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intellectuels

  • L'esthétique morbide

    "Nous étions pour la guerre. Le dadaïsme aujourd'hui est encore pour la guerre. La vie doit faire mal. Il n'y a pas assez de cruauté." Voilà  ce que déclare Richard Huelsenbeck, figure majeure du mouvement en Allemagne, dans une conférence à Berlin en 1918. C'est évidemment fulgurant. Reste à savoir si ce genre de déclaration qui se prétend de dérision et d'humour noir pourrait être sauvé par l'époque contemporaine partie à la chasse de tout ce qui ne cadre pas à un moralisme universaliste dont le fumier est la pensée de gauche (ou prétendue telle car il n'en est rien. Ce serait confondre l'esprit petit-bourgeois avec une architecture politique réfléchie...). 

    Mais cette interrogation est un peu biaisée puisque c'est le propre (façon de dire) des thuriféraires de cette terreur dans les mots (plus encore que dans les lettres...) de savoir sauver ceux qui les arrangent. Il y en aura bien un pour expliquer que la formule de Huelsenbeck est à prendre au second degré, qu'elle contient la genèse d'une pensée radicalement humaine et que ce qui irrite relève d'une sclérose de l'âme. Ceux sont les mêmes qui arrivent à sauver d'un jugement de l'histoire Céline, Sartre, Sollers, Foucault,... : tous ces innombrables intellectuels qui pactisèrent avec l'horreur qu'elle soit antisémite,  maoïste, bolchévique ou islamiste...

     

  • La fin d'une escroquerie

    Najat Vallaud Belkacem n'est pas grand chose mais cela ne l'empêche pas d'être un signe. Un symptôme même ; celui d'un bouleversement radical des équilibres de la pensée en France. La réforme qui doit porter son nom (1) est odieuse et dangereuse. Elle consacre l'allégeance de la gauche à une volonté destructrice de la civilisation judéo-chrétienne dont le terreau se trouve dans les grandeurs antiques. il s'agit avant tout de récrire le passé ; c'est un révisionnisme historique funeste activé par une haine de soi, une haine de la nation (2), une indexation de la pensée sur le paradigme mondialiste, et l'exaltation de la culpabilité post-coloniale réinvestie dans l'islamo-gauchisme.

    C'est pour tout cela que Vallaud Belkacem est un symptôme. En moquant les "pseudo intellectuels", elle ne s'est pas seulement ridiculisée. Elle va au delà. Qu'une poupée à la langue de bois caricaturale vienne décréter qui pense et qui ne pense pas, qui a le droit de parler et qui a le devoir de se taire, quand il s'agit, par exemple, d'un esprit aussi brillant que Marc Fumaroli, c'est à se tordre de rire (quoique non : le sujet est trop grave). La vanité n'est pas qu'une dérision ; elle est parfois une arme pour pouvoir masquer sa vacuité. Vallaud Belkacem est, sur ce point, infinie ; elle caquette sans se rendre compte de ce qu'elle dévoile.

    Il aura donc fallu attendre, pour moi, un demi siècle avant d'entendre une ministre de gauche (3) se lancer dans un discours anti-intellectuel, dans les ornières de ce que l'on disait réservé, il y a encore peu, à la bêtise fascisante et au réductionnisme frontiste. La gauche s'était en partie (pour ne pas dire exclusivement) construite sur la revendication intellectuelle face au simplisme et au pragmatisme étroit d'une "pensée" de droite (4) sclérosée, passéiste et conservatrice. Et lorsqu'elle combattait pour ses idées, elle brandissait haut et fort ses prétentions en matière d'analyse et de pensée. En attaquant ses détracteurs sous l'appellation de  "pseudo intellectuels", c'est-à-dire en définissant comme tels des penseurs reconnus et qui, pour beaucoup, ne cherchent pas à se faire une place au soleil du tout venant médiatique, Vallaud Belkacem dévoile le retournement profond qu'a engagé la gauche de gouvernement quand elle a cédé aux sirènes de l'économie ultra-libérale. Elle ne s'est pas simplement convertie au marché ; elle n'a pas seulement renoncé à une analyse critique du monde ; elle s'est engagée à un éloge de la bêtise, à un combat contre la pensée.

    On comprend mieux le désert intellectuel de la réflexion à gauche. Mitterrand était un opportuniste et sa progéniture des thuriféraires encastés dans la haute administration. Hollande, Valls, Vallaud Belkacem n'ont jamais rien pensé ; ce sont des gratte-papier gouvernementaux, des ronds-de-cuir balzaciens (ou flaubertiens...), des sous-fifres incultes. Et ceux qui les soutiennent ne valent pas mieux. La migration progressive d'intellectuels de gauche vers la réaction (pour parler socialiste...) est irréductible à une réification de ces individus, l'âge aidant, dans une nostalgie pesante. Tout est déjà écrit dans la volonté de nivellement intellectuel qui résume les quarante dernières années françaises. En attaquant des intellectuels comme espèce, en dépit du sérieux de ce qu'ils sont, en usant des mêmes moyens rhétoriques qu'un Jean-Marie Le Pen, la ministre met à jour ce populisme de gauche dont on veut taire l'ignominie culturelle.

    La coquille se vide pourtant. Au désastre pédagogiste des ratés à la Meyrieu a succédé l'allégement criminel des savoirs fondamentaux au profit d'un "savoir-être", et autres psychologismes de comptoir (5). Vient désormais le temps où la pensée contradictoire, le droit kantien de dire non, en somme, tourne au délit (6). Le procès fait à des intellectuels a eu beaucoup de succès au XXe siècle, de Staline à Pinochet, en passant par Castro, Mao ou les oligarchies islamiques. Nous n'irons pas jusqu'à écrire que Vallaud Belkacem leur emboîte le pas. Remarquons pourtant que son approximation dans l'attaque emprunte des chemins hasardeux.

    Néanmoins, cette saillie absurde et radicale n'est pas le fruit du hasard. Elle résulte d'une évolution qui mène ce qu'on appelle la gauche de gouvernement à sa disparition comme force contestataire. Pour simplifier (et le mot est faible) : si la droite avait les valeurs du passé et s'accrochait à l'histoire, à la filiation, à l'héritage (7), la gauche œuvrait pour la réforme, le progrès, l'égalité, soit : le futur. Encore fallait-il que le futur ne soit pas un abaissement aux règles pures du marché. Et les intellectuels servaient, quand la gauche faisait semblant de résister, à cette imposture, dans la division des figures symboliques. Maintenant que l'affaire est entendue, qu'il n'y a plus qu'un "marché de droit divin", pour reprendre le titre de Thomas Frank, une Macron-économie en perspective, les masques tombent. La défense du prolétariat est aux oubliettes, la notion de classe une vieille lune, tout l'arsenal d'une pensée contestataire a pris la poussière. Seul compte l'impact médiatique ; seul demeure la raison opérationnelle pour un monde ouvert absolument et donc nécessairement idiot.

    Le consommateur nouvelle formule est l'ennemi de la pensée. Il est dans le compulsif, dans la confusion de ses désirs. Le grec, le latin, l'histoire chrétienne hexagonale sont autant de freins à cette émancipation décervelée. Vallaud Belkacem définit en fait l'avenir d'un pays en conformité avec les nouvelles lois du marché fou. N'être rien d'autre qu'un vaste hypermarché. Dès lors, l'intellectuel est un ennemi qu'il faut circonscrire à un espace factice et artificiel. Tous les coups sont permis, toutes les audaces verbales aussi. L'insulte de Vallaud Belkacem à l'intelligence n'en est que le début d'un processus inévitable.

    Mais il faut aussi considérer la situation sous un autre angle : celui d'une possible reconquête par les mouvements dits réactionnaires d'un espace intellectuel à même de réorienter le politique. Le terrorisme sartrien et post sartrien est miné. Ceux qui, jusqu'alors, se sentaient une certaine culpabilité d'être de droite (mais qu'est-ce qu'être de droite ?), souverainistes, nationalistes, chrétiens, anti-européens (8), n'ont plus de raison de se sentir en état d'infériorité. Si l'aura des figures d'après-guerre dont la réalité était fondée sur une mystification historique autour d'une résistance contre le nazisme confisquée à leur seule gloire, si les délires soixante-huitards ont pu dévoyer la pensée française jusqu'au procès perpétuel de ce que nous étions (9), il n'est pas impossible de redresser la barre. Vallaud Belkacem et les idéologues de Terra Nova n'ont pas d'envergure. En revanche, et le travail est à ce niveau, ils ont choisi dans leur fuite en avant le coup d'État permanent et un radicalisme dans l'action précipitée. Ils veulent aller vite pour que le  point de non-retour soit atteint.

    La bêtise n'est jamais aussi dangereuse que dans ses formes désespérées, parce qu'elle se sent une toute puissance assassine. La ministre de l'Éducation veut soumettre la réalité en dépit de la pensée réactive qui l'agite. D'une certaine manière, elle concentre le politique à sa part opérationnelle, quand cette part opérationnelle, immédiate, amnésique, uniformisante, refuse la durée, concrétion, l'histoire. Vallaud Belkacem est une anti-intellectuelle de gauche, à l'ascendance islamo-gauchiste, ce qui est la pire des figures. À l'escroquerie morale s'adjoint le rêve de la tabula rasa. 

    La gauche a déserté la pensée politique en se convertissant au rêve libéral. Elle use de l'État non plus comme un levier pour réduire les écarts ou adoucir la violence. Elle en fait l'instrument d'une délocalisation du sujet pour qu'il ne soit plus qu'un migrant potentiel et perpétuel du vaste marché. Pour ce faire, tous les moyens sont bons : jouer Debbouze (connu, démago, vain, minoritaire visible) contre Fumaroli (discret, réfléchi, affreusement classique). Si la catastrophe arrive, les idiots qui ferment les yeux ne pourront pas dire qu'ils ne savaient pas...

     

     (1)Prouvant au passage que le désastre politique n'a rien à voir avec la sexuation de celui/celle qui en est l'agent. La politique au féminin n'est pas mieux que la politique au masculin. Certains diraient sans doute que c'est pire. Laissons ce genre d'appréciation de côté. Ce serait du machisme aussi ridicule que le féminisme qui nous a amenés là.

    (2)Laquelle nation ne peut être qu'une entité honnie dans sa constitution exclusive (par nature) quand on est ministre et qu'on a une double nationalité. Imagine-t-on un ministre de la défense ou un chef de la diplomatie franco-américain, ou franco-russe ?

    (3)Je sais ce qu'il y a de grotesque dans une telle formulation mais il faut faire avec les caricatures et la doxa de ses opposants.

    (4)Plutôt tort avec Sartre que raison avec Aron ...

    (5)Et le profit est la clé de tout. Il s'agit bien de créer un système efficace pour le maximiser. L'école de Chicago est une doctrine qui excède de loin le champ économique.

    (6)Une preuve supplémentaire ? Valls qui joue les gros bras devant Emmanuel Todd (qui, par ailleurs, est très approximatif dans son analyse. On l'a connu plus pertinent).

    (7)Tout ce que les gauchos au pouvoir disent honnir et attaquer, avec selon les cas, une certaine hypocrisie. S'ils mettent la filiation sur le marché (avec le mariage gay), ils font semblant de s'en prendre à l'héritage (avec le cache-misère de l'ISF).

    (8)Entendons par anti-européens : ceux qui ne veulent pas du salmigondis libéral dans lequel se reconnaissent la gauche de gouvernement, le centrisme de droite et les verts de salon...

    (9)En ce sens, pas de différence fondamentale entre Deleuze et BHL, sinon dans l'imprégnation médiatique et son traitement. Pour une littérature mineure est le pendant de L'Ideologie française. Mais il n'est pas indifférent que si  Aron fracassa le roi du brushing et du col ouvert, il se tint coi devant l'illuminé de Nanterre. 

     

  • Expert (substantif masculin)

     

    La France peut se prévaloir d'avoir créé la figure de l'intellectuel et Michel Winock en a fait un historique fort passionnant (1), par quoi il remit, au passage, Zola à la place mineure qu'il se doit, en la matière, d'occuper. Mais cette représentation est aujourd'hui fort lointaine. Si l'on en croit cet auteur, il semblerait que le décès de Sartre marque la fin d'une époque. On pourra ne pas s'en plaindre, si l'on veut bien admettre que le règne du ni-ni-ni existentialiste (ni philosophe, ni romancier, ni dramaturge) ne brilla pas par sa liberté de penser. Plus d'intellectuels donc, sauf BHL qui s'y croit, un peu comme un gamin autiste...

    Comme l'univers a horreur du vide, il était de bonne guerre qu'une nouvelle espèce vienne en lieu et place de l'espèce anciennement dominante. Et face à la complexité du monde, à l'inextricable des échanges, des flux, des forces et des affrontements (intra et hors frontières), il était indispensable que l'ersatz d'honnête homme qui sommeillait encore dans l'intellectuel cédât devant le péremptoire aux chiffres, le zébulon des courbes, le nain jaune des arcanes politiques. Accompagnant l'expansion du monde médiatique, naquit l'expert. Les experts... Tout un programme... Toute une programmation, aussi : faite essentiellement dans un petit cénacle de Science-Po. Ces braves viennent régulièrement nous expliquer le présent, nous préparer l'avenir, pour nous, piétaille inculte et mal dégrossie. On les connaît : ils traînent sur tous les plateaux de télévision, bavassent sur les radios et scribouillent en long et en large dans des feuilles de chou qui ont encore la prétention de s'appeler la presse (2). Ils s'appellent Dominique Reynié, Roland Cayrol, Alain Duhamel, Pascal Boniface, Christophe Barbier, Denis Olivennes,... Ils discourent. Ils ne sont pas aussi ridicules que les très suffisants et insuffisants Jacques Attali et Alain Minc qui ont percé dans les hautes sphères du pouvoir, mais ils atteignent malgré tout un degré de vacuité tout à fait honorable. Ils ne sont jamais pris en faute et l'on oublie leurs erreurs. L'expert a pour lui le flot de l'image, l'écoulement de l'information comme une chasse d'eau, le babillage sans signification que l'on peut zapper. Ils ne font rien ou presque. Néanmoins, ce presque pose problème, parce qu'au fond il signale à quel point, à défaut de dire quelque chose, ils occupent la place, ils neutralisent la pensée, ils verrouillent la critique. Ne rendant de compte à personne, garanti d'être par la seule force de sa désignation, l'expert a une fonction primordiale dans une économie de l'information structurée pour faire du bruit (au sens de Jakobson) quand l'esprit vraiment démocratique, lui, désirerait du sens.

    Mais l'expert n'est pas une figure du désir, moins encore l'agent du savoir. D'ailleurs, on se demande parfois sur quoi repose son savoir. Démonstration...

    L'homme en question est polytechnicien (école dans laquelle il enseigne désormais), diplômé de l'ENSAE. Il a fait Science-Po aussi. Il écrit à peu près partout où l'on peut discourir sur l'économie (3). On peut même l'entendre sur France-Culture. Il est le directeur de la Recherche et des Études chez Natixis. Bref un homme qui compte, élu en 1996 meilleur économiste de l'année (4). Un homme qui malgré tout expliquait en 2007 qu'annoncer une crise boursière était balivernes. Plus près de nous, je lis ceci, dans Alternatives économiques n°301, d'avril 2011 :

    « La Banque centrale européenne (BCE) va très probablement remonter son taux directeur en avril. Il pourrait passer de 1 % à 1,75 % à la fin de 2011 et à 2,5 % à la fin de 2012. Cette annonce a surpris, compte tenu des incertitudes économiques et d'une inflation dans la zone euro (2,4 %) ne provenant actuellement que des prix des matières premières. Faut-il de ce fait approuver ou critiquer l'initiative de la BCE ?

    Dans une perspective de moyen terme, la décision de la BCE se comprend. La croissance nominale à long terme de la zone euro étant au moins de 3 % par an (1,5 % en volume et 1,5 % d'inflation), il n'est pas possible de conserver un taux d'intérêt de 1 %. »

    Nous disons donc 2,5% ! Pas de chance pour Patrick Artus (il s'appelle Patrick Artus), la BCE a abaissé son taux et aujourd'hui il est à son niveau historiquement le plus bas : 0,75% ! Qu'à cela ne tienne, il n'est pas question de remettre en cause l'expertise du sieur Artus. Il sait, lui, et nous, nous avons mal lu, nous chicanons pour des virgules. Nous avons tort, parce qu'il en est ainsi !

    En une question annexe, mais qui ne manque pas d'intérêt (rions un peu), on se demandera ce qu'il y a de scientifique dans ce qu'on appelle les sciences économiques, de quelle nature profonde est l'escroquerie d'une telle dénomination... Une curiosité de candide, bien sûr, à laquelle un expert ne prendra pas le temps de répondre. Il a mieux à faire. On l'attend chez Yves Calvi...

     

    (1)Michel Winock, Le Siècle des intellectuels.

    (2)Tout individu de plus de quarante ans se rappellera ce que demandait, il fut un temps..., la lecture du Monde, du Figaro ou de Libération. Pas la peine de développer.

    (3)Alternatives économiques, Challenges, les Echos...

    (4)Les anciens se souviennent que VGE vendit Raymond Barre comme le meilleur économiste de France. On sait ce qu'il arriva...