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postmodernisme

  • La Terreur dans le discours

    "L'une des victoires du postmodernisme est d'être considéré et apprécié comme un mouvement profondément de gauche, progressiste voire contestataire. Il impose partout une image contrefaite, se déclarant bien plus libertaire que libéral. Il s'y entend comme personne pour soutenir toutes les postures et ne jamais défendre un seul combat qui évoquerait, même de loin, l'existence d'une lutte des classes. "L'indigène de la République" se substitue à l'exploité, les "queers" font l'impasse sur les luttes féministes et l'hétérosexualité devient un impérialisme à combattre. On conteste la domination de l'homme blanc abstrait, jamais celle de la marchandise concrète. Le rejet postmoderne de toute histoire révolutionnaire ne s'explique que par le refus de l'anticléricalisme de celle-ci. Sous la variante gauchiste, le "pomo" est celui qui, de façon toujours confusionniste, soutient la cause palestinienne, la jeune fille voilée et le "garçon arabe" en se référant exclusivement au passé colonial de l'Europe mais sans jamais rattacher ce passé à l'histoire des luttes de classes. C'est pourtant, du XVIIe au XXe siècle, l'histoire de la guerre sociale qui explique l'exploitation conjointe du prolétariat européen et des populations colonisées. Que le prolétariat soit absent de l'argumentation postmoderne n'est pas innocent : on y sent l'épouvantable odeur d'œuf pourri de Dieu.

    Pour Noam Chomsky, les "pomos" sont de vrais fascistes s'exprimant avec un discours de gauche. Pourtant, une vérité aussi irréfutable et si facilement vérifiable n'est pas toujours entendue, tant les "pomos" sont habiles à détourner le langage et à retourner à leur avantage les critiques de leurs adversaires. Une pareille impunité repose d'abord sur le principe de non-engagement du postmodernisme, qui se contente d'emprunter à la critique sociale l'identité de la victime. Elle repose ensuite sur une très efficace pratique du "lobbying" favorisant  l'occupation des postes clés au sein de l'université et des médias, et par l'activation de cercles plus spécialisés du pouvoir économique et politique, à l'image des "think tanks", des organismes supranationaux et de quelques départements des services de renseignements. On peut dire brièvement que ces cercles définissent les thématiques que les médias et les universitaires convertis à ces nouvelles thèses diffuseront massivement. Cette description, un rien mécaniste, ne traduit pourtant pas fidèlement  le processus, car, au final, le calcul n'y joue pas un rôle supérieur à celui du suivisme ordinaire. Les résultats de cette organisation en réseau  sont cependant exemplaires : par un mensonge sans cesse renouvelé, c'est le "pomo" qui est de gauche, progressiste, lui encore qui invente et réinvente une nouvelle conception de la liberté, de la sexualité et des corps."

               Jordi Vidal, Servitude & simulacre, Allia, 2007

  • De Marilyn à Lady Gaga...


     

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    C'est en feuilletant les pages d'un livre de photographies (accompagnées d'un texte de Truman Capote) qui lui est consacré que l'on prend conscience combien l'image de Marilyn est imprégnée d'une constance capable de nous la rendre familière. Par delà ce qu'elle vécut et qui n'appartient qu'à elle, son visage reste le même et si de toute sa beauté pulpeuse et magique il est plutôt logique d'en retenir les accents mélancoliques de la fin, des Misfits, sa présence demeure, persiste, tout au long de sa vie publqiue. Il n'y a en elle aucune mystification, seulement l'apprêt nécessaire à ce sacrifice hollywoodien devant lequel nous avons une position si ambiguë : à la fois l'attrait d'un monde d'artifice et la désillusion de cette guerre du faux qui ne fera que s'accentuer.

    Les pages se tournent et ce toujours-là-même est la mesure désormais impensable d'un temps présent qui, lui, veut que nous soyons toujours autres, toujours dans le possible à venir, toujours dans la surprise, toujours dans le dérangement, c'est-à-dire le réarrangement de soi, dans une perpétuelle course à l'invention pour exister.

    Et de penser, par ricochets, à Lady Gaga dont des étudiantes me montrèrent l'an passé le véritable visage, ne sachant quel il était. De penser, oui, à Lady Gaga dont le transformisme incessant n'est pas qu'une marque de fabrique, une manière de se singulariser : il ressortit aussi d'une métamorphose plus profonde de l'époque identitaire. À mesure que s'affichent les revendications de cet ordre se développe le besoin d'être incessamment ailleurs. Les multiples apparences de Lady Gaga, qui ne font plus qu'un avec ses apparitions, soit : la concomitance de l'être et de sa recomposition en autre, n'ont rien à voir avec le grimage de carnaval ou le maquillage classique de l'artiste (par quoi, parfois, justement il se signe). Que l'art du maquillage soit inhérent à l'espace spectaculaire et à la mise à l'écran d'une réalité que l'on vend pour éventuellement vraie est une évidence. Que cet art qui fascinait tant Baudelaire fasse l'aller-retour entre la scène et la vie, nul ne peut en disconvenir. Il suffit de rappeler, comme un trait symbolique, que Max Factor et Elisabeth Arden, avant de monter leur entreprise de cosmétiques, furent des maquilleurs de cinéma. Mais  la problématique de Lady Gaga est un saut qualitatif aux perspectives vertigineuses.

    L'invisibilité de Stefani Germanotta (son nom à l'état civil) est d'une tout autre mesure que purent être, par exemple, les déguisements des musiciens de Kiss : elle est con-substantielle d'une disparition profonde de ce qu'elle est. Se montrant autrement qu'elle est, mais dans le dépassement programmé de ce qu'elle est déjà devenue, puisque le but du jeu est qu'on ne la reconnaisse pas, sinon dans une reconnaissance qu'elle soit inconnaissable, elle dévoile à travers le masque l'accomplissement du narcissisme suicidaire de l'époque contemporaine. L'être-autre est devenu la défaite annoncée de ce que j'ai déjà fait pour être autre. Les multiples visages de Lady Gaga sont proprement des images, des imago, ces masques mortuaires que les Latins portaient en procession aux funérailles. Ils ne sont pas ce qu'elle a pu trouver pour être mais le signe de ce qu'elle n'a pu trouver que transitoirement.

    Lady Gaga n'est pas une femme (ou un homme) mais une virtualité du temps présent, toujours présent, et donc toujours mort. Elle est une figure, un processus qui se montre au grand jour. Ses chansons, ses chorégraphies ne sont ni pires ni meilleures que le tout venant du easy listening FM. Ses produits n'ont rien de remarquable, ses talents non plus. En revanche, elle peut fasciner, par sa réalité d'objet virtuel. Un virtuel qui tendrait à devenir le fantasme de chacun. Faire de sa vie un perpétuel jeu de masques, où la réalité est suspendue de n'être plus qu'un arrière-plan permettant de se mettre en scène. C'est une course plus lourde de sens que le toujours plus du consumérisme classique, quand on pouvait croire faire la différence entre l'objet et soi. Lady Gaga, c'est l'objet en soi, l'objet de soi, et un soi diaphane, qui ne peut se fixer à rien.

    Le précurseur pop de ce naufrage est évidemment Bowie, le Bowie qui se grime en Ziggy et multiplie ensuite les accoutrements, les modes, les orientations musicales, surfant sur ce qui peut se vendre, Bowie dont on fait une expo et qui sort un album minable.

    Nous sommes loin, avec eux, de la chair de Marilyn, loin de ce temps où coûte que coûte la supposée superficielle et facile Norma Jean Baker demeurait fidèle à elle-même, et nous, fidèles à elle, parce que nous y trouvions une part de nous-mêmes, parce que nous savions que tout jeu a ses limites, parce que le fait de n'avoir qu'une vie est peut-être une désespérance, certes, mais une désespérance qui ne se contre pas en se démultipliant, en fracassant les miroirs.

    De Marilyn à Lady Gaga, il y a bien plus qu'une perte qualitative sur le plan artistique, bien plus que le triomphe de la société du spectacle : c'est la suppression volontaire et jouissive du sujet. C'est la mort de l'Autre, l'angoissante mort de l'Autre qui hantait la pensée d'Emmanuel Lévinas. Autant dire un crépuscule...

  • Bérénice ripolinée

     

     

    Gravure Jacques de Sève (XVIIIe)


    Il est sans doute trop facile de déplorer la faillite de la culture en un sordide bouillon d'entertainment et d'associer cette catastrophe au triomphe de l'audio-visuel, au règne d'un zapping générationnel accéléré et d'un renoncement politique à la transmission d'une tradition littéraire et artistique, de l'imputer aux seuls tenants d'un marché qui n'a que faire des textes, quand on peut observer cette même tentation chez ceux qui devraient, au premier chef, en être les défenseurs.

    Ainsi, que lis-je dans une publication présentant la saison d'un théâtre  qui fut loint d'être médiocre ? On y montera Bérénice. Quelles sont les intentions du metteur en scène ? Il "a voulu faire entendre l'essentiel : un éternel des sentiments qui nous place depuis la nuit des temps en spectateurs curieux de la déchéance intime de ceux qui nous gouvernent". Jusque-là, tout va bien. Un peu flou mais ce n'est qu'une évocation. Le meilleur est à venir. ""People", dit-on aujourd'hui : ils furent les mêmes à Rome ou à l'Hôtel de Bourgogne, où fut créée Bérénice. Sur Internet, en latin ou en alexandrins, les passions traversent le temps : amours mille fois brisées dans l'au-delà de leur raison". La dernière pirouette ne sauve pas le ridicule (et c'est encore trop peu que ce mot) de ce qui précède.

    On y trouve tout ce que le contemporain traîne en lui de détestable. La manière de rapporter le classicisme, forcément dépassé, à une actualité  qui parle (?), la vulgarité des rapprochements, l'oubli (ou l'ignorance) de la spécificité même de la littérature, une sociologie de café du commerce écrasant les singularités des temps successifs en une sorte d'humanité immuable, aux caractères transcendants... Il y a de quoi être consterné. Plus encore : on regrette que le théâtreux qui prend cette voie n'aille pas jusqu'au bout de sa démarche, qu'il ne déstructure pas davantage le discours, n'y amène pas le reniement à son paroxysme en évoquant Bérénice comme une histoire de cul dans la haute (plutôt que comme une histoire d'amour un peu puérile pour des djeunzes vivant à coups de SMS ou de compte Face de bouc) : c'eût été porteur, je crois. C'est d'ailleurs l'un des tendances actuelles, du théâtre : le trash, le dénudé, le physique sans corporalité. La provoc' à la petite semaine.

    Cette présentation a au moins un mérite : elle nous dissuade d'assister à l'effondrement de l'idéal et au prétendu choc des cultures (dans lequel le passé est forcément mort) et nous incite à retourner au texte, ce que nous fîmes avec un plaisir encore renouvelé.

  • Plus on est de fous....

     

    Dix mille personnes réunies à Nantes via Facebook pour un apéro géant ! (1) La question qui vient tout de suite à l'esprit est de savoir à quoi peut répondre une telle manifestation, à quel impératif se soumet le participant et ce que vient combler ce transfert d'un acte habituellement privé vers l'espace public. L'éclairage n'est guère aisé mais il faut d'abord constater qu'il y a là sous couvert d'une action désirant mimer la spontanéité et une certaine forme d'autonomie sociale l'établissement d'un ordonnancement du désir qui ne laisse pas d'inquiéter. L'invitation n'est qu'une mise en demeure masquée par le credo du bonheur partagé. Mais partagé par qui ? avec qui ? Faut-il voir dans cette entreprise une sorte de résurgence d'un happening contestataire, une sorte de Fluxus grand format avec une quelconque finalité politique ? Pour en arriver à ce point d'explication, c'est plus que de l'optimisme qu'on nous demande : une forme d'aveuglement et de naïveté frôlant le ridicule. Flatter ainsi l'instinct grégaire, et aussi facilement, sur l'absence même d'événement ne serait-il pas le symptôme d'une incapacité à prendre en charge sa vie, lorsque celle-ci n'est plus dévolue au travail et aux contraintes du quotidien ? Au moins Woodstock avait-il Hendrix et Ten Years After. Au moins l'euphorie d'une finale de Mondial a-t-elle l'enjeu de la victoire... Dès lors le ressort de l'opération (comme on parle d'opération publicitaire) est-il une loi du nombre, un défi participatif où il s'agit de se compter (2) ?

    On se retranchera derrière l'argument de la gratuité, comme si le geste échappait au conditionnement de la société marchande, comme si les réseaux sociaux du type Facebook étaient les moyens les plus appropriés de se soustraire aux impératifs de l'ordre libéral. On dira aussi que des gens qui se réunissent sans mot d'ordre, voilà bien une preuve de liberté. Pas exactement pourtant. La manipulation des foules sous couvert de réjouissances a fait ses preuves. Panem et circenses, déjà. On sait à quel point la réflexion au début du XXe siècle sur ce phénomène de groupes a servi des desseins funestes. Qu'on relise La Psychologie de foules de Gustave Le Bon. Car, mot d'ordre il y avait, quoique déguisé ; et la convivialité sans dessein (c'est-à-dire sans véritable reconnaissance sociale de l'autre) n'est pas la marque de l'affranchissement mais le signe ultime d'une aliénation d'autant plus redoutable qu'elle semble indolore et qu'elle est présentée à votre profit. Paul Watzlawick  a montré depuis longtemps combien sont incongrues, absurdes même, des propositions du type : "soyez spontané". On peut en dire autant d'un "soyez conviviaux", "soyez heureux" que recèle la proposition anonyme du réseau Facebook. Peut-être est-ce d'un pessimisme désolant  que de voir dans ce genre de pratique une expérience sur la réactivité paradoxalement passive de toutes ces unités dispersées que sont les individus. Alors soyons pessimistes, mais cela n'empêche nullement, n'en déplaise à ce que voudrait la doxa du fun à tout prix, d'être gais et heureux... Cela a-t-il besoin de preuve autre qu'à ceux qui nous sont proches, avec qui nous élaborons une vraie (re)connaissance ?

    Relisons Rabelais, Le Quart Livre, chapitre VIII : «Malfaisant, pipeur, buveur !». Tout un programme. Et puisqu'il n'est pas nécessaire que l'on nous intime l'ordre d'être heureux et conviviaux , nous nous en tiendrons à notre désir imprévisible, à celui de nos ami(e)s et au hasard de la discussion qui dure et donne soif : ce sera alors champagne pour tout le monde (et caviar pour les autres...).

    (1)Dix milles personnes et un mort, dont on nous rebat les oreilles. Désolé de ne pas compatir : je suis ce qui se passe  dans les manifestations de Bangkok (25 morts, 200 blessés à l'heure de ce billet). Au moins se rassemblent-ils, eux, pour quelque chose qui a un sens.

    (2)On y pense d'autant plus aisément que c'est très clairement l'usage pervers et consternant de Facebook. Compter/se compter. Compter ses amis, ce qui n'est pas la même chose que compter sur ses amis. Une préposition en moins et nous voici nous glissons dans le performatif. Mais il y a bien pire, dans toute cette affaire : l'affligeante égalisation de tous et toutes (quoiqu'en cette période d'égalitarisme forcené, on comprend qu'il ne faille froisser personne) et la course vers l'abîme d'un je kaléidoscopique. Le paradoxe : un Narcisse survitaminé au bord de son propre gouffre.




     

  • Historique (adjectif)

     

    Le problèmes de l'Histoire tient à ce que, par définition, elle considère le passé au détriment du présent. Cela revient à instituer une instance complémentaire à ce présent. La société bourgeoise, dès le XVIIe siècle, par les prémices de l'archéologie et de la logique muséale a beaucoup œuvré pour cette inscription des temps anciens dans la mémoire collective. Ce n'était pas seulement, d'aileurs, à des seules fins de délectation esthétique ; il y avait aussi, par ce biais, l'établissement définitif de la nouvelle classe dominante et une démarche de différenciation (la fameuse distinction bourdieusienne et les futurs effets du capital culturel).

    Ce rapport au passé a perduré tant que demeuraient dans le capitalisme relativement ordonné et contraint la nécessité des cadres nationaux et le besoin, notamment face au danger communiste, d'un ancrage culturel relativement stable. Mais ce temps est révolu. Il faut désormais faire autrement, s'affranchir des contraintes territoriales. Tel est l'enjeu secret auquel s'attaquent les think tanks de toute espèces : de la Trilatérale aux Bilderbergers. Abolir les nations, les frontières.

    Or, l'évolution des questions territoriales a une incidence sur la représentation du temps. Les principes du libéralisme (néo ou pas) ne sont nullement en contradiction avec les transformations mentales nées de ce qu'on appelle le postmodernisme, et notamment sa composante narcissique, ainsi que l'ont analysée des auteurs comme Christopher Lasch (La Culture du narcissisme - La vie américaine à un âge de déclin des espérances, ou Le moi assiégé) et Fredric Jameson (Le postmodernisme ou la loigique du capitalisme tardif). Et celle-ci est indéniablement réfractaire à l'Histoire.

    Il suffit pour s'en convaincre d'observer la manière dont on a attaqué l'enseignement de cette matière, les découpages hasardeux et incohérents permettant de rendre incompréhensibles toute vision globale du passé. Les résultats sont assez magnifiques si l'on considère l'inculture abyssale de la jeunesse française. Celle-ci a mise en pratique une logique de la tabula rasa assez magistrale (façon de parler). Le vieux, l'ancien commence à ce qui dépasse sa petite existence. Ce n'est là qu'un des effets d'une volonté politique et d'une évolution culturelle qui ont été mainte fois et brillamment analysées. On relira des auteurs aussi différents que les membres de l'École de Francfort, Hannah Arendt, les situationnistes ou Marc Fumaroli (ce qui, au passage, recouvre un éventail politique assez éclectique, pour le moins).

    Je m'en tiendrai très humblement à commenter l'adjectif historique. Dans une première acception : ce qui relève de l'Histoire. Mais, dans un sens amoindri : ce qui est marquant, ce qui fait date. Et nul ne peut ignorer que nous vivons dans une époque où cette seconde lecture a pris une place phénoménale. Tout moment, tout événement devient historique. Ainsi entend-on que le dollar atteint son plancher historique de l'année, que la gauche, pour telle élection, fait un gain historique (qui sera balayé dans les quatre, cinq ou six ans qui suivent). Le postmodernisme invente donc l'immédiateté historique (bel oxymore) à l'aune d'une société de l'information privilégiant l'instantané, le direct, le vécu. Car derrière cette dérive se cache la volonté d'animer nos existences figées par des décisions de plus en plus obscures d'un semblant d'agitation. Une sorte de théâtralisation du monde pour combler l'ennui et la fatigue de soi (pour citer le remarquable livre d'Alain Erhenberg) qui nous habitent. Il faut nous distraire et créer l'événement, nous faire croire que l'aventure est à chaque coin de l'écran, car l'historique est essentiellement une catégorie médiatique. Il est la mise en scène d'une Histoire où, spectateurs, on transforme pour nous le moindre fait en émotion. Parce que, évidemment, l'historique ne recouvre plus une catégorisation intellectuelle : il est instantané et live. Il est avant tout une notion compensatoire, l'effet placebo d'une déréliction insondable.

    C'est pour cette raison que son aire de prédilection est le sport, puisque celui-ci, dont la diffusion occupe un volume horaire de plus en plus important, est une sorte de baromètre de la sociabilité, la borne sans cesse réactualisable d'une jouissance promise. Pas une médaille, pas une victoire qui ne deviennent un instant à vivre, un opium neutralisant les incertitudes et les angoisses. Pas une aventure physique qui ne soit une forme d'accomplissement collectif, reléguant la nouvelle de la veille à sa propre inanité. Les commentateurs sportifs (on ne peut quand même pas leur affubler le masque du journalisme, lui-même déjà bien ridicule) manient l'hyperbole avec une maestria qui tourne à la caricature. Ils veulent nous faire vivre, puisque beaucoup vivent si peu (confinés dans une stratégie de procuration ou écrasés par sa violence). Peut-on alors trouver meilleure illustration de cette confusion des temps, de cet écrasement des mondes vers le rien que cette image projetée, le soir de la victoire française en Coupe du Monde, de Zidane sur l'Arc de Triomphe, comme s'il fallait en effacer la matérialité, la monumentalité... Abolition absolue de notre Histoire devant l'icône dérisoire d'une liesse sans lendemain possible.

     

  • se (dé)penser avec Nike

    Just do it. Nike.

    On aime à raconter que ce slogan est le fruit d'un glissement de l'entreprise dans la publicité humoristique (?) pour contrer son concurrent Reebok alors en pleine ascension. Just do it. Slogan planétaire qui peut même se rappeler à notre souvenir en un seul signe, une griffe, le logo. Quand l'icône englobe, enveloppe, absorbe le langage. Just do it, et le logo (une virgule ? un sourcil ?) peut apparaître.

    Just do it. Commençons par y repérer que l'invite, économique et percutante, pourrait, pourquoi pas ?, se réduire plus encore. Deux mots : do it. Mais cette simplification mènerait le message vers le propos comminatoire, vers la proposition injonctive par laquelle je suspens ma liberté dans le défi imposé par la firme. Le just n'est donc pas là par hasard. Il est une sorte d'inflexion, initiale qui plus est, du discours dans une perspective propre à freiner mes réticences. Il est l'élément qui adoucit le contact (1). Premier degré du pouvoir des mots, en particulier de ceux que l'habitude place au second plan (adverbes, prépositions,...) au profit de ceux marqués d'une plus forte valeur lexicale (noms et verbes). Le just marque l'exposition de la simplicité de l'acte, parce qu'on me le propose dans une modalisation adverbiale qui en désarmorce l'échec éventuel (2). Il s'agit de ne pas me heurter. Ce que je vais faire se convertit en un effet immanquable. Just résonne comme un «il suffit de...» propre à neutraliser mon angoisse.

    L'adverbe initial opère ainsi comme une satisfaction qui tend la main. C'est la suppression apparente de l'ordre pour promouvoir le plaisir. Une sorte de «rien que du bonheur» dont le succès audio-visuel et radiophonique n'est plus à démontrer. Ce à quoi je me voue (ou suis susceptible de me vouer) n'est pas un rêve inaccessible, une chimère (3). On pourrait même dire que sa concrétisation m'attendait. Le just laisse flotter dans l'air l'inévitable épiphanie de mon désir que je tenais tu. Le slogan est l'avènement de mon désir inconscient, de ce que je n'osais envisager. Il me légitime.

    Il est d'ailleurs la compression d'une temporalité évidemment sans passé mais également sans futur dans la mesure où celui-ci ne peut que se confondre avec un présent qui l'absorbe à travers le geste même de cette réalisation, presqu'à la mesure d'un énoncé performatif tel que l'ont analysé Austin ou Searle (4). Plus important, nous semble-t-il : cette pulvérisation d'un avenir dans la minute même d'un présent jouissif entre en résonance avec l'un des caractéristiques du postmodernisme, quand celui-ci tend à tout réduire dans une platitude historique qui nous amène à vivre hic et nunc, faute d'en savoir plus sur la réalité du monde.

    Or, il n'est pas indifférent que cette soudaine accessibilité à un espace désirable se déploie dans l'univers du sport, tant celui-ci est édifié comme un des pôles majeurs de ce qu'on définit désormais comme des pratiques culturelles. Cette élévation de l'activité physique, de l'énergétique corporelle induit une double perspective contradictoire que masquent, en partie, le slogan lui-même, et dont nous rencontrons à ce stade le premier terme : le divertissement. Le just est bien là pour insuffler dans le décor une touche de légèreté, afin que le second terme : la compétition, ne prenne pas toute la place. L'adverbe, c'est le fun qui doit présider à chacun de mes actes, une sorte de gratuité factice par laquelle je pourrais faire sans faire, grâce à quoi je suspens l'esprit de sérieux qui rend la vie si pesante, les gens si ennuyeux. C'est la conversion du principe de violence, de sélection, de concurrence développé dans le sport en une sorte de prestige chevaleresque, ultime clin d'oeil à un esprit olympique qui n'a jamais été sans doute qu'une illusion (5).

    Le just inaugural, on aimerait qu'il soit un viatique pour une médiocrité (6) vivante et capable de quelques risques, sans que l'enjeu ne dépasse l'effervescence d'un moment. Mais il faut alors avoir une simplicité d'esprit (ou une bonté d'âme) pour ne pas sentir le revers de cette double ardeur, celle de mon engagement à agir, celle de l'encouragement que l'on me prodigue. L'invite de Nike sonne un peu comme le fantasme d'Amélie Poulain à vouloir le bonheur universel. Méfions-nous de trop de tendresse (7).

    En effet, il ne s'agit pas d'être contemplatif, d'en venir à soi seul pour avancer, après mûres réflexions. Do it n'est pas feel it. Il ne faut pas s'attendre à ce que l'expérience soit une introspection ou une recherche proprement dite. On peut même dire que c'est l'inverse. Il n'y a rien à chercher puisque tout est déjà trouvé, tout est dit : plus qu'à faire. Tout a déjà été tracé. Pas besoin que je me décide, que je me fasse ma propre conviction, mais que je me fasse une raison. C'est l'implacable du faire auquel, d'ailleurs, le spot concourt, dans sa forme hyperbolique (l'esthétique du muscle et de la lutte) ou métonymique (l'esthétique de la virilité) (8). Dans ces conditions, les règles ne viennent pas d'une délibération personnelle qui me retrouverait in fine en seul destinataire. Elles contournent l'écueil d'une affirmation narcissique trop visible mais pour me lancer dans une expérience où je me construis et je me découvre.

    Revenons alors au just encore une fois. Sa vertu simplificatrice accolée à l'injonction déguisée du passage à l'acte peut aussi se lire comme le prix d'une culpabilisation rampante. Dans un de ses déploiements possibles, l'adverbe pose une question : comment peut-on ne pas le faire, puisque c'est là ? Si ce n'est déjà fait, je ne peux que me retrancher derrière ma paresse ou ma pusillanimité. Dans les deux cas, c'est un aveu de faiblesse, et l'une des pires, puisqu'elle n'a pas d'excuse. Elle est le signe de ma mauvaise volonté, sinon de ma mauvaise foi. Il y a quelque chose de religieux dans la formule, dans cette propension à vous prendre en faute, comme si refuser ce qu'on vous donne était bien la preuve que vous méritez ce qui vous arrive. Ne réussir à rien, au bout d'un moment, est bien la preuve que le sujet n'est pas à la hauteur. Dans une lecture plus radicale encore, il est peut-être inadapté.

    On peut aussi l'envisager selon une autre perspective : celle de l'échec. Mais elle est effectivement récusée. Just do it. Simple, efficace, précis. A l'aune de la formule-choc, la réussite est magistrale et sans appel. Imparable. Il ne peut pas y avoir de limite du sujet. S'il échoue, la faute en incombe à sa propre médiocrité, ici considérée dans son acception moderne. Le slogan ne suppose même pas l'essai, mais la réussite. La tentative, la reprise, la marge d'erreur, tout cela est balayé d'un revers de main. Nous sommes dans la sphère sportive. Nous pensions en avoir oublié les règles et les contraintes ; celles-ci reviennent en pleine figure. Or, le sport, pour parodier Clausewitz, est une autre façon de continuer la guerre (9). Les valeurs idéologiques associées à la lutte, à l'affrontement, sont plus signifiantes que d'autres. Elles sont d'ailleurs à mettre en regard des principes organisant (certains diront désorganisant) la logique économique et la mentalité de libre entreprise qui la sous-tend. Le destin de chacun est entre ses mains. Qu'il en fasse bon usage. C'est d'ailleurs au titre d'une extension radicale de la philosophie économique libérale à tous les domaines de notre existence que le sport, comme la culture, est devenu un enjeu (10)

    Mais cet individu, ce quidam que l'on incite à agir, dont on semble flatter l'ego, il a ses limites propres. Il ne peut pas automatiquement s'incarner dans la proposition qui lui est faite. Il n'est que lui-même. Qu'importe : il ne s'agit pas d'élaborer un protocole pour x ou y. Le propre de la formule est de s'abstraire des paramètres conjoncturels dont le sujet est le premier élément. Ce n'est pas à la reconnaissance des individualités que participe l'incitation, selon une possible formulation : chacun selon ses moyens. En ce cas, en effet, agir, faire, pourrait se comprendre comme un processus dans lequel ce même sujet cherche à se construire et à exister d'abord par rapport à lui-même. Seulement nous n'en sommes plus là. Le slogan, dans sa vertu spectaculaire, l'expose à autrui. Il n'a plus la possibilité de rendre compte de soi à soi-même, de se battre contre soi-même. Son acte ne peut se concrétiser à la lumière de la beauté du sport. D'ailleurs, il n'y a plus de beauté du sport. Sa gratuité effective est une blague body-buildée ; tout est en représentation : l'effort et l'inertie, le mouvement et la pause, la souffrance et l'extase... Il s'agit avant tout d'un exercice de monstration. Just do it, ce n'est pas : Do it yourself. Dans cette seconde formule, c'est la clôture sur soi qui marque le cheminement. La réflexivité exclut nettement la moindre fraction de l'être agissant. Il y a pour la première une scène où instruire mon entreprise, mon acte. Je dois me donner en spectacle et payer pour cela. Il n'est pas question que ce soit just, simplement, comme par enchantement. On comprend que le just est la part de l'envoûtement qui est nécessaire pour faire du sujet un client, un consommateur de slogan, un partenaire généreux de l'objet/marchandise qui vient supporter ce que l'on doit faire et qui coûtera in fine.

    De quel prix faut-il ici parler ? On dira d'abord qu'il s'agit du prix même de l'objet qu'on achète et qui est censé vous donner des ailes, vous métamorphoser en champion. Sans parler de l'incroyable plus-value que dégage le nom seul, le prestige de la marque (qui fait que l'on est d'un clan ou d'un autre, d'une tribu ou d'une autre : Nike, Reebok ou Adidas... et c'est ainsi que l'on se fait un nom.), on pourrait déjà penser à la somme exhorbitante que l'on demande au client. Il faut payer pour en être. Alors que l'on voudrait prendre le slogan comme une incitation à l'extériorisation, à l'émancipation du corps, la première lecture que l'on fera de l'achat, c'est d'avoir entériné un processus d'inclusion. Et cette inclusion suffit d'ailleurs à me dispenser de l'acte auquel je destinais l'objet de mon désir : être sportif. On considérera cela comme un détail ; il n'en est rien pourtant : quelle ironie devons-nous avoir devant toutes ces baskets si chères qu'on ne lasse pas, dont on abandonne l'usage pour ne garder que l'éclat (in)signe... Les thuriféraires de la culture jeune s'empresseront d'expliquer qu'il s'agit encore d'une de ces actes de détournement dont la jeunesse a le secret, parce qu'elle sait très bien se soustraire au diktat consumériste auquel le bourgeois moyen obéit béatement. Mais il faut aussitôt objecter que le modèle économique dans son évolution actuelle tend à réactualiser en permanence ses propres créations. Dans sa forme la plus symbolique, et l'on pourrait dire la plus aboutie : la mode, il reprend dans la minute les initiatives individuelles pour en faire un vecteur commercial porteur. Cette créativité, sous forme de recyclage permanent, certains y voient un moyen d'échapper aux strictes lois de la marchandisation du monde ; il faut dans ce cas faire preuve d'un optimisme sidérant.

    La marque et les articles qu'elle vend... Ils sont normalement au cœur du projet économique et il ne s'agit pas de minimiser la finalité du message publicitaire. Mais depuis le début nous n'avons guère fait le lien entre les mots et les objets proposés. Nous avons essentiellement considéré un texte à la fois comme signature (c'est-à-dire immédiatement associé à Nike) et dépassement de cette logique binaire les mots/la chose. Nous nous somme essayé à décomposer une parole subliminale qui met à distance l'impératif économique visible au profit d'une détermination comportementale avec une portée plus large, dont le sens doit être en partie occultée. En effet, Just do it est moins un slogan publicitaire q'une parole, avec une volonté de toucher à l'universel, ce qui dit tout. Or, cet impératif déguisé rappelle la transformation néo-libérale telle que la définit Foucault dans Naissance de la biopolitique (11). Qu'explique-t-il dans ces pages éclairantes ? A ses yeux, le passage moderne du libéralisme à sa forme néo consiste moins en une évolution du modèle économique qu'en une éducation afin que les individus adoptent des règles comportementales propices au fonctionnement d'une société totalement structurée par des desseins individuels, et où chacun a appris et sait choisir les codes de profit les plus satisfaisants pour lui. C'est d'ailleurs ce que rappelle Laurent Jeanpierre en préfaçant deux articles d'une continuatrice de Foucault :

    Les politiques néolibérales poussent explicitement les individus à se comporter en être calculateur (...) Il s'agit de faire accroire que l'individu est seul responsable de tous les produits de sa vie, comme si les divers héritages, les milieux culturels ou sociaux d'origine ou d'installation, les nombreux accident de la vie, l'accès différencié à l'information, n'avaient aucun effet sur les histoires personnelles et les trajectoires sociales. (12)

    La formule de Nike est emblématique de cette métamorphose de l'agent économique en pourvoyeur d'éthique. Entendons par là que, cette fois-ci, la formule n'émane pas d'une instance intellectuelle avérée (philosophe, théoricien économique, sociologue,...) mais d'un émetteur dont l'intérêt est directement en jeu. Cette manière d'agir est symptomatique de cette entreprise lentement élaborée pour conformer l'individu à des actes marqués d'une valeur morale. C'est un je qui parle à un tu. La démarche n'est pas nouvelle et l'on trouve dans ce domaine nombre de publicités qui jouent sur une relation dialogique fictive. C'est même assez courant dans le domaine de l'assurance ou des garanties (le mode : pensez-y) ou celui des retraites et des obsèques (le mode : préparez-vous). Dans ces cas-là, la relation est précise, l'objet clairement déterminé et l'instance se pose comme pourvoyeuse de service, sans aller au-delà de son rôle. On mesurera au contraire ce que la formule de Nike a de spécifique : elle s'en tient à une généralité trouble, elle a une élasticité morale qui n'est pas sans rappeler, en inversant l'interdiction, le cadre du Décalogue (13). Le paradoxe d'une telle phrase est que, dans le fond, on pourrait l'appliquer à bien des produits ou des services (il faut donc se méfier d'une forme qui ne maintient pas la stricte signification de son message à l'objet qu'elle désigne), que l'on pourrait même la définir comme une pragmatique (sans oser aller jusqu'à une philosophie...). C'est en regard de cet excès, alors même que la publicité se caractérise par le principe de la cible, que l'analyse du slogan s'impose pour le remettre en perspective avec la place qu'occupe aujourd'hui l'individu. En fait, la marque est un sésame et Nike n'est au fond, avec sa formule planétaire, que le symbole d'un processus plus vaste par lequel tout ce que je puis (être) positivement s'accomplit dans une installation auto-normée, par ces paroles réduites à rien, sinon le nom propre de la marque elle-même avec laquelle j'échange mon identité. Si le possible est l'horizon démocratique dans ce qui serait en quelque sorte une utopie du sujet, il est ici ramené à une simple effectuation, à ce qui est à portée (puisqu'il ne fallait pas désespérer Billancourt, il fut un temps, il faut lui donner à espérer du consommable désormais) ; et ce possible-là liquide la pensée en rabattant la vérité à un droit matérialisé par la marque.

    Et la marque se paie. Je paie donc pour (en) être. Et pour être quoi, au juste ? Une copie, une pâle silhouette de joueur anonyme... Il ne suffit pas qu'on me dise ce que je puis être pour l'être. Quand, alors, le jouir se réduit à un apparat factice de la réussite, il n'y a pas loin que l'on se trouve alors devant une des formes les plus impitoyables du rappel du pouvoir (en l'espèce, économique et transnational) devant la petitesse de chacun. C'est alors que par un sinistre retournement, la formule publicitaire me voue à l'incessante répétition de mon absorbement à la parole qui excite mon orgueil et me vide inexorablement de la conscience de ce que je suis. Just do it est la forme achevée d'un glissement culturel vers l'extérieur, la représentation, cette volubile expansion de mon être vers la performance qui n'aura jamais de fin, parce que, dans ce long processus qui amène l'individu à s'abîmer dans la facilité du défi perpétuel, il n'y a guère de doute qu'il ne trouve, pour reprendre la belle formule de A. Erhenberg, la fatigue d'être soi. Loin de pourvoir à l'épanouissement du sujet, cette course vers soi à travers des attributs, des signes extérieurs qui me mettent en concurrence avec le reste du monde ne peut que générer de la frustration. Le slogan m'incite à faireJust do it : c'est tout ce qu'on te demande de faire. On m'indique ma place de participant et pour être plus précis : de figurant. Il y a le murmure indistinct d'une limite, d'une place assignée, jamais clairement identifiée parce que la voix qui m'informe est elle-même anonyme, voix qui s'inscrit sur les murs, partout et nulle part. Mais la machine invisible qui le produit m'est infiniment supérieure. C'est d'ailleurs aussi l'un des avatars de la formule.

    Voilà pourquoi, le slogan de Nike est avant tout un message à la jeunesse, à ceux qu'il faut conditionner le plus rapidement. Il est d'autant plus efficace qu'il est ancré dans la plus indolore des illusions démocratiques, celle qui donne à chacun la certitude que tout déterminisme social ou culturel est vaincu, neutralisé : le sport. Il s'intègre parfaitement dans la rhétorique anti-intellectuelle, différentialiste, a-politique de l'époque. C'est l'heure du décervelage quotidien d'une jeunesse dont les intellectuels sont des sportifs, des amuseurs publics, du people.

    Encore faudrait-il que ceux qui en sont les premières victimes en aient conscience, soient sensibles à la duperie de cette invite équivoque et perverse. Mais comme souvent en pareil cas, il y a un angle mort : celui que fabrique le désaisissement de la langue et de ses subtilités. Plus on tend vers la simplification de la langue, plus sa puissance augmente dans les mains de ceux qui savent ce que pouvoir parler signifie. Finissons alors par une ironie graffitée sur un Abribus au printemps 2007 : Nike la police. On pourra toujours y voir une licence orthographique ; certains même y liront la liberté débridée d'un autre monde que le pouvoir ignore. Soyons plus pessimiste : appelons cela la voix de son maître.


    (1)Rien à avoir, par exemple, avec cette affiche de la propagande américaine dans les années 40, d'une femme montrant son biceps pour accompagner une formule directe : we can do it. Dans ce cas précis, la guerre est ouverte.

    (2)Ce que la traduction du slogan en français négligerait par un abrupt fais-le. Sans doute parce qu'un t'as qu'à le faire aurait une ambiguïté contre-productive où le client serait d'une certaine manière laissé à lui-même.

    (3)L'acte publicitaire par essence force à masquer la monstruosité de son discours et se lance dans un déport délirant qui a, dans sa conception hyperbolique même, la capacité de faire tout avaler au sujet. On ne vend pas de beaux cheveux (pas sûr qu'ils seront un jour aussi soyeux que le modèle) mais la séduction qui en procédera. On fait comme si la singularité du sujet qui désire n'avait pas de limites. On saute allègrement une étape. Au premier possible hypothétique, on en substitue un second, plus hypothétique encore, et l'effet grossissant du procédé permet de galvaniser l'envie.

    (4)J. Austin, Quand dire, c'est faire, Seuil, 1970 et J. Searle, Les Actes de langage, Hermann, 1972. Là encore, la traduction fait souffrir le sens puisque l'ouvrage d'Austin s'intitule How to do things with words ?

    (5)C'est bizarrement la rencontre de deux conceptions sociologiques du sport. Celle de J.M. Brohm qui voit en cette pratique une sorte d'opium du peuple moderne, une façon de relier (religere, religion) chacun à la communauté, et de l'engager à la ferveur. Celle, inverse, de Ch. Piocello ou J. Defrance qui y repèrent une forme modernisée de lutte des classes, de rivalités claniques. L'une n'exclut pas l'autre.

    (6)Comprenons ce substantif dans son étymologie, medius : qui est dans la moyenne.

    (7)Souvenons-nous du psychanalyste dans Enfin pris de Pierre Carles. Il rappelle avec beaucoup d'à propos que le corbeau a l'habitude de signer : un ami qui vous veut du bien.

    (8)La publicité est plus métonymique que métaphorique. Elle ne tend pas vers l'abstrait mais vers la concrétisation, l'effectivité du désir. Elle ne peut pas être dans le poétique et l'extensible mais du côté du fétiche et de la partition.

    (9)Nous poussons à peine d'ailleurs, si l'on veut se souvenir de l'époque de la Guerre Froide et de l'énergie infinie dépensée par les états pour donner aux compétitions toute leur portée symbolique (en particulier dans un pays comme la R.D.A.). Aujourd'hui, c'est la Chine. Mais il faut aussi signaler la propension des athlètes à se draper des couleurs nationales une fois l'épreuve achevée. Bel exemple d'universalité...

    (10)C'est pourquoi, par exemple, le slogan de Nike nous semble plus essentiel dans la définition des valeurs contemporaines que celui pourtant si narcissique de l'Oréal : Parce que je le vaux bien. La beauté ne peut pas être autre chose qu'un enjeu économique. Contrairement à ce qu'on prétend, elle n'est pas aussi normative. Elle est et c'est tout. Nulle raison de croire que l'on ressemble à Claudia Schiffer ou Andy Mac Dowell. On peut alors s'étonner que dans Nouvelles Mythologies, G. Vigarello choisisse cette formule comme emblématique, et en retourne d'ailleurs la grammaire sans autre forme de procès : «... le destinataire lui-même est visé nommément dans le message. Un « vous » ou un « nou » qui s'adressent à tous : « Parce que vous le valez bien », « Parce que vous aussi, vous le valez bien », « Parce que nous aussi, nous le valons bien » ». La déduction n'est pas aberrante mais elle passe outre le choix grammatical fait par le concepteur.

    (11)M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours du Collège de France 1978-1979, Seuil-Gallimard, Paris, 2004

    (12)W. Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néo-conservatisme. Les prairies ordinaires, Paris, 2007. Préface Laurent Jeanpierre. p.16.

    (13)On pourrait considérer qu'une telle formule, dans son ambivalence éthico-économique, est une porte d'entrée pour expliquer l'étrange jonction entre la prédominance du marché comme philosophie alliée et un mouvement réactionnaire et moraliste. Ce que certains voient comme incompatibles : le néolibéralisme et le néo-conservatisme.