La France peut se prévaloir d'avoir créé la figure de l'intellectuel et Michel Winock en a fait un historique fort passionnant (1), par quoi il remit, au passage, Zola à la place mineure qu'il se doit, en la matière, d'occuper. Mais cette représentation est aujourd'hui fort lointaine. Si l'on en croit cet auteur, il semblerait que le décès de Sartre marque la fin d'une époque. On pourra ne pas s'en plaindre, si l'on veut bien admettre que le règne du ni-ni-ni existentialiste (ni philosophe, ni romancier, ni dramaturge) ne brilla pas par sa liberté de penser. Plus d'intellectuels donc, sauf BHL qui s'y croit, un peu comme un gamin autiste...
Comme l'univers a horreur du vide, il était de bonne guerre qu'une nouvelle espèce vienne en lieu et place de l'espèce anciennement dominante. Et face à la complexité du monde, à l'inextricable des échanges, des flux, des forces et des affrontements (intra et hors frontières), il était indispensable que l'ersatz d'honnête homme qui sommeillait encore dans l'intellectuel cédât devant le péremptoire aux chiffres, le zébulon des courbes, le nain jaune des arcanes politiques. Accompagnant l'expansion du monde médiatique, naquit l'expert. Les experts... Tout un programme... Toute une programmation, aussi : faite essentiellement dans un petit cénacle de Science-Po. Ces braves viennent régulièrement nous expliquer le présent, nous préparer l'avenir, pour nous, piétaille inculte et mal dégrossie. On les connaît : ils traînent sur tous les plateaux de télévision, bavassent sur les radios et scribouillent en long et en large dans des feuilles de chou qui ont encore la prétention de s'appeler la presse (2). Ils s'appellent Dominique Reynié, Roland Cayrol, Alain Duhamel, Pascal Boniface, Christophe Barbier, Denis Olivennes,... Ils discourent. Ils ne sont pas aussi ridicules que les très suffisants et insuffisants Jacques Attali et Alain Minc qui ont percé dans les hautes sphères du pouvoir, mais ils atteignent malgré tout un degré de vacuité tout à fait honorable. Ils ne sont jamais pris en faute et l'on oublie leurs erreurs. L'expert a pour lui le flot de l'image, l'écoulement de l'information comme une chasse d'eau, le babillage sans signification que l'on peut zapper. Ils ne font rien ou presque. Néanmoins, ce presque pose problème, parce qu'au fond il signale à quel point, à défaut de dire quelque chose, ils occupent la place, ils neutralisent la pensée, ils verrouillent la critique. Ne rendant de compte à personne, garanti d'être par la seule force de sa désignation, l'expert a une fonction primordiale dans une économie de l'information structurée pour faire du bruit (au sens de Jakobson) quand l'esprit vraiment démocratique, lui, désirerait du sens.
Mais l'expert n'est pas une figure du désir, moins encore l'agent du savoir. D'ailleurs, on se demande parfois sur quoi repose son savoir. Démonstration...
L'homme en question est polytechnicien (école dans laquelle il enseigne désormais), diplômé de l'ENSAE. Il a fait Science-Po aussi. Il écrit à peu près partout où l'on peut discourir sur l'économie (3). On peut même l'entendre sur France-Culture. Il est le directeur de la Recherche et des Études chez Natixis. Bref un homme qui compte, élu en 1996 meilleur économiste de l'année (4). Un homme qui malgré tout expliquait en 2007 qu'annoncer une crise boursière était balivernes. Plus près de nous, je lis ceci, dans Alternatives économiques n°301, d'avril 2011 :
« La Banque centrale européenne (BCE) va très probablement remonter son taux directeur en avril. Il pourrait passer de 1 % à 1,75 % à la fin de 2011 et à 2,5 % à la fin de 2012. Cette annonce a surpris, compte tenu des incertitudes économiques et d'une inflation dans la zone euro (2,4 %) ne provenant actuellement que des prix des matières premières. Faut-il de ce fait approuver ou critiquer l'initiative de la BCE ?
Dans une perspective de moyen terme, la décision de la BCE se comprend. La croissance nominale à long terme de la zone euro étant au moins de 3 % par an (1,5 % en volume et 1,5 % d'inflation), il n'est pas possible de conserver un taux d'intérêt de 1 %. »
Nous disons donc 2,5% ! Pas de chance pour Patrick Artus (il s'appelle Patrick Artus), la BCE a abaissé son taux et aujourd'hui il est à son niveau historiquement le plus bas : 0,75% ! Qu'à cela ne tienne, il n'est pas question de remettre en cause l'expertise du sieur Artus. Il sait, lui, et nous, nous avons mal lu, nous chicanons pour des virgules. Nous avons tort, parce qu'il en est ainsi !
En une question annexe, mais qui ne manque pas d'intérêt (rions un peu), on se demandera ce qu'il y a de scientifique dans ce qu'on appelle les sciences économiques, de quelle nature profonde est l'escroquerie d'une telle dénomination... Une curiosité de candide, bien sûr, à laquelle un expert ne prendra pas le temps de répondre. Il a mieux à faire. On l'attend chez Yves Calvi...
(1)Michel Winock, Le Siècle des intellectuels.
(2)Tout individu de plus de quarante ans se rappellera ce que demandait, il fut un temps..., la lecture du Monde, du Figaro ou de Libération. Pas la peine de développer.
(3)Alternatives économiques, Challenges, les Echos...
(4)Les anciens se souviennent que VGE vendit Raymond Barre comme le meilleur économiste de France. On sait ce qu'il arriva...