que produit la pensée benjaminienne.

    Pour ce faire, il faut s'intéresser à la critique de ce qui constitue la réponse au péril fasciste, et plus généralement liberticide, de la part de ceux se réclamant d'une pensée démocratique. Le point nodal est celui de "progrès". Veille lune d'une analyse linéaire de l'histoire et d'une confiance quasi mystique en la structure scientifico-politique d'un monde semblant aller de découvertes en découvertes pour le bien commun de l'humanité, le progrès est clairement considéré par Benjamin comme un cache-misère philosophique incapable de répondre de manière satisfaisante à la violence, au désarroi et aux déchirements du monde qui l'environne. Il invite donc à envisager une autre parade, parce qu'il lui semble certain que le progrès, et sa course vers l'infini d'une amélioration technique de la société, n'est pas le garant imparable assurant aux individus le bonheur et la sécurité. Il faut même penser le progrès comme un facteur aggravant de la misère du monde. Il n'est pas nécessaire de rêver d'une rétrogradation, d'un âge perdu dans le passé, passé imaginaire et fantasmé. Mais le progrès n'est pas une philosophie en soi ; plutôt une soumission systématique de l'humanité à ses "inventions".

    Cette limite du progrès, chez Benjamin, l'insuffisance de cette réalité à pouvoir contrecarrer l'horreur, la barbarie, signifient clairement que l'avenir des hommes ne peut passer par une course en avant vers un "toujours plus" dont on découvre peu à peu qu'il ne sera pas tenable politiquement économiquent, écologiquement. Or, c'est avec un certain effroi que l'on constate combien les idéologies politiques contemporaines (mais le pluriel a-t-il encore un sens tant l'uniformisation des discours est un constat qui tourne au lieu commun ?) n'ont nullement tenu compte d'une telle analyse.

    C'est ainsi que la gauche, magnanime et forcément sociale, a recyclé le discours libéral, a lentement (mais sûrement) glissé à droite (communistes compris), en remplaçant un mot par un autre. Le progrès a changé de visage et d'identité. il s'appelle désormais la croissance. Il est pitoyable de voir combien cette nouvelle étoile brille de mille feux dans les harangues contemporaines, jusque dans les postures les plus (pseudo) révolutionnaires. De fait, la croissance est devenue la parade à toutes les misères : sociales, culturelles, économiques ; à toutes les dérives : extrémismes, replis identitaires, communautarisme. Produisons du PIB et tout sera résolu. La sécurité contre l'horreur et la fin des malheurs tiennent dans l'augmentation de la masse produite, des délires inventifs mais vains de la technologie. Il faut entendre les uns et les autres, Hollande et Sarkozy (mais ce ne sont que des exemples sans plus d'intérêt : simplement la ventriloquie du moment), nous promettre la prospérité en variable à 0,2 ou 0,3% de plus pour se résoudre à l'inéluctable.

    Il est clair que les concessions libérales de la social-démocratie, du réformisme réaliste de gauche ne pouvaient déboucher que sur un consensus portant sur le nœud même du développement de la société : sa réussite (?) avérée par la mesure évidemment imparable des richesses produites.

    Pour l'heure, et si l'on jette un regard lucide sur la campagne présidentielle, on constatera que bien au-delà du camp Hollande, le révolutionnaire de salon nommé Mélenchon ne remet rien en cause sur l'essentiel. La preuve ? Qu'il se sente triomphant de devancer Marion Le Pen est assez risible (parce qu' à ce jeu-là, certains font mieux que lui) passe encore (comme sa prise de la Bastille du dimanche après-midi). Mais qu'il nous gratifie d'un idéal de VIe République, récupérant au passage une inspiration de Montebourg le socialiste, voilà bien ce qui est hilarant, sinistrement hilarant. Ne remettant pas en cause les fondements libéraux de la constitution européenne, il jette de la poudre aux yeux. Il a d'ailleurs déjà indiqué qu'au second tour de la présidentielle, il s'en remettra à la discipline républicaine, en clair : il se ralliera au common man socialiste. Il ne suffit pas d'un coup d'esbrouffe, de vouloir faire peuple. Encore faut-il poser les bonnes questions. Restant prisonnier d'un modèle productiviste, il donne encore raison à l'analyse de Benjamin.

    Qu'en déduire ? Qu'ils n'ont rien compris à l'Histoire. Les morts n'ont servi à rien. Et nous sommes dans le perpétuel recommencement. Or, on aimerait tant que ce grand écrivain ait désormais tort...