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architecture

  • En verre...

     

    Ils roulèrent en direction de l’Arc de Triomphe, prirent le rond-point de l’Etoile pour filer ensuite sur l’avenue de la Grande-Armée. Ils franchirent la porte Maillot. C’était Neuilly. Benelli s’arrêta sur le côté, mettant ses warnings.

    -Regarde derrière toi, regarde ensuite devant toi et dis-moi ce que tu vois.

    Van Boxem s’exécuta.

    Dans le cadre de la vitre arrière, la majesté de l’Arc.

    -Décris-le, Franck. Décris-le.

    Sa masse, son prestige, sa blancheur symbolique, encore, ce qu’il en imposait au spectateur, quelque chose d’un peu pompeux, l’orgueil d’un homme, la marque du pouvoir.

    -Et devant toi, Franck.

    Devant lui, La Défense, l’Arche et les fûts graciles des buildings. Une masse, là encore, une masse et bien peu à décrire.

    -Tu comprends, il n’y a pas de prise. C’est du verre, un semblant de légèreté et de transparence, mais le verre est opaque. Il n’est pas fait pour que tu voies à l’intérieur, mais pour qu’on te voie de l’intérieur. L’Arc est l’œuvre d’un homme, d’un pouvoir fait homme, que l’on peut tuer, que l’on peut remplacer, que l’on peut abolir. On trouve toujours très mégalo ce genre de préoccupation. Il n’y a d’ailleurs plus que les tyrans ridicules pour s’attacher à cela. Regarde La Défense et dis-moi qui elle représente. Personne, Franck, personne. Sur le verre teinté, l’œil coule comme la pluie. Plus on croit à la transparence, moins elle officie. Puisqu’on parlait de Marx, je voulais te montrer cela. Les révolutionnaires de tout poil peuvent faire marcher leurs bombes et leurs kalachnikovs à qui mieux mieux, ils ne tueront jamais assez d’hommes puissants, puisqu’il n’y a pas d’homme puissant. On peut encore croire à la personnalisation du pouvoir et plein de gens sont impressionnés par l’Arc de Triomphe. Il suffit qu’on leur en donne pour leur argent : du massif, du doré, de la surface. Pour tous ces imbéciles, le pouvoir s’évalue au mètre carré et à la décoration, sans doute parce que leur seule ambition est un jour d’être propriétaire d’une belle maison, en banlieue chic, avec piscine. C’est cela qu’ils viennent voir, aux journées du patrimoine, les ors de la République, les restes de l’aristocratie, les démonstrations de la bourgeoisie du siècle passé, et de préférence le plus clinquant possible. Cette histoire fait encore bander les politiques et émouvoir les masses débiles, mais c’est un leurre.

    Van Boxem le fixait.

    -Non, si je veux être exact, le pouvoir, Franck, n’est ni là, il désignait La Défense, encore moins là-bas, un coup de menton pour l’Arc. Ce serait plutôt cette voiture, de la conduire, et de savoir que ce pouvoir est fugitif, parce qu’il n’existe qu’en mouvement. C’est comme de passer au-dessus d’un précipice sur une poutre étroite. La réussite n’a rien à voir avec la fermeté du pied ; elle est dans la vitesse. La vitesse opère : elle garantit ton corps et libère ton esprit de la pensée. Et tu dois savoir qu’un jour tu n’iras pas assez vite pour ne pas tomber, mais ce qui est pris est pris. C’est même sûr que tu n’iras pas assez vite, un jour. Nous ne sommes pas là pour graver nos noms sur des pierres, c’est dépassé, vraiment. La Défense n’est qu’une métonymie, en fait, une partie pour le tout, et le tout est insaisissable. L’Arc de Triomphe a une force centripète, il concentre la parole, le sens, l’évidence. La Défense est centrifuge. Elle renvoie à quelque chose qui est ailleurs, chose elle-même ailleurs, et ainsi de suite. On ne grave rien sur des vitres.

                                                                  Extrait de Figuration (2007)

     

     

  • Theatrum mundi

     

     

    Il suffit d'abandonner le courant multinational qui file de Trevi au Panthéon (venelles à double sens, d'ailleurs), de faire quelques pas de côté pour découvrir sinon la plus belle place de Rome (mais je crois que oui, malgré tout), du moins la plus dramatique. Vous êtes Piazza di San Ignazio. Son espace étroit est délimité par l'église consacré à Loyola en 1626 et, pour les trois autres pans du rectangle, par l'entreprise architecturale ultérieure de Filippo Raguzzini, au XVIIIe.

    Celui-ci a fermé la place par un dispositif sublime d'illusions, soit : cinq bâtiments conçus dans la même unité rythmique, et que l'on ne peut considérer séparément. Les deux latéraux, quoique les moins originaux, sont en quelque sorte les garants du spectacle, les gendarmes du lieu. Leur façade inclut la courbe, mais ils ont la raideur nécessaire pour marquer le passage du commun à l'extraordinaire, côté cour, côté jardin. Les trois autres édifices, face à vous, lorsque, assis sur le parvis de l'église, vous êtes au parterre, sont composés dans un décalage savant qui, plus que le baroquisme des lignes, donne l'impression qu'ils vont coulisser, apparaître, disparaître, alterner, dans un jeu de profondeur capable de signifier qu'ici, rien n'est vrai, que, d'un moment à l'autre, des hommes surgiront pour démonter ces panneaux destinés aux seuls besoins d'une représentation.

    Les passants arrivent d'un côté ou de l'autre (rarement du fond de la scène). Ils filent, souvent, s'arrêtent, parfois. Vous observez longtemps. Spectacle de la piazza étroitement circonscrite, dans lequel vous vous regardez et sentez, plus qu'ailleurs, que leur vérité (c'est-à-dire aussi la vôtre) n'est qu'un étrange accommodement au jeu social : à San Ignazio, on s'étonne, se regarde, se sourit, se dévisage, s'émerveille, avec cette légère ostentation qu'il est nécessaire d'avoir dans un lieu si délicat. Ailleurs pareillement, direz-vous, mais ici vous voyez les artistes sortir de l'ombre (cour ou jardin) avant de s'effacer (jardin ou cour). La question n'est pas celle de la sincérité, mais celle de cette mécanique humaine qui nous rend si aptes au maquillage. Il n'est sans doute pas vrai que tout soit illusoire, mais il est certain que tout est étudié.

    L'éclat de la piazza serait inachevé si, après s'être longuement amusé de la comédie des hommes, vous ne trouviez pas, en entrant dans l'église, comme une correspondance ironique de l'intérieur avec l'extérieur, un autre plaisir du faux : le plafond en trompe-l'œil, majestueux, impensable de virtuosité, que peignit, en 1685, le jésuite Andrea Pozzo (1) pour célébrer l'illustre fondateur de son ordre.

    Puissance, rigueur, élévation, imagination. Vous venez à lui après avoir découvert la piazza, alors qu'il la précède dans la chronologie. Vous pouvez alors considérer que, d'une certaine manière, ce qui est palpable, tangible, dans la tri-dimensionnalité du dehors, n'est qu'un hommage, un supplément (comme on parle d'un supplément d'âme) à ce qui n'est que de la peinture, c'est-à-dire du faux. Il est évident que, dans l'esprit, et par le fait des datations, ce serait un contresens d'imaginer que ces artistes aient envisagé leur œuvre respective sous cet angle, mais vous, qui venez, après, bien après, dans la continuité du désenchantement wéberien, vous faites le lien, vous recomposez le monde ancien à l'aune de cette (post)modernité qui vous abandonne à l'errance et à la solitude. Et de tout ce qu'a bâti Andrea Pozzo sur sa voûte, ce tout spirituel auquel vous ne croyez plus (ou, du moins, avec moins de ferveur...), vous vous attachez à ces petites trouées bleues, pointes sublimes que vous saluerez en retrouvant le ciel, le vrai, sur les marches du parvis, quand vos yeux s'élèveront vers les cieux quotidiens. La boucle est bouclée.

     

     

    (1)Et comme une ironie supplémentaire, Pozzo signifie « puits » en italien. C'est donc un puits en suspension.