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Du progrès (et de ses masques morbides)

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Dans un texte publié en 1942, mais écrit dans les premiers mois de 1940, soit peu de temps avant son suicide à Port Bou, Walter Benjamin écrit les lignes qui suivent (il s'agit du fragment VIII) :

"La tradition des opprimés nous enseigne que l'"état d'exception" dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l'histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consite à instaurer le véritable état d'exception et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s'opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique. -S'effarer que les événements que nous vivons soient "encore" possibles au XXe siècle, c'est marquer un étonnement qui n'a rien de philosophique. Un tel étonnement ne même à aucune connaissance, si ce n'est à comprendre que la conception de l'histoire d'où il découle n'est pas tenable".

Ce court texte procède d'une analyse d'un état de crise comme il y en aura peu durant le siècle passé. La question de l'"état d'exception" dont il est question, et que Benjamin attaque, est celle soulevée par les analyses de Carl Schmitt. Elle renvoie à la construction juridique qui attribue des pouvoirs exorbitants au souverain, lequel peut ainsi agir en décrétant par son seul jugement ce qui relève justement (ou plutôt injustement) de l'exception. Cette problématique, dans le temps même où Benjamin écrit, est centrale : elle fonde en grande partie l'expérience politique fasciste et nazi. Sur ce plan, le texte fait écho à un contexte dont il faut savoir se détacher pour mieux dégager l'actualité de l'alerte philosophique que produit la pensée benjaminienne.

Pour ce faire, il faut s'intéresser à la critique de ce qui constitue la réponse au péril fasciste, et plus généralement liberticide, de la part de ceux se réclamant d'une pensée démocratique. Le point nodal est celui de "progrès". Veille lune d'une analyse linéaire de l'histoire et d'une confiance quasi mystique en la structure scientifico-politique d'un monde semblant aller de découvertes en découvertes pour le bien commun de l'humanité, le progrès est clairement considéré par Benjamin comme un cache-misère philosophique incapable de répondre de manière satisfaisante à la violence, au désarroi et aux déchirements du monde qui l'environne. Il invite donc à envisager une autre parade, parce qu'il lui semble certain que le progrès, et sa course vers l'infini d'une amélioration technique de la société, n'est pas le garant imparable assurant aux individus le bonheur et la sécurité. Il faut même penser le progrès comme un facteur aggravant de la misère du monde. Il n'est pas nécessaire de rêver d'une rétrogradation, d'un âge perdu dans le passé, passé imaginaire et fantasmé. Mais le progrès n'est pas une philosophie en soi ; plutôt une soumission systématique de l'humanité à ses "inventions".

Cette limite du progrès, chez Benjamin, l'insuffisance de cette réalité à pouvoir contrecarrer l'horreur, la barbarie, signifient clairement que l'avenir des hommes ne peut passer par une course en avant vers un "toujours plus" dont on découvre peu à peu qu'il ne sera pas tenable politiquement économiquent, écologiquement. Or, c'est avec un certain effroi que l'on constate combien les idéologies politiques contemporaines (mais le pluriel a-t-il encore un sens tant l'uniformisation des discours est un constat qui tourne au lieu commun ?) n'ont nullement tenu compte d'une telle analyse.

C'est ainsi que la gauche, magnanime et forcément sociale, a recyclé le discours libéral, a lentement (mais sûrement) glissé à droite (communistes compris), en remplaçant un mot par un autre. Le progrès a changé de visage et d'identité. il s'appelle désormais la croissance. Il est pitoyable de voir combien cette nouvelle étoile brille de mille feux dans les harangues contemporaines, jusque dans les postures les plus (pseudo) révolutionnaires. De fait, la croissance est devenue la parade à toutes les misères : sociales, culturelles, économiques ; à toutes les dérives : extrémismes, replis identitaires, communautarisme. Produisons du PIB et tout sera résolu. La sécurité contre l'horreur et la fin des malheurs tiennent dans l'augmentation de la masse produite, des délires inventifs mais vains de la technologie. Il faut entendre les uns et les autres, Hollande et Sarkozy (mais ce ne sont que des exemples sans plus d'intérêt : simplement la ventriloquie du moment), nous promettre la prospérité en variable à 0,2 ou 0,3% de plus pour se résoudre à l'inéluctable.

Il est clair que les concessions libérales de la social-démocratie, du réformisme réaliste de gauche ne pouvaient déboucher que sur un consensus portant sur le nœud même du développement de la société : sa réussite (?) avérée par la mesure évidemment imparable des richesses produites.

Pour l'heure, et si l'on jette un regard lucide sur la campagne présidentielle, on constatera que bien au-delà du camp Hollande, le révolutionnaire de salon nommé Mélenchon ne remet rien en cause sur l'essentiel. La preuve ? Qu'il se sente triomphant de devancer Marion Le Pen est assez risible (parce qu' à ce jeu-là, certains font mieux que lui) passe encore (comme sa prise de la Bastille du dimanche après-midi). Mais qu'il nous gratifie d'un idéal de VIe République, récupérant au passage une inspiration de Montebourg le socialiste, voilà bien ce qui est hilarant, sinistrement hilarant. Ne remettant pas en cause les fondements libéraux de la constitution européenne, il jette de la poudre aux yeux. Il a d'ailleurs déjà indiqué qu'au second tour de la présidentielle, il s'en remettra à la discipline républicaine, en clair : il se ralliera au common man socialiste. Il ne suffit pas d'un coup d'esbrouffe, de vouloir faire peuple. Encore faut-il poser les bonnes questions. Restant prisonnier d'un modèle productiviste, il donne encore raison à l'analyse de Benjamin.

Qu'en déduire ? Qu'ils n'ont rien compris à l'Histoire. Les morts n'ont servi à rien. Et nous sommes dans le perpétuel recommencement. Or, on aimerait tant que ce grand écrivain ait désormais tort...



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