Ce flipper ressemble à s'y méprendre à celui sur lequel nous nous échinions, pendant nos heures libres, dans le troquet, en face du lycée, qui nous servait de base de repli. Il a la simplicité décorative des choses passées en l'espace de quinze ans du rang de truc naze (pour garder la variété sémantique ambiante) au désormais has been ou vintage, selon la relation un peu foireuse que l'on entretient avec les objets de l'ère postmoderne.
Ce flipper est indissociable des temps simplissimes du pack-man (devant lequel j'étais magnifiquement nul) et du baby-foot. L'affronter, c'était se retrouver devant trois malheureux champignons, deux séries de cibles, une cavité où la boule faisait triple, et un petit circuit vous offrant, quand on l'avait parcouru trois fois, une extra-ball. Le ventre de la bête était creux et les bruits qui en sortaient, pour agrémenter la partie, rappelaient ceux des films années 70 de science-fiction. On devinait les ressorts et les branchements électriques.
Pendant longtemps, à l'âge adulte, je me suis réservé une fois l'an ce retour frileux et nostalgique devant le flipper. Puis le charme est tombé. Non pas du fait que les résultats étaient désastreux et les parties fort courtes, mais parce que la machine elle-même avait changé. N'était-ce pas que tes réflexes étaient amoindries, glisse une oreille moqueuse. Sans doute. Au delà, pourtant, la machine... oui, la machine... Les lumières se sont multipliées, les circuits complexifiés, les bruits amplifiés, si bien que devant elle, on se retrouve devant un défi qui porte moins sur le déroulement de la partie que sur la capacité à supporter l'agression sensorielle. Faut-il que je mette mes lunettes de soleil et des boules Quiès ? Comme, désormais, ce monde d'écrans en diffraction, je ne regarde plus le flipper mais je me noie dans un univers cosmique qui m'engloutit.
Et si tout cet attirail ne suffisait pas, on y ajoute l'inflation chiffrée. Au vieil engin qui décrochait son bonus à 80,000 points s'est substitué la boîte supersonique qui envoie le score du moindre champignon à 50,000 et vous gagnez la partie à 1,500,000. Le flipper a suivi le mouvement : à défaut de nous donner autre chose, le monde nous abreuve de sommes astronomiques, de chiffres délirants. Sur ce point, l'objet divertissant a changé de registre : il est digne de la mythologie barthésienne, dans son évolution même. Comme de passer du tacot brinquebalant au vaisseau spatial, comme de voir disparaître la fête foraine artisanale au profit des animations cacophoniques à faire hurler les sirènes et les couillons. Rien qui me fasse rire, même sourire, et quand, non loin de chez moi, je passe devant une boutique qui fait commerce de ces vieilleries (baby-foot et flippers, en vrac), je les contemple comme des signes à peine compréhensibles pour beaucoup de jeunes gens, à l'image des objets en bois abandonnés au profit du plastique.
Et comme tout vient parfois au fil de ce qu'on écrit, au milieu de ce billet, je me suis souvenu d'une autre image de flipper, celle de la pochette verso d'un Higelin antédiluvien, quand il œuvrait avec Bertignac, Patrick Giani et Simon Boissezon.
Mais si l'on commence à faire le tour du propriétaire, quant à nos souvenirs, en voyant que le disque date de 75 (sorti en janvier 76), il vaut mieux passer son chemin, se taire, écouter un titre et se dire que, comme pour le flipper, le phrasé gainsbourien du grand et sec Jaco, les prises basse-batterie, très en avant, les effets de la pédale wahwah sont eux aussi de leur époque, d'un autre temps, presque... Pas grave...