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  • Éric Rohmer ou la traversée des apparences

    Eric Rohmer a d'abord écrit avant de filmer. Un roman, en 1946 : Élisabeth, qu'il ne voulut pas faire rééditer, la célébrité venue. Il fallut attendre 2007 pour qu'il nous soit accessible, avec un titre légèrement différent, La Maison d'Élisabeth. L'écriture précéda donc l'image mais l'image n'effaça pas l'écriture car son œuvre de cinéaste est d'abord une longue exploration autour des mots. On y parle beaucoup, avec une affectation incroyable, à rebours de cette illusion réaliste où le cinéma se complaît.

    Le cinéma de Rohmer est un phrasé, une diction, qui autoriserait à fermer les yeux, à écouter le film et ce qui se dit pour mieux comprendre que nous sommes alors dans le théâtre du monde. Cette outrance est une manière de nous signifier que le film n'est pas, dans la forme, la vie, qu'il n'y a rien à singer, à imiter, que nous sommes ailleurs, dans l'art, "ce beau mensonge". Et c'est à partir de cette illusion que l'on peut atteindre une forme de vérité. Rohmer trafique la parole, alors même que ses images cherchent une simplicité (ce n'est pas le roi du travelling et des cadrages tordus : il n'a que faire d'une virtuosité tournant à vide) et par ce déplacement subtil qui relègue l'instrument (la caméra) le plus loin possible de sa visibilité, nous nous retrouvons devant des situations qui, justement, nous parlent.

    Ses héros, et ses héroïnes surtout, sont quelconques. Ils sont sans fard. Leur corps n'est pas ce qui nous arrête. Il faut qu'ils se mettent à discuter pour que le spectacle commence. Ceux qui n'aiment pas Rohmer trouvent que ses œuvres sont des minauderies sans fin, un jeu vain, un marivaudage caduque. Mais ce serait n'y voir qu'une comédie légère, un enfantillage pour adultes n'ayant jamais voulu quitter l'adolescence, alors que ne cesse d'être mis en scène la cruauté des relations humaines. L'outrance des inflexions, l'effet parodique (ou quasi) des échanges ne sont que la forme suprême d'un "mentir-vrai" dont nous avons pu, dont nous pouvons encore faire l'expérience lorsque deux êtres (peu importe alors la distribution sexuée) se découvrent, se cherchent, se retrouvent, se déchirent. Rohmer nous dit, plus qu'aucun autre : regardez-vous, et pour cela : écoutez-vous. Amanda Langlet, Anouk Aimé, Béatrice Romand, Marie Rivière, Arielle Dombasle : avec toutes, le cinéaste explore les moyens d'échapper à la sincérité. De même avec les hommes (de Trintignant à Melvil Poupaud en passant par Pascal Greggory). Échapper à la sincérité, non pour être le vainqueur d'un combat de plus, mais parce qu'il s'agit de se protéger, d'amortir la souffrance à venir qui se terre, immanquablement, dans l'ignorance que nous avons de la totalité de l'autre. Ce n'est pas un marivaudage : il n'est pas question qu'à la fin tout finisse au mieux, par le triomphe de l'amour. Le cœur rohmérien n'aura pas tant le loisir de trouver son bonheur que d'expérimenter les inquiétudes nées de l'envie d'être heureux (c'est-à-dire de ne pas l'être, de ne jamais l'être tout à fait).

    Ceux qui ne l'aiment pas disent aussi que "Rohmer, c'est toujours la même chose", une sorte de variations sur un même thème. Soit. Il n'est pas un faiseur, un Kubrick relevant le défi des genres pour montrer qu'il a plusieurs cordes à son arc. Il fait peut-être le même film, c'est vrai : en quelque sorte, il développe, creuse une question initiale, la seule qui valait à ses yeux. Il en déploie toutes les combinaisons, parce qu'à travers la recherche de celles-ci, il découvre aussi les liens que nos sentiments, toujours les mêmes, nouent avec notre sociabilité, elle changeant avec le temps qui passe. Il n'y a rien de plus profond alors que cette phrase qui continue son chemin en nous, qui nous accompagne jusqu'à la mort (ainsi que l'écrivait Barthes), comme la phrase de Vinteuil fil conducteur de la Recherche. C'est aussi cela, Rohmer : un lieu vers lequel nous tendons et que chaque instant repousse un peu plus loin, sans que jamais il ne disparaisse de notre vue. Et je ne connais pas de cinéaste ayant touché avec cette même tension ce point de douleur et d'étonnement.

  • Rohmer, autre monde...

    Melvil Poupaud et Amanda Langlet dans Conte d'été

    Samedi soir, 27 février, le cinéma français se congratulait, dans ses illusions d'exception culturelle. Je n'ai pas suivi l'affaire, pour être franc. On connaît la chanson. En revanche, j'ai eu le temps, le lendemain, de voir sur Internet, avant que Canal Plus ne fasse jouer son droit à la propriété intellectuelle (c'est ce qu'on appellera un comique de mots...), l'hommage rendu par Fabrice Luchini à Éric Rohmer, hommage qui ne pouvait être feint tant ce comédien est rohmérien en diable. En fait, il lit un texte d'un critique, le commente à peine, se tient sur une certaine réserve. La caméra scrute régulièrement les visages de l'assemblée et même si les plans sont furtifs, on repère chez beaucoup une impression d'ennui. L'un d'eux mâche un chewing-gum avec une vulgarité spectaculaire. Craignent-ils que Luchini ne devienne grandiloquent ? Son intervention ne dure que trois minutes dix-neuf. Aiment-ils tous Rohmer ? Ont-ils tous vu l'œuvre de Rohmer, au moins quelques films ? Auquel cas, c'est effectivement pénible d'entendre parler de quelqu'un qu'on ne connaît pas, surtout quand l'éloge met en avant sa singularité esthétique et morale. On comprend qu'il est urgent d'en finir et que se referme l'incident. Parce qu'il y a incident quand quelqu'un vient célébrer le cinéma d'auteur, et de cet auteur en particulier, pendant la grand'messe du tout commercial.

    Sans doute y a-t-il eu des images avant (ou après) ces quelques minutes où Rohmer a pris toute la place. Des extraits, des photos. En général, les hommages prennent cette allure de clip ou d'album. Mais il est impossible que, dans une soirée où le temps est divertissement et émotion fabriquée, on puisse s'arrêter plus longuement. Cela aurait été gênant.

    Gênant que fussent, par exemple, projetées les sept premières minutes de Conte d'été, sept premières minutes silencieuses, pendant lesquelles Gaspard (Melvil Poupaud) arrive à Dinard par la vedette, s'installe dans la maison qu'on lui a prêtée, se promène le long de la plage, dans un désœuvrement retenu, joue quelques accords de guitare, mange dans une crêperie où il ne dit pas trois mots à la serveuse, va se baigner et croise la dite serveuse qui l'arrête pour échanger des banalités. Sept minutes d'un silence avec lequel Rohmer joue, sans jamais tomber dans le travers de la sur-signification des plans, filmant son personnage à même un réalisme qui n'a pas d'équivalent. Sept minutes qui auraient appris à beaucoup ce qu'était le cinéma. Et si l'on y avait ajouté les cinq minutes suivantes, quand s'engage la discussion entre Margot (Amanda Langlet) et Gaspard, certaines comédiennes et certains comédiens auraient découvert l'abîme de leur (in)suffisance.

    Mais douze minutes de Rohmer, c'eût été insupportable pour la salle, et pour le téléspectateur.