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alain finkielkraut

  • En bulles ou en chanson

    Peut-on écrire, sans passer pour un réactionnaire de la pire espèce, que la culture, dans son sens le plus magique, le plus restrictif aussi (loin des visions élargies qui l'identifie au «social», ce qui est, en soi, une aporie), obéit à une hiérarchisation qui peut fluctuer, évoluer certes mais, faisant profit de l'inscription des œuvres dans le temps, se doit de marquer une volonté d'élévation, un souci d'élévation ?

    On savait, au moins depuis les travaux de l'École de Francfort, que la valorisation du marché, les principes de l'idéologie libérale, les leurres d'un processus démocratique reconverti en liberté du consommateur n'allaient pas vraiment avec les possibilités d'une continuité culturelle. Tout au plus fallait-il imaginer que la modernité du XXe siècle, dans son triomphe économique apparent, conèderait à l'art (pour simplifier) une porte de sortie : son adaptation aux règles d'un rapport marchand, ce que Bourdieu a éclairé par son concept de champ, ce que d'innombrables « artistes » ont illustré en se faisant plus libéraux, plus monétaires que le pire requin de la finance (oui, car ce pire-là a au moins pour lui d'être clair sur ses objectifs) : de Picasso à Ben, de Wahrol à Buren...

    Cette dernière observation pourrait d'ailleur être en soi un paramètre désamorçant l'agacement sensible dans les lignes à venir. Comment la culture saurait-elle surnager au désastre ambiant du logos, quand ses attendus premiers défenseurs se sont transformés en tartufe du geste et de la pensée ?

    Pouvions-nous alors compter sur l'État pour défendre la bannière ardente d'un passé fondant la si fameuse identité dont on fait aujourd'hui un pseudo-argument politique ? On aurait pu y croire jusque dans la création d'un ministère de la culture sous la bienveillance malrucienne. Ce fut une vaste blague. Il suffit de lire L'État culturel de Marc Fumaroli pour mesurer l'étendue de la catastrophe... Quant à l'école... Justement l'école... Ne parlons pas ici de l'entreprise de démolition accélérée qui est en cours. Remarquons simplement l'hypocrisie gâteuse d'une volonté de faire peuple quand il s'agit au contraire de renvoyer un maximum d'individus aux chaînes de leur ignorance (Et de relire le Finkielkraut de La Défaite de la pensée...). Cette hypocrisie trouve une expression tout à fait symbolique dans l'évolution de ces trente dernières années quant à l'appellation donnée aux établissements scolaires. Plutôt que de perpétuer une hiérarchie intellectuelle rendant hommage aux grands hommes, l'État, sous couvert d'un élan démocratique vers le plus connu, le plus populaire, s'est empressé d'essaimer sur le territoire des collèges Jacques-Brel, Barbara-Hendricks, Michel-Colucci, des lycées Georges-Brassens ou Robert-Doisneau... Faut-il y voir une concession à la reconnaissance moderne modalisée par une trajectoire médiatique plus ou moins prononcée ? Une redéfinition de la catégorisation des arts ? Auquel cas force est de constater que le chanteur (aussi brillant soit-il), le comique et l'artiste lyrique (mais pas la meilleure, celle qui passe le mieux...) sont de nos jours l'égal des poètes, des peintres, des hommes de science et des musiciens classiques. Derrière cette volonté de donner un nom que tout le monde (ou presque) connaît (mais à quoi répond ce «tout le monde» ?), faut-il y voir un moyen de faire du nom un produit d'appel, une incitation à la scolarité, un dernier avatar d'un discours désormais rôdé construit autour du principe suivant : comment intéresser le chaland ? comment rendre la culture -et l'école qui est censée être un lieu majeur de sa découverte- moins chiantes ? L'État et ses services ont atteint parfois un degré d'hypocrisie et de bêtise qui vous font rêver. Ainsi ai-je découvert cet été que le Lycée français de Varsovie, l'une des vitrines francophones de l'est européen s'appelle Lycée René-Goscinny ! Tout cela sous prétexte que le père d'Astérix avait des origines polonaises. Magnifique ! Il est vrai que Marie Curie ou Georges Perec sont beaucoup moins fun. Imaginons qu'à travers le scénariste d'Astérix, c'est l'idée de résistance qui affleure. Récupérons l'image politique autant qu'il est possible...

    Les esprits ultra-modernes expliqueront que c'est une reconnaissance d'un art qui a aujourd'hui ses lettres de noblesse, ses défenseurs jusque dans les cabinets ministériels. Je n'en doute pas. Si Jack Lang a réussi une chose dans sa carrière, c'est d'avoir contraint (encore que...) ses amis et ses pseudo-ennemis politiques à la démagogie jeuniste et au brouillage des codes culturels. Un vrai rebelle de l'ordre bourgeois...

    Cette entreprise de démythification de la culture est évidemment une mystification, le symptôme d'une renoncement à un certain classicisme au nom d'un rééquilibrage démocratique des sources culturelles. Cette histoire de noms d'établissements scolaires ne mérite peut-être pas qu'on cherche noise à une institution qu'on espérait être le gardien du patrimoine. Est-il si grave d'aller puiser son inspiration au Festival d'Angoulême plutôt que dans les rayonnages de la Pléiade ? Mais vous comprenez que la réponse est déjà dans la question...

    En attendant, le Lycée Jean-Monnet de Bruxelles peut angoisser car Johnny Halliday n'est pas éternel et notre rocker national a des racines belges...