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incarnation

  • De chair et d'os

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    Diego Velasquez, Innocent X, 1650, Galleria Doria-Pamphilj, Rome

     

    Croire, oui, bien sûr. Croire absolument, parce qu'il ne doit pas être nécessaire d'ajouter en Dieu. La foi doit être là.

    Mais à l'heure du conclave, pour devenir ce que j'étais, ce que je fus, quand est révolu le temps des grandes familles, des grandes familles italiennes qui donnaient son lustre au siège pontifical, certains croient en eux, ont foi en leur bonne étoile, espérant que le jeu des équilibres et des alliances, des nationalités et des politiques, que le dédale des amitiés et des haines vivaces, orienteront au mieux l'Esprit saint vers le choix le meilleur, ainsi que je les entends tous dire dans leur dernière homélie.

    Croire, oui, en soi, sans plus avant tirer trop d'illusions de sa gloire. Ne pas se prélater jusqu'en sa garde-robe, comme l'écrit cette fine épée de Montaigne. Il faut être d'un grand aveuglement pour ne pas voir, en effet, qu'en ce cloaque du temps qui file, nous n'avons guère le choix que de tenir dûment notre rôle. Encore est-ce là un chemin ardu...

    C'est bien dans cette fausse grandeur que l'espagnol Velasquez m'a peint. J'ai l'allure bouffie et un peu sotte d'un homme finissant sa digestion. Il ne m'a pas raté, le gredin, avec mon teint rougeaud. La lèvre doucement avachie et le regard glauque, quoique menaçant, peut-être, tant la faiblesse finit par trouver des ressources insoupçonnées. Je trône, soit. Mais le vêtement est lourd, comme la charge, et ma calotte pontificale semble me plomber de tous les ennuis du monde. Il me voulait, l'assassin avec ses pinceaux, d'un réalisme qui sent l'abattement. Arrivé tout en haut pour paraître si niais. Le Jules II de Raphael, au moins, même si l'homme n'est pas beau, a pour lui d'évoquer une certaine forme de spiritualité (ce qui fait rire, je sais, tant le coquin fut d'abord un serpent politique...). Moi, je suis rogue comme un mâtin. Une horreur.

    Une horreur que d'être peint ainsi. Ne faut-il pas que je m'en console, malgré tout, car cette toile est ce qui demeure de ce que je fus. Qui s'en va à Saint-Paul-Hors-les-Murs, pour voir mon portrait dans la longue suite des papes qui orne la nef ? Personne. C'est Velasquez qui me sauve de l'oubli. C'est grâce à lui que je suis la pièce sublime de la maison des Pamphilj, et que mes descendants m'honorent de toute leur gratitude intéressée. Un pape dans la famille, un chef d'œuvre dans la collection...

    Je ne suis plus qu'une peinture, une référence du portrait, une expérience esthétique. Je dois tout à Velasquez. Il entre en gloire avec des naines difformes de la cour madrilène et un souverain pontife ridicule. N'est-ce pas là tout le génie de l'art : le dépassement du sujet ?

    Au moins puis-je me consoler qu'à l'ouverture du conclave, aucun de ceux qui croient en un destin exemplaire, aucun d'eux ne pourra jamais m'égaler, dans mon éternité de modèle... (1). Le temps des grandeurs est passé, dans ce domaine-là aussi...

     

    (1)C'est évidemment là un petit jeu de mots, car Giovanni Battista Pamphilj, connu sous le nom d'Innocent X, brilla par sa médiocrité, son népotisme et sa soumission à sa maîtresse, Olimpia Maidalchini, à qui l'Église voulut faire un procès (mais elle mourut avant). Sur ce chapitre, on peut lire le bref ouvrage de Céline Minard, Olimpia, Denoël, 

  • Caravage, arrière-plan

     

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    Caravage, Le souper à Emmaüs, 1601, National Gallery

    Tout est là : dans ce retour inattendu, cette réapparition qui, vu les tournures de l'histoire, ne peut être qu'une résurrection. Une vraie, réelle, tangible. C'est la suspension de la métaphore. Tout est là : le mot est dans sa plénitude, et quand ils le reconnaissent, les disciples d'Emmaüs, ils sont étonnés, étymologiquement. Ils n'en croient pas leurs yeux.  L'un agite le bras, un deuxième s'accroche à son siège, comme s'il avait besoin de sentir le monde entre ses mains, le troisième, debout, écoute. Lui reste calme. La main tendue du Christ (toute une histoire, en somme) signifie qu'il ne pouvait en être autrement.  Il a continué son chemin ; il les a rencontrés. L'évidence est là, dans la simplicité d'un repas. Et l'on pourrait croire à la magie (mot maladroit, sans doute, puisque Dieu, en son incarnation, ne peut être magie, ou sortilège) de l'événement (à moins qu'il ne s'agisse, au fond, d'un avènement, d'une nouvelle ère). Il est venu et il partage. En toute simplicité.

    Pourtant, s'immisce dans l'œuvre du Caravage un doute, un décalage subreptice qui brise en quelque sorte l'unité de la peinture, un impossible pictural capable de mettre à mal la légende (en clair : ce qu'il faudrait lire). Le Christ est là, au centre, ou quasi, dans sa magnanimité d'homme qui a enduré la douleur du monde. Il n'a pas la figure marquée, le corps exsangue qu'il eut à la descente de la croix. Sa douceur et des joues un peu pleines sans doute laissent planer l'idée d'un au-delà, d'un outre-tombe, qui en fit un autre homme. La main est tendue : elle n'indique pas un chemin mais peut-être la simple fermeture d'une histoire tragique. Caravage ramène le spectateur, apparemment, à la quiétude. Revenu parmi les hommes, Jésus se fait douceur, lenteur et bienveillance. Illusion...

    Tableau relativement tardif, Le Souper à Emmaüs manque, d'une certaine manière, à une règle classique du Caravage, règle que l'on retrouve avec une force magistrale dans un tableau dont nous avions déjà parlé : le fond. Ce peintre soustrait généralement son sujet à une mise en scène qui amènerait vers un arrière-plan susceptible de détourner l'œil du sujet central. Une nuée noire (ou quasi) oblige à considérer la scène dans toute sa dramatique exposition. Il y a pourtant dans cette œuvre une ombre troublante derrière le Christ, celle que projette le corps de l'homme calme, debout, à la fois dans le cadre et, semble-t-il, un peu à l'écart, comme un spectateur. Son ombre fait tache sur le mur ; elle encadre le Verbe fait chair ressuscitée. S'agit-il alors de signifier la corporalité de celui qui est revenu parmi les hommes, comme une suppression, symbolique, de son auréole ? Loin du Christ en gloire, de l'aura de la mandorle, le peintre aurait choisi l'humilité de la divinité redescendu sur terre pour, d'une certaine manière, objectiver, authentifier son message ? Ou bien ne serait-ce pas la forme esthétique du scepticisme, auquel cas il faudrait envisager cette aura obscure comme la forme, tout aussi symbolique que celle que nous venions d'évoquer, d'une distance devant le texte lui-même apocryphe ? En somme, l'ombre d'un doute...

    À ce jeu, c'est la mécréance qui devient le sujet du tableau, en un jeu subversif de distance où, sublime paradoxe, c'est le décor qui devient le point central de la signification, signification qui ne peut être dite ouvertement, et que l'artiste place à l'endroit de ce qui serait, là encore symbolique, le point de fuite. Mais de point de fuite, il n'y a pas vraiment puisque le corps christique fait obstacle. Présence incantatoire vaine, déniée par l'ombre qui n'est pas la sienne, corps sans indice de sa corporalité. Peinture factice de la réincarnation, pour une peinture qui n'a jamais autant (pour l'époque) prétendu à la pesanteur de la chair.

    Cette dérision fracassante, et masquée, n'est pas le moindre charme de ce tableau qui, par ailleurs, n'est pas le plus réussi du magique Michelangelo. La scène marque trop l'ambiguïté, l'intentionnalité, pour que le spectateur n'ait pas envie de passer outre. L'ombre est trop visible, l'intention trop sensible (ne disons pas visible) dans son ambivalence même. N'en demeure pas moins qu'on s'étonne d'une telle audace. Et ce n'est déjà pas rien. (1)

     

    (1) Et comme la contemplation n'est jamais, malgré sa lenteur, qu'un processus dynamique, à la fin de ce billet nous retournons à l'œuvre et la blancheur de la nappe, son immaculé tranchant frappe notre œil et nous restons coi... Ce qui incite à y revenir une autre fois. Après le noir, le blanc, après l'obscur, la clarté incandescente...

     

  • Splendeur théâtrale

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    La disparition d'un comédien est chose particulière. L'écrivain, le peintre, le musicien nous laissent leurs œuvres. Ils sont, souci de biographisme mis à part, hors de ce qu'ils ont donné à lire ou à contempler. Pas le comédien de théâtre (1) et la mort de Laurent Terzieff vient le rappeler. Les techniques de reproduction et de conservation n'y feront rien. Ce seront des traces, des souvenirs qui ne nous donneront de l'expérience scénique qu'une version/vision amputée de l'enchantement.

    La disparition d'un comédien, c'est donc, dans toute la puissance de la formule, celle d'un corps. Corps magnifié et magnifique : il ne s'agit pas sur ce point d'une considération plastique mais de l'épreuve, doublement sensible, d'une présence. À moins d'être soi-même comédien (ce qui n'est pas mon cas), quiconque a vécu l'expérience heureuse du théâtre aura compris ce qui sépare, au-delà de la démarcation symbolique de la scène, ce corps unique de la neutralité de notre commune condition. La captation que provoque cette épiphanie est l'élément crucial d'une rupture dont procède la représentation. Le corps, là, qui n'oblige même pas à plier notre attention, puiqu'il s'en saisit : nous sommes au saisissement.

    Je me souviens de Denis Lavant planté, les muscles tendus, le visage brillant, l'œil inquisiteur, face au noir de la salle. Pas un mot n'avait encore été prononcé que nous savions déjà tous qu'il avait imposé ses règles, son rythme, et que, désormais, pour le temps que durerait la pièce nul ne dérogerait à sa loi. Paroles bues, gestes saisis dans le détail. Lui. Il y en a eu d'autres : Loïc Coudré, Luce Mouchel, Sophie Rodriguez, Omar Porras, Éric Lacascade,... Des noms qui, pour beaucoup, n'atteindront jamais la notoriété facile. Mais, en commun, le corps habité, la puissance à la fois centripète et centrifuge devant l'espace, le continuum du vivant dans cet artificiel qu'est le théâtre. Pour le sentir ainsi, il faut y être, s'en remettre au corps (carcasse, souffle et voix), au plus près de cette machinerie transfigurée.

    Cette expérience est tellement singulière qu'elle éclaire aussi combien peut être un supplice une pièce mal jouée (2), par un comédien face auquel nous nous sentirions à certains moments l'égal. : agitation de marionnette ou diction approximative. Le théâtre, soit le pire possible parce que le meilleur possible.

    Je n'ai jamais vu Laurent Terzieff en scène. Je ne le verrai jamais et cette soudaine impossibilité, définitive, comme une sorte de rappel essentiel dans un monde d'ersatz et de virtualité, loin de consterner (la mise en commun du deuil est une vanité moderne), peut s'entendre aussi comme une histoire magique du théâtre pour lequel toute construction, aussi daté soit le texte, est un éternel renouvellement. Une incarnation, et une incarnation magistrale s'est tue dimanche. L'origine religieuse de cet art perdure donc. Il faut simplement espérer que l'émerveillement dont Laurent Terzieff fut prodigue (puisqu'ainsi en témoignent ceux à l'heur de l'avoir vu et entendu), d'autres en soient tout aussi capables et généreux...

     

    (1)Faisons ici une distinction essentielle avec l'acteur (de cinéma). Le passage de l'un à l'autre n'est pas réductible à une variation dans les modalités d'expression. Il s'agit, pour reprendre la terminologie de Walter Beujamin, d'une dépréciation de l'aura et, pour les exemples que nous avons connus, la plupart du temps, les rois et reines de la pellicule se sont avérés des baudruches dégonflées sur scène.

    (2)Je ne me soucie sur ce point ni de la qualité du texte ni de la mise en scène. Autres questions...