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théâtre

  • Éric Rohmer ou la traversée des apparences

    Eric Rohmer a d'abord écrit avant de filmer. Un roman, en 1946 : Élisabeth, qu'il ne voulut pas faire rééditer, la célébrité venue. Il fallut attendre 2007 pour qu'il nous soit accessible, avec un titre légèrement différent, La Maison d'Élisabeth. L'écriture précéda donc l'image mais l'image n'effaça pas l'écriture car son œuvre de cinéaste est d'abord une longue exploration autour des mots. On y parle beaucoup, avec une affectation incroyable, à rebours de cette illusion réaliste où le cinéma se complaît.

    Le cinéma de Rohmer est un phrasé, une diction, qui autoriserait à fermer les yeux, à écouter le film et ce qui se dit pour mieux comprendre que nous sommes alors dans le théâtre du monde. Cette outrance est une manière de nous signifier que le film n'est pas, dans la forme, la vie, qu'il n'y a rien à singer, à imiter, que nous sommes ailleurs, dans l'art, "ce beau mensonge". Et c'est à partir de cette illusion que l'on peut atteindre une forme de vérité. Rohmer trafique la parole, alors même que ses images cherchent une simplicité (ce n'est pas le roi du travelling et des cadrages tordus : il n'a que faire d'une virtuosité tournant à vide) et par ce déplacement subtil qui relègue l'instrument (la caméra) le plus loin possible de sa visibilité, nous nous retrouvons devant des situations qui, justement, nous parlent.

    Ses héros, et ses héroïnes surtout, sont quelconques. Ils sont sans fard. Leur corps n'est pas ce qui nous arrête. Il faut qu'ils se mettent à discuter pour que le spectacle commence. Ceux qui n'aiment pas Rohmer trouvent que ses œuvres sont des minauderies sans fin, un jeu vain, un marivaudage caduque. Mais ce serait n'y voir qu'une comédie légère, un enfantillage pour adultes n'ayant jamais voulu quitter l'adolescence, alors que ne cesse d'être mis en scène la cruauté des relations humaines. L'outrance des inflexions, l'effet parodique (ou quasi) des échanges ne sont que la forme suprême d'un "mentir-vrai" dont nous avons pu, dont nous pouvons encore faire l'expérience lorsque deux êtres (peu importe alors la distribution sexuée) se découvrent, se cherchent, se retrouvent, se déchirent. Rohmer nous dit, plus qu'aucun autre : regardez-vous, et pour cela : écoutez-vous. Amanda Langlet, Anouk Aimé, Béatrice Romand, Marie Rivière, Arielle Dombasle : avec toutes, le cinéaste explore les moyens d'échapper à la sincérité. De même avec les hommes (de Trintignant à Melvil Poupaud en passant par Pascal Greggory). Échapper à la sincérité, non pour être le vainqueur d'un combat de plus, mais parce qu'il s'agit de se protéger, d'amortir la souffrance à venir qui se terre, immanquablement, dans l'ignorance que nous avons de la totalité de l'autre. Ce n'est pas un marivaudage : il n'est pas question qu'à la fin tout finisse au mieux, par le triomphe de l'amour. Le cœur rohmérien n'aura pas tant le loisir de trouver son bonheur que d'expérimenter les inquiétudes nées de l'envie d'être heureux (c'est-à-dire de ne pas l'être, de ne jamais l'être tout à fait).

    Ceux qui ne l'aiment pas disent aussi que "Rohmer, c'est toujours la même chose", une sorte de variations sur un même thème. Soit. Il n'est pas un faiseur, un Kubrick relevant le défi des genres pour montrer qu'il a plusieurs cordes à son arc. Il fait peut-être le même film, c'est vrai : en quelque sorte, il développe, creuse une question initiale, la seule qui valait à ses yeux. Il en déploie toutes les combinaisons, parce qu'à travers la recherche de celles-ci, il découvre aussi les liens que nos sentiments, toujours les mêmes, nouent avec notre sociabilité, elle changeant avec le temps qui passe. Il n'y a rien de plus profond alors que cette phrase qui continue son chemin en nous, qui nous accompagne jusqu'à la mort (ainsi que l'écrivait Barthes), comme la phrase de Vinteuil fil conducteur de la Recherche. C'est aussi cela, Rohmer : un lieu vers lequel nous tendons et que chaque instant repousse un peu plus loin, sans que jamais il ne disparaisse de notre vue. Et je ne connais pas de cinéaste ayant touché avec cette même tension ce point de douleur et d'étonnement.

  • Petit Manuel pour la boucler

    Adoncques (comme dirait le Père Ubu, lequel s'y connaissait en matière de pompe à phynances et de décervelage), il y eut durant la semaine finissante, en quelque contrée dite démocratique, délices de grotesque et de fumisterie. Le politique et la pensée redorèrent, à coups sûrs, leur blason et le petit peuple, tout bête qu'il est, n'en crut pas ses yeux et ses oreilles. Qu'on en juge :

    Premier acte.

    À l'ère du pédagogisme à tous les étages réduisant l'enseignant (ne disons plus le maître, grand Dieu : oublions la Grèce antique et la philosophie) à n'être plus qu'un élève parmi les autres, sinon potache plus âgé, infantilisé, la contrée vit défiler es qualités d'avides maroquins chez le premier d'entre eux, pour passer un oral de belle orthodoxie, afin savoir, non s'ils étaient compétents, mais s'ils seraient serviles et silencieux. Un peu comme de mauvais garnements convoqués chez le directeur (en d'autres temps, le surveillant général) d'un collège rural. Tout le monde, en uniforme, le corps droit, la nuque raide, l'œil froid tendu vers l'horizon, et de n'être plus qu'un seconde classe. Chef, oui chef ! Alors, le peuple vit sortir ces fiers ministres, habituellement si méprisants et hautains, péteux d'avoir su bien répondre pour conserver leur poste. Tout un gouvernement réduit à n'être plus qu'une valetaille vulgaire et repue. C'était là un bel exemple de la respiration démocratique dont le Petit Caporal et son Maître au pouvoir se faisaient naguère les chantres.

    Second Acte :

    Devant des nominations et des évictions qui marquaient une claire orientation politique et économique, de soi-disant révoltés (ils n'en étaient pas à leurs premiers gargarismes de cons battus), promirent d'en découdre, tout en vouloir préserver l'unité et les intérêts (surtout électoraux) d'un pouvoir sournois et trompeur. Et d'entendre, dans une langue de bois classique, feintes colères et rodomontades. Un peu comme des vieux couples qui ne peuvent se résoudre à vendre la résidence en bord de mer et ratiocinent leur rancœur.

    Pendant ce temps, un citoyen anonyme, dans la veine des hommages à la Der des Ders (c'est de mode, l'hommage à ceux qui sont morts pour rien...), relisait Louis Pergaud, mort au front en 15,  et sa Guerre des boutons. D'un côté les Longeverne, de l'autre les Velrans, et leurs noms d'oiseaux. Les peigne-cul et les couilles molles. Et de rêver à leurs formes adultes. Le peigne-cul a le phrasé onctueux, la componction facile ; prêt à tout, sans amour-propre puisque tout en vanité. Quant au couilles molles, inutile d'épiloguer : velléitaire et bavard...

    Décidément, la littérature a du bon, éclairant le passé et permettant de chroniquer l'insignifiance de l'instant...

  • Bérénice ripolinée

     

     

    Gravure Jacques de Sève (XVIIIe)


    Il est sans doute trop facile de déplorer la faillite de la culture en un sordide bouillon d'entertainment et d'associer cette catastrophe au triomphe de l'audio-visuel, au règne d'un zapping générationnel accéléré et d'un renoncement politique à la transmission d'une tradition littéraire et artistique, de l'imputer aux seuls tenants d'un marché qui n'a que faire des textes, quand on peut observer cette même tentation chez ceux qui devraient, au premier chef, en être les défenseurs.

    Ainsi, que lis-je dans une publication présentant la saison d'un théâtre  qui fut loint d'être médiocre ? On y montera Bérénice. Quelles sont les intentions du metteur en scène ? Il "a voulu faire entendre l'essentiel : un éternel des sentiments qui nous place depuis la nuit des temps en spectateurs curieux de la déchéance intime de ceux qui nous gouvernent". Jusque-là, tout va bien. Un peu flou mais ce n'est qu'une évocation. Le meilleur est à venir. ""People", dit-on aujourd'hui : ils furent les mêmes à Rome ou à l'Hôtel de Bourgogne, où fut créée Bérénice. Sur Internet, en latin ou en alexandrins, les passions traversent le temps : amours mille fois brisées dans l'au-delà de leur raison". La dernière pirouette ne sauve pas le ridicule (et c'est encore trop peu que ce mot) de ce qui précède.

    On y trouve tout ce que le contemporain traîne en lui de détestable. La manière de rapporter le classicisme, forcément dépassé, à une actualité  qui parle (?), la vulgarité des rapprochements, l'oubli (ou l'ignorance) de la spécificité même de la littérature, une sociologie de café du commerce écrasant les singularités des temps successifs en une sorte d'humanité immuable, aux caractères transcendants... Il y a de quoi être consterné. Plus encore : on regrette que le théâtreux qui prend cette voie n'aille pas jusqu'au bout de sa démarche, qu'il ne déstructure pas davantage le discours, n'y amène pas le reniement à son paroxysme en évoquant Bérénice comme une histoire de cul dans la haute (plutôt que comme une histoire d'amour un peu puérile pour des djeunzes vivant à coups de SMS ou de compte Face de bouc) : c'eût été porteur, je crois. C'est d'ailleurs l'un des tendances actuelles, du théâtre : le trash, le dénudé, le physique sans corporalité. La provoc' à la petite semaine.

    Cette présentation a au moins un mérite : elle nous dissuade d'assister à l'effondrement de l'idéal et au prétendu choc des cultures (dans lequel le passé est forcément mort) et nous incite à retourner au texte, ce que nous fîmes avec un plaisir encore renouvelé.

  • Theatrum mundi

     

     

    Il suffit d'abandonner le courant multinational qui file de Trevi au Panthéon (venelles à double sens, d'ailleurs), de faire quelques pas de côté pour découvrir sinon la plus belle place de Rome (mais je crois que oui, malgré tout), du moins la plus dramatique. Vous êtes Piazza di San Ignazio. Son espace étroit est délimité par l'église consacré à Loyola en 1626 et, pour les trois autres pans du rectangle, par l'entreprise architecturale ultérieure de Filippo Raguzzini, au XVIIIe.

    Celui-ci a fermé la place par un dispositif sublime d'illusions, soit : cinq bâtiments conçus dans la même unité rythmique, et que l'on ne peut considérer séparément. Les deux latéraux, quoique les moins originaux, sont en quelque sorte les garants du spectacle, les gendarmes du lieu. Leur façade inclut la courbe, mais ils ont la raideur nécessaire pour marquer le passage du commun à l'extraordinaire, côté cour, côté jardin. Les trois autres édifices, face à vous, lorsque, assis sur le parvis de l'église, vous êtes au parterre, sont composés dans un décalage savant qui, plus que le baroquisme des lignes, donne l'impression qu'ils vont coulisser, apparaître, disparaître, alterner, dans un jeu de profondeur capable de signifier qu'ici, rien n'est vrai, que, d'un moment à l'autre, des hommes surgiront pour démonter ces panneaux destinés aux seuls besoins d'une représentation.

    Les passants arrivent d'un côté ou de l'autre (rarement du fond de la scène). Ils filent, souvent, s'arrêtent, parfois. Vous observez longtemps. Spectacle de la piazza étroitement circonscrite, dans lequel vous vous regardez et sentez, plus qu'ailleurs, que leur vérité (c'est-à-dire aussi la vôtre) n'est qu'un étrange accommodement au jeu social : à San Ignazio, on s'étonne, se regarde, se sourit, se dévisage, s'émerveille, avec cette légère ostentation qu'il est nécessaire d'avoir dans un lieu si délicat. Ailleurs pareillement, direz-vous, mais ici vous voyez les artistes sortir de l'ombre (cour ou jardin) avant de s'effacer (jardin ou cour). La question n'est pas celle de la sincérité, mais celle de cette mécanique humaine qui nous rend si aptes au maquillage. Il n'est sans doute pas vrai que tout soit illusoire, mais il est certain que tout est étudié.

    L'éclat de la piazza serait inachevé si, après s'être longuement amusé de la comédie des hommes, vous ne trouviez pas, en entrant dans l'église, comme une correspondance ironique de l'intérieur avec l'extérieur, un autre plaisir du faux : le plafond en trompe-l'œil, majestueux, impensable de virtuosité, que peignit, en 1685, le jésuite Andrea Pozzo (1) pour célébrer l'illustre fondateur de son ordre.

    Puissance, rigueur, élévation, imagination. Vous venez à lui après avoir découvert la piazza, alors qu'il la précède dans la chronologie. Vous pouvez alors considérer que, d'une certaine manière, ce qui est palpable, tangible, dans la tri-dimensionnalité du dehors, n'est qu'un hommage, un supplément (comme on parle d'un supplément d'âme) à ce qui n'est que de la peinture, c'est-à-dire du faux. Il est évident que, dans l'esprit, et par le fait des datations, ce serait un contresens d'imaginer que ces artistes aient envisagé leur œuvre respective sous cet angle, mais vous, qui venez, après, bien après, dans la continuité du désenchantement wéberien, vous faites le lien, vous recomposez le monde ancien à l'aune de cette (post)modernité qui vous abandonne à l'errance et à la solitude. Et de tout ce qu'a bâti Andrea Pozzo sur sa voûte, ce tout spirituel auquel vous ne croyez plus (ou, du moins, avec moins de ferveur...), vous vous attachez à ces petites trouées bleues, pointes sublimes que vous saluerez en retrouvant le ciel, le vrai, sur les marches du parvis, quand vos yeux s'élèveront vers les cieux quotidiens. La boucle est bouclée.

     

     

    (1)Et comme une ironie supplémentaire, Pozzo signifie « puits » en italien. C'est donc un puits en suspension.

     

     

  • Splendeur théâtrale

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    La disparition d'un comédien est chose particulière. L'écrivain, le peintre, le musicien nous laissent leurs œuvres. Ils sont, souci de biographisme mis à part, hors de ce qu'ils ont donné à lire ou à contempler. Pas le comédien de théâtre (1) et la mort de Laurent Terzieff vient le rappeler. Les techniques de reproduction et de conservation n'y feront rien. Ce seront des traces, des souvenirs qui ne nous donneront de l'expérience scénique qu'une version/vision amputée de l'enchantement.

    La disparition d'un comédien, c'est donc, dans toute la puissance de la formule, celle d'un corps. Corps magnifié et magnifique : il ne s'agit pas sur ce point d'une considération plastique mais de l'épreuve, doublement sensible, d'une présence. À moins d'être soi-même comédien (ce qui n'est pas mon cas), quiconque a vécu l'expérience heureuse du théâtre aura compris ce qui sépare, au-delà de la démarcation symbolique de la scène, ce corps unique de la neutralité de notre commune condition. La captation que provoque cette épiphanie est l'élément crucial d'une rupture dont procède la représentation. Le corps, là, qui n'oblige même pas à plier notre attention, puiqu'il s'en saisit : nous sommes au saisissement.

    Je me souviens de Denis Lavant planté, les muscles tendus, le visage brillant, l'œil inquisiteur, face au noir de la salle. Pas un mot n'avait encore été prononcé que nous savions déjà tous qu'il avait imposé ses règles, son rythme, et que, désormais, pour le temps que durerait la pièce nul ne dérogerait à sa loi. Paroles bues, gestes saisis dans le détail. Lui. Il y en a eu d'autres : Loïc Coudré, Luce Mouchel, Sophie Rodriguez, Omar Porras, Éric Lacascade,... Des noms qui, pour beaucoup, n'atteindront jamais la notoriété facile. Mais, en commun, le corps habité, la puissance à la fois centripète et centrifuge devant l'espace, le continuum du vivant dans cet artificiel qu'est le théâtre. Pour le sentir ainsi, il faut y être, s'en remettre au corps (carcasse, souffle et voix), au plus près de cette machinerie transfigurée.

    Cette expérience est tellement singulière qu'elle éclaire aussi combien peut être un supplice une pièce mal jouée (2), par un comédien face auquel nous nous sentirions à certains moments l'égal. : agitation de marionnette ou diction approximative. Le théâtre, soit le pire possible parce que le meilleur possible.

    Je n'ai jamais vu Laurent Terzieff en scène. Je ne le verrai jamais et cette soudaine impossibilité, définitive, comme une sorte de rappel essentiel dans un monde d'ersatz et de virtualité, loin de consterner (la mise en commun du deuil est une vanité moderne), peut s'entendre aussi comme une histoire magique du théâtre pour lequel toute construction, aussi daté soit le texte, est un éternel renouvellement. Une incarnation, et une incarnation magistrale s'est tue dimanche. L'origine religieuse de cet art perdure donc. Il faut simplement espérer que l'émerveillement dont Laurent Terzieff fut prodigue (puisqu'ainsi en témoignent ceux à l'heur de l'avoir vu et entendu), d'autres en soient tout aussi capables et généreux...

     

    (1)Faisons ici une distinction essentielle avec l'acteur (de cinéma). Le passage de l'un à l'autre n'est pas réductible à une variation dans les modalités d'expression. Il s'agit, pour reprendre la terminologie de Walter Beujamin, d'une dépréciation de l'aura et, pour les exemples que nous avons connus, la plupart du temps, les rois et reines de la pellicule se sont avérés des baudruches dégonflées sur scène.

    (2)Je ne me soucie sur ce point ni de la qualité du texte ni de la mise en scène. Autres questions...

     

  • notule 06

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    1-Avant le Grand Siècle classique, il y eut des auteurs tragiques qui méritent qu'on les (re)découvre. Robert Garnier est l'un d'eux.

    Robert Garnier, Les Juives (1583)


    2-Dorante aime Araminte, qui lui semble inaccessible. Son ancien valet Dubois va lui sauver la mise. Du marivaudage certes, mais avec une inflexion sociale, ce qui en fait la meilleure pièce de l'auteur.

    Marivaux, Les Fausses Confidences (1737)


    3-Le mythe des Atrides transposé dans la violence du Sud américain. Magnifique.

    Eugène O'Neill, Le Deuil sied à Électre (1931, en français 1965)


    4-Une sœur qui veille sur son frère. Deux chats autour d'eux. Un moment de poésie et de sensibilité. Et un souvenir ébloui d'une mise en scène de Gildas Bourdet, à la Salamandre de Lille.

    Romain Weingarten, L'Été (1966)


    5-Un client, un dealer. Sans que l'on sache ce qui est l'objet de la transaction. Un affrontement magistral autour du désir.

    Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton (1985)

     

  • Racine et Bérénice, œuvre au noir

     

    Tableau attribué à François de Troy (1645-1730)

     

    Est-ce le souvenir ennuyé (au mieux) des mises en scène qui m'a rendu sceptique devant le théâtralité racinienne ? Il est clair que certains désastres (dont le plus magistral est celui d'un Mesguich pompeux) n'ont pas arrangé les choses. J'ai toujours trouvé une sorte d'excès dans le jeu que l'on me donnait à voir, comme s'il y avait une distance entre le texte et le corps de celui ou celle qui en prenait la charge, distance telle qu'à un moment tout y était forcé, dans une démonstration outrée rompant l'équilibre même du vers racinien. Dans le fond, je n'y crois jamais et je ne retiens que les ficelles techniques d'un savoir-faire à mille lieues de la simplicité d'écriture du poète classique (simplicité d'écriture, à entendre ainsi : ce qui sonne d'une évidence sans possible retouche).

    Je relisais il y a peu quelques pages de Bérénice, sa pièce la plus épurée, celle dont le minimalisme (pour user d'un terme barbare et anachronique) confine à la quasi abstraction. Selon la tradition, les cinq actes sont la concrétisation d'une phrase de Suétone : Berenicem invitus invitam Titus dimisit, que l'on peut ainsi traduire : Malgré lui, malgré elle, Titus renvoya Bérénice. Un acte pour chaque mot latin. L'intrigue se réduit à rien : deux hommes, une femme, pour des amours impossibles de part et d'autre. Il suffit que l'héroïne dise à sa confidente : Titus m'aime, il peut tout, il n'a plus qu'à parler (I,5) pour que l'on comprenne que l'avenir est vérouillé d'entrée, l'histoire tuée dans l'œuf. Parler revient à se taire. Le tragique, classique. Rien de nouveau, d'une certaine manière.

    Je cherchais vainement une accroche à ce qui serait une densité physique nécessitant que la Reine de Palestine s'incarnât, que Titus surgît dans sa pourpre impériale, et qu'Antiochus m'attristât de son visage d'amant vaincu. Mais Racine le veut-il vraiment ? S'en soucie-t-il ? La pièce se déploie surtout autour de longues tirades qui annulent les corps, les réduisent à n'être que des voix réfractaires au mouvement. Au XVIIe siècle l'espace théâtral n'a pas le statut qu'il acquiert un siècle plus tard (et ne parlons pas du XIXe siècle et de ce qui suit). Il y a encore des spectateurs sur la scène, et cette étonnante situation ne disparaît qu'en 1759. Le comédien n'a pas encore la latitude d'évoluer comme il l'entend.

    Et justement, ce que Racine fait entendre n'est rien d'autre que le poème d'un être fixé dans le feu écrasant de sa douleur tragique. Ni révolte, ni exaspération. La parole nue. De ce point de vue, Bérénice a une épaisseur solennelle dont, je crois, on ne trouve l'équivalent (ceci écrit sans souci de hiérarchie) que dans les Oraisons funèbres de Bossuet. Tout à coup, la profondeur oratoire est en même temps la voix comme suspendue de celui qui parle. Tous les effets rhétoriques de l'Aigle de Meaux se tiennent toujours dans un en-deçà de l'auditoire potentiel, parce que le sujet s'impose avant toute chose, sans nulle hystérie, cette aporie du discours qui caractérise tant notre époque (et tant de mises en scène). Bossuet tient infiniment à ce que s'impose la langue, à ce que celle-ci ne soit pas seulement un instrument mais une fin en soi, comme sens de la forme.

    Racine relève, me semble-t-il, de cette même littérature, où la diction pure et simple est aboutissement du discours. C'est par convention que nous définissons cet écrivain comme auteur dramatique. Avec lui, le théâtre n'a pas encore commencé et c'est tant mieux. Il est ailleurs. Son vers est le corset magnifique de la langue, et ne concède rien à la respiration du corps, quand, avec Marivaux, on voit justement apparaître le corps vivant. C'est peut-être pourquoi les personnages raciniens paraissent au premier abord si lointains, si distants. Ils viennent, antiques dans l'âme, conter leur plainte. Ils s'entendent à peine les uns les autres mais cette incompréhension, bouclage sublime du courant profond de l'être, en fait les lointains ascendants de ce que l'on retrouvera au siècle passé, non dans le théâtre, bavardage becketien compris, mais chez un Faulkner écrivant Le Bruit et la Fureur.

    Les mises en scène, parce qu'elles sont justement dans l'occupation de l'espace réel, nous obligent à voir des déplacements, des frôlements, des corps qui se touchent. Les comédiens sont toujours trop là, et ce n'est pas ainsi que j'entends Racine. Si nous voulons que leurs voix nous parviennent dans l'intégrité de cette langue qu'on dit classique, il faut s'en tenir à la solitude de la lecture, à cette intimité inexpugnable que nous créons avec eux, en les prenant l'un après l'autre, qui murmurent leur lamento. À moins qu'on ne trouve un jour, qui sait, une scène plongée dans l'obscurité, sur laquelle des ombres viendraient dire Racine, simplement le dire, avec le moins d'effets possibles. Parce que je ne sais qui pourrait réciter ces vers de la dernière scène sans avoir à s'effacer, tant ils sont d'eux-mêmes incarnés.

    Bérénice :

    Mon coeur vous est connu, Seigneur, et je puis dire
    Qu'on ne l'a jamais vu soupirer pour l'empire.
    La grandeur des Romains, la pourpre des Césars
    N'a point, vous le savez, attiré mes regards.
    J'aimais, Seigneur, j'aimais : je voulais être aimée.
    Ce jour, je l'avouerai, je me suis alarmée :
    J'ai cru que votre amour allait finir son cours.
    Je connais mon erreur, et vous m'aimez toujours.
    Votre coeur s'est troublé, j'ai vu couler vos larmes.
    Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes,
    Ni que par votre amour l'univers malheureux,
    Dans le temps que Titus attire tous ses voeux
    Et que de vos vertus il goûte les prémices,
    Se voie en un moment enlever ses délices.
    Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour,
    Vous avoir assuré d'un véritable amour.
    Ce n'est pas tout : je veux, en ce moment funeste,
    Par un dernier effort couronner tout le reste.
    Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
    Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.