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le souper à emmaus

  • Caravage, arrière-plan

     

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    Caravage, Le souper à Emmaüs, 1601, National Gallery

    Tout est là : dans ce retour inattendu, cette réapparition qui, vu les tournures de l'histoire, ne peut être qu'une résurrection. Une vraie, réelle, tangible. C'est la suspension de la métaphore. Tout est là : le mot est dans sa plénitude, et quand ils le reconnaissent, les disciples d'Emmaüs, ils sont étonnés, étymologiquement. Ils n'en croient pas leurs yeux.  L'un agite le bras, un deuxième s'accroche à son siège, comme s'il avait besoin de sentir le monde entre ses mains, le troisième, debout, écoute. Lui reste calme. La main tendue du Christ (toute une histoire, en somme) signifie qu'il ne pouvait en être autrement.  Il a continué son chemin ; il les a rencontrés. L'évidence est là, dans la simplicité d'un repas. Et l'on pourrait croire à la magie (mot maladroit, sans doute, puisque Dieu, en son incarnation, ne peut être magie, ou sortilège) de l'événement (à moins qu'il ne s'agisse, au fond, d'un avènement, d'une nouvelle ère). Il est venu et il partage. En toute simplicité.

    Pourtant, s'immisce dans l'œuvre du Caravage un doute, un décalage subreptice qui brise en quelque sorte l'unité de la peinture, un impossible pictural capable de mettre à mal la légende (en clair : ce qu'il faudrait lire). Le Christ est là, au centre, ou quasi, dans sa magnanimité d'homme qui a enduré la douleur du monde. Il n'a pas la figure marquée, le corps exsangue qu'il eut à la descente de la croix. Sa douceur et des joues un peu pleines sans doute laissent planer l'idée d'un au-delà, d'un outre-tombe, qui en fit un autre homme. La main est tendue : elle n'indique pas un chemin mais peut-être la simple fermeture d'une histoire tragique. Caravage ramène le spectateur, apparemment, à la quiétude. Revenu parmi les hommes, Jésus se fait douceur, lenteur et bienveillance. Illusion...

    Tableau relativement tardif, Le Souper à Emmaüs manque, d'une certaine manière, à une règle classique du Caravage, règle que l'on retrouve avec une force magistrale dans un tableau dont nous avions déjà parlé : le fond. Ce peintre soustrait généralement son sujet à une mise en scène qui amènerait vers un arrière-plan susceptible de détourner l'œil du sujet central. Une nuée noire (ou quasi) oblige à considérer la scène dans toute sa dramatique exposition. Il y a pourtant dans cette œuvre une ombre troublante derrière le Christ, celle que projette le corps de l'homme calme, debout, à la fois dans le cadre et, semble-t-il, un peu à l'écart, comme un spectateur. Son ombre fait tache sur le mur ; elle encadre le Verbe fait chair ressuscitée. S'agit-il alors de signifier la corporalité de celui qui est revenu parmi les hommes, comme une suppression, symbolique, de son auréole ? Loin du Christ en gloire, de l'aura de la mandorle, le peintre aurait choisi l'humilité de la divinité redescendu sur terre pour, d'une certaine manière, objectiver, authentifier son message ? Ou bien ne serait-ce pas la forme esthétique du scepticisme, auquel cas il faudrait envisager cette aura obscure comme la forme, tout aussi symbolique que celle que nous venions d'évoquer, d'une distance devant le texte lui-même apocryphe ? En somme, l'ombre d'un doute...

    À ce jeu, c'est la mécréance qui devient le sujet du tableau, en un jeu subversif de distance où, sublime paradoxe, c'est le décor qui devient le point central de la signification, signification qui ne peut être dite ouvertement, et que l'artiste place à l'endroit de ce qui serait, là encore symbolique, le point de fuite. Mais de point de fuite, il n'y a pas vraiment puisque le corps christique fait obstacle. Présence incantatoire vaine, déniée par l'ombre qui n'est pas la sienne, corps sans indice de sa corporalité. Peinture factice de la réincarnation, pour une peinture qui n'a jamais autant (pour l'époque) prétendu à la pesanteur de la chair.

    Cette dérision fracassante, et masquée, n'est pas le moindre charme de ce tableau qui, par ailleurs, n'est pas le plus réussi du magique Michelangelo. La scène marque trop l'ambiguïté, l'intentionnalité, pour que le spectateur n'ait pas envie de passer outre. L'ombre est trop visible, l'intention trop sensible (ne disons pas visible) dans son ambivalence même. N'en demeure pas moins qu'on s'étonne d'une telle audace. Et ce n'est déjà pas rien. (1)

     

    (1) Et comme la contemplation n'est jamais, malgré sa lenteur, qu'un processus dynamique, à la fin de ce billet nous retournons à l'œuvre et la blancheur de la nappe, son immaculé tranchant frappe notre œil et nous restons coi... Ce qui incite à y revenir une autre fois. Après le noir, le blanc, après l'obscur, la clarté incandescente...