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langage

  • La Terreur dans le discours

    "L'une des victoires du postmodernisme est d'être considéré et apprécié comme un mouvement profondément de gauche, progressiste voire contestataire. Il impose partout une image contrefaite, se déclarant bien plus libertaire que libéral. Il s'y entend comme personne pour soutenir toutes les postures et ne jamais défendre un seul combat qui évoquerait, même de loin, l'existence d'une lutte des classes. "L'indigène de la République" se substitue à l'exploité, les "queers" font l'impasse sur les luttes féministes et l'hétérosexualité devient un impérialisme à combattre. On conteste la domination de l'homme blanc abstrait, jamais celle de la marchandise concrète. Le rejet postmoderne de toute histoire révolutionnaire ne s'explique que par le refus de l'anticléricalisme de celle-ci. Sous la variante gauchiste, le "pomo" est celui qui, de façon toujours confusionniste, soutient la cause palestinienne, la jeune fille voilée et le "garçon arabe" en se référant exclusivement au passé colonial de l'Europe mais sans jamais rattacher ce passé à l'histoire des luttes de classes. C'est pourtant, du XVIIe au XXe siècle, l'histoire de la guerre sociale qui explique l'exploitation conjointe du prolétariat européen et des populations colonisées. Que le prolétariat soit absent de l'argumentation postmoderne n'est pas innocent : on y sent l'épouvantable odeur d'œuf pourri de Dieu.

    Pour Noam Chomsky, les "pomos" sont de vrais fascistes s'exprimant avec un discours de gauche. Pourtant, une vérité aussi irréfutable et si facilement vérifiable n'est pas toujours entendue, tant les "pomos" sont habiles à détourner le langage et à retourner à leur avantage les critiques de leurs adversaires. Une pareille impunité repose d'abord sur le principe de non-engagement du postmodernisme, qui se contente d'emprunter à la critique sociale l'identité de la victime. Elle repose ensuite sur une très efficace pratique du "lobbying" favorisant  l'occupation des postes clés au sein de l'université et des médias, et par l'activation de cercles plus spécialisés du pouvoir économique et politique, à l'image des "think tanks", des organismes supranationaux et de quelques départements des services de renseignements. On peut dire brièvement que ces cercles définissent les thématiques que les médias et les universitaires convertis à ces nouvelles thèses diffuseront massivement. Cette description, un rien mécaniste, ne traduit pourtant pas fidèlement  le processus, car, au final, le calcul n'y joue pas un rôle supérieur à celui du suivisme ordinaire. Les résultats de cette organisation en réseau  sont cependant exemplaires : par un mensonge sans cesse renouvelé, c'est le "pomo" qui est de gauche, progressiste, lui encore qui invente et réinvente une nouvelle conception de la liberté, de la sexualité et des corps."

               Jordi Vidal, Servitude & simulacre, Allia, 2007

  • Je est un autre...

    Elle a vingt-cinq, vingt-huit ans tout au plus. Elle a au moins un master. C'est dire... Et elle se penche vers une collègue, l'air émerveillé.

    -Ton ordinateur dit je.

    Je suppose qu'on a formaté la machine pour que sur l'écran apparaisse "Je suis prêt", "je suis en veille", etc. L'important, le tragique devrais-je dire, tient dans sa candeur niaise. Elle prend pour argent comptant ce qui n'est qu'une fausse monnaie. Elle croit à l'effectivité du signe. Non pas comme révélation d'un sens mais comme signe. L'appareil dit "je", comme elle. Et dans son étonnement, elle confond programmation et réflexion, installation (puisqu'on installe des programmes, des logiciels ou des applications) et compréhension. Elle confond l'homme et la machine. Elle donne à cette dernière un semblant d'humanité. 

    Ce n'est donc plus l'âme qui prime mais la capacité. Le décor sur lequel le "je" apparaît ne compte pas. Tout se place sur le même plan. Elle a totalement intégré la confusion des êtres, des genres, des matières, des voix, des apparences. Je ne serais pas étonné qu'elle donne un petit nom à son portable, qu'il soit le doudou sophistiqué d'une jamais-vraiment-adulte. À ce point, en s'illusionnant d'un miroir creux et binaire, elle réduit l'usage du "je" à une pure technicité linguistique. Cela ne manquera pas d'intriguer, pour une génération qui ne jure que par son nombril. À moins qu'il ne faille comprendre le pire : son "je" venant à manquer, à n'être plus qu'une forme vide et sans fond, habitué qu'il est à ne pas finir ses phrases, à parler en abrégé, à se déterminer par une langue commune, pauvre, lâche, elle s'étonne de tout, ne pouvant s'émerveiller de rien.

    Dans cette course vers le chaos, il ne serait pas surprenant qu'un jour ce soit la machine qui s'étonne en la regardant, de son œil-caméra imperturbable :

    -Elle dit encore "je".

    Et les circuits intégrés et autres puces miniaturisées de rire... Oui, de rire...

  • La Localisation

     

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    Il y a quelques jours, j'envoie un texto à une mienne connaissance pour un rendez-vous dans un bar : nous partageons un certain goût pour les bières. Il est matin et l'affaire est prévue à 17 heures. Rien ne presse. N'empêche : pas de réponse. La rencontre tombe à l'eau (si j'ose dire...). 

    Le lendemain, je le rencontre et il m'explique qu'il n'a reçu mon message qu'à 18 heures 07 (une exactitude ferroviaire...). Nous mangeons ensemble, avec une tierce personne à qui nous racontons l'anecdote, certes fort commune et sans grand intérêt.

    Et celle-ci, connaissant les cinq cents mètres qui nous séparent, s'amuse : huit heures pour une telle distance ! Le progrès peut battre, en ses pires moments, plus que des records de lenteur, atteindre des degrés inouïs d'absurdité... Mais elle redevient sérieuse, pour se demander où se nichait le message, pendant tout ce temps.

    Certes, quelque cerveau informatique nous expliquerait ceci ou cela, donnerait à l'incertitude une formalisation logique qui bouclerait l'anecdote en un simple incident, une retenue, un blocage, une fausse route, une erreur de circuit. Toute raison est bonne, sans doute.

    Mais pour l'esprit vagabond et passablement obtus devant la science du binaire et des flux, il reste le mystère de mots qui flottent dans le temps et l'espace, qui se promèneraient seuls, qui en rencontreraient d'autres, fileraient à droite, ou à gauche, insaisissables, presque rebelles. Des mots batifoleurs, des insoumis de l'ordre. Pourquoi pas ?

    Plus sérieusement (c'est-à-dire : plus poétiquement) : des mots détachés de soi et qui, loin de se perdre définitivement, prennent le chemin buissonnier et errent, comme nous errons nous-mêmes, parfois, à ne pas vouloir finir ce qu'on attend de nous. Il y a toujours une mélancolie à imaginer une phrase à la dérive, une magie transitoire et éphémère.

    Oui, éphémère, car huit heures, c'est bien peu, dans le fil d'une vie, et d'autres bières nous attendent, et puisqu'il est question de temps, je n'oublie que l'une des préférées de cette mienne connaissance est L'Angélus...

     

    Photo : Ralph Gibson

  • Condamner (verbe)

    Un attentat vient d'avoir lieu. Les réactions fusent ; les uns et les autres, dans la sphère politique, condamnent, souvent avec la plus extrême fermeté, l'acte odieux.

    Une parole, plus ou moins outrancière, un jugement, plus ou moins polémique sont prononcés. L'indignation (mère contemporaine de tous les droits à parler pour ne rien dire...) se dresse et l'on condamne le propos.

    On aura entendu ce lamento cent fois et le troublant emploi du verbe condamner persiste. Troublant emploi, en effet, car vide de sens. On ne peut guère par exemple condamner un acte répréhensible puisque son caractère violent et illégitime le rend de facto condamnable. Quant à condamner des paroles, c'est corseter le droit dans une morale étroite la liberté d'expression. Ainsi une telle déclaration n'a-t-elle pas lieu d'être. Je peux m'affliger d'un attentat, le déplorer, le regretter, je peux être révolté par sa violence et sa barbarie, je ne peux pas le condamner, parce que cela signifierait qu'en d'autres circonstances je pourrais justement ne pas le condamner. C'est bien d'ailleurs ce qui se passe quand, en certains endroits de la planète (je pense au Proche-Orient), devant certains actes terroristes, tel ou tel état refuse de condamner l'action. 

    Mais, aujourd'hui, le politique se sent le devoir de condamner. Mais quoi, au juste ? puisqu'on savait qu'il ne pouvait approuver. Si l'usage de ce verbe avait une quelconque nécessité, celle-ci viendrait du fait qu'il prend ses distances avec quelqu'un dont on pourrait penser qu'il le soutient. Pour être clair : si Valls pouvait (ou se devait) de condamner les agissements de Cahuzac, pour éviter le risque d'être confondu avec lui, il n'était pas nécessaire que Copé use du même verbe. Et on tiendra le même raisonnement, mais inversé, dans des acteurs en cause, pour l'affaire Bygmalion.

    Le verbe condamner est donc employé à tort et à travers. Il est une des plus belles impropriétés de la novlangue politique. La raison en est assez simple. Elle répond à ce besoin de plus en plus net du discours (faussement) efficace et compassionnel des temps médiatiques. La condamnation qui, logiquement, est le fait de la justice, trouve son versant politique moralisateur. C'est un point crucial. La politique sous le vernis de la morale et la théâtralisation humaniste est devenue la règle alors qu'elle se vide de son contenu. Restent donc les signes vertueux sous projecteurs médiatiques. Il ne faut jamais manquer une occasion de montrer la fermeté morale en paroles. Dès lors, on condamne à tout va. On condamne l'adversaire, ce qui est absurde ; on condamne un attentat, ce qui est dérisoire ; on condamne des propos, ce qui est risible. À défaut d'avoir toujours prise sur le monde, le politique joue les censeurs faussement rigoureux et les parangons de vertu. Condamnés qu'ils sont à ne plus rien faire qu'à suivre les ordres du pouvoir caché de la finance ultra-libérale, les politiques se doivent de paraître présents, puisqu'ils ne sont plus efficaces. À ce jeu-là, les considérations, même les plus vaines, quand elles engagent l'émotion et le registre compassionnel, sont toujours utiles, parce qu'elles permettent d'occuper le terrain et de réconcilier (du moins le fait-on croire) le politique et l'humain.

    Condamner est un des verbes contemporains de l'ectoplasmie politique. Il est d'autant plus nécessaire que celle-ci couvre, quand besoin est, bien des horreurs du monde. Condamner, faute de mieux. 

    Encore quelques efforts et il ne tardera pas que l'une de ces belles âmes condamne les orages sur les vignes de Gevrey-Chambertin, les requins dans l'Océan Indien ou la prochaine irruption de la Soufrière...

  • La Bruyère, lucide et intemporel

    Entendant nos politiques écorcher la langue et faire plier le sens à leur seule petite volonté (on se référera seulement à cet étrange balancement autour de la finance, selon le dictionnaire de Hollande ou de Sapin...), on pense à ces quelques lignes, brillantes, de La Bruyère, tirées des Caractères. C'est pourtant fort lointain, obsolète, classique diraient les tenants absurdes de la tabula rasa moderniste. N'empêche...

    "L’on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l’on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j’ose dire par l’impropriété des termes dont ils se servent, comme par l’alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n’ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils ne suivent en parlant ni la raison ni l’usage, mais leur bizarre génie, que l’envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel ; ils accompagnent un langage si extravagant d’un geste affecté et d’une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d’eux-mêmes et de l’agrément de leur esprit, et l’on ne peut pas dire qu’ils en soient entièrement dénués ; mais on les plaint de ce peu qu’ils en ont ; et ce qui est pire, on en souffre."

    La Bruyère, Les Caractères, "De la société de la conversation", 6

  • Le mot et la chose

    Bernard Kouchner, arriviste imbécile, livreur de riz pour population en détresse, fait partie de cette espèce magnifique, la pire malgré tout, des moralisateurs tout terrain. Il fut un ministre de la santé sans envergure et un ministre des affaires étrangères à la fois suffisant, incompétent et soumis. Comme quoi, la médecine mène à tout à condition d'en sortir ?

    Mais il est de ces gens que l'exposition médiatique a rendus esclaves du paraître et de l'apparaître. Il a fallu le voir, à Pau, au procès Bonnemaison venir en guest star pour dire la vérité (car Kouchner est comme BHL, il ne dit pas sa vérité. il est la vérité !). Cela devait lui manquer de ne plus serrer des mains, de ne plus être l'attraction du monde.

    Alors, sur sa lancée, il s'est ouvert un nouveau champ de réflexion. Il est devenu linguiste. Cela manquait à son curriculum vitae. Et de décréter l'urgence à en finir (si j'ose dire) avec le mot euthanasie. Et pourquoi ? Parce qu'il y a le mot nazi dedans ! euthanasie, c'est euthanazi (et s'il faut un petit effort supplémentaire, on passera demain à étatnazi...) Avouons qu'il y a de quoi rire ! Que le bateleur humanitaire confonde le code écrit et les sons ne semble pas lui poser de problème. Que la langue allemande (Nationalsozialismus) percute le grec (thanatos) est un détail. Il est vrai qu'à l'heure de la novlangue, toutes les confusions sont possibles. Il y a donc du nazi qui traîne dans les mouroirs hospitaliers. Il est urgent de légiférer et de changer le vocabulaire.

    Le pauvre Bernard est un enfant, somme tout, qui croit que les mots sont les choses. Il ne sait pas que l'arbitre du signe saussurien, même tempéré par les relectures de Benveniste, les analyses post-freudiennes et les jeux lacaniens, existe et que si manipulation du signe il peut y avoir encore faut-il être capable d'en établir la réalité et la pertinence ! On pourrait concevoir de remplacer un mot parce qu'il a en effet une histoire qui le rend problématique. Est-ce le cas du mot euthanasie ? Nullement, sauf à jouer les poètes macabres et à chercher partout et en toutes circonstances une sorte d'inconscient de la langue qui tourne au délire. On se rappellera à ce sujet que c'est en se fourvoyant sur des anagrammes latines que Saussure dégagea sa théorie de l'arbitraire. Croit-il qu'en changeant le mot, on effacera la douleur de voir mourir un être à qui on tient ? Croit-il que ceux qui pratiquent l'euthanasie ou l'autorisent, pensent à ses constructions linguistiques débiles ? Croit-il que les mots suspendent la disparition ? 

    Bernard Kouchner est néanmoins dans l'air du temps, dans cette tendance très marquée depuis un siècle (même si l'histoire a commencé bien avant, et pour ce qui est du modèle français avec l'académie et Vaugelas) à vouloir reformater la langue dans un but éminemment politique. Viktor Klemperer a écrit un Lingua Tertii Imperii, sur la phraséologie nazie (justement) très édifiant. Plus près de nous, le petit texte d'Éric Hazan LQR. La propagande au quotidien mérite lecture. Et de se souvenir que la novlangue est une des matrices du 1984 d'Orwell.

    L'air du temps que je mentionne est celui de l'euphémisme : atténuons par les mots la violence accrue de la société ultra-libérale ; et celui de la culpabilisation : étriquons le vocabulaire pour chasser les mauvaises pensées. Cela tient pour beaucoup de la pensée magique au service de la terreur. Mais cela n'étonnera pas du sieur Kouchner qui fait partie de ces terroristes dits intellectuels de gauche dont l'ignorance et la fatuité sont deux crimes mortels. Et par mortels, j'entends mortels pour nous...

  • Du lieu où l'on croit être

     

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    Lacan écrivait que le langage était fait pour mi-dire, ce qui, d'une certaine manière impliquait qu'il n'était pas fait pour ce qu'on croyait qu'il était fait. Nous restons toujours en deçà, dans la mi-disance. Nous voudrions aller plus loin, que tout soit clair et rien ne l'est. Nous sommes à mi-distance du lieu que nous voudrions toucher, désirerions toucher, au propre comme au figuré, quoique ce soit plus facile de le toucher vraiment, l'autre : son corps, sa peau, son visage, son sexe. La surface et ses replis.

    Avec les mots, toujours à mi-chemin du désir à la réalité, laquelle, ma foi, serait vapeur ou brouillard. Et nous nous illusionnons... C'est sans doute pour cette raison que nous aimons croire aux échanges sans les mots, à ces rencontres qui n'ont besoin que des yeux, par où tout est dit. Mais si tout est dit, on arrive trop tard (méchant détournement mais c'est le propre du discours, le dis-cursus : prendre la parole, ce n'est pas la tenir, on le sait bien, on ne le sait que trop bien.).

    Alors quoi ? Se taire... C'est une question lancinante, comme on dit de la douleur (d'une blessure).

    Tout se dire. Et après ? S'asseoir face à la mer, contempler les montagnes, écrire, faire l'anachorète.

    À voir...

     

    Photo : Alain Willaume

  • De la terreur par la rhétorique (II)

    L'art de la terreur en matière de rhétorique peut prendre deux formes en apparence un peu contradictoires mais dont l'usage combiné biaise (ou devrait biaiser) l'appréhension de l'événement par celui qui en prend connaissance. Ce n'est pas à proprement parler de la désinformation mais du formatage, de l'orientation idéologique.

    Prenons l'affaire de la semaine : le tireur parisien (1). L'individu fait irruption chez BFM pour proférer des menaces. Quelques jours plus tard, il entre dans le hall de Libération. Il tire. Un blessé grave. C'est à ce moment que l'histoire s'emballe (et qu'on emballe, comme un produit, l'histoire : tout est affaire de packaging). Les politiques condamnent fermement l'attentat. Devant trois douilles et une flaque de sang, Manuel Valls parle aussitôt de scène de guerre. Libération choisit la grandiloquence pour sa une.

     

    libération.jpg

    Il y a en effet grandiloquence, quand on confronte la réalité à sa représentation (théâtralisée). Deux tirs de fusil ne font pas une scène de guerre. Deux tirs de fusil ne sont pas une bombe ou un cocktail molotov. Libération n'est pas Charlie Hebdo. Le superfétatoire Demorand, qui dirige le journal, en rêve pourtant, et avec lui toute son équipe. C'est le sens du "Nous continuerons", qui se veut une sorte de No pasaran démocratique du pauvre. Derrière la formule, il y a le péril fasciste, la peste brune, Marion Le Pen etc, etc, etc. Demorand se voit en Jeanne d'Arc combattant la purulence identitaire (encore que Jeanne d'Arc, non : ça sent le cureton à plein nez et Libération déteste tellement le catholicisme...). La tentation est tellement grande : les premiers éléments sur le tireur sont très bons. Type européen, 30-40 ans. On a compris.

    On a compris que c'est une revanche masquée de l'affaire Merah dont il est question. Souvenons-nous : l'affaire Merah et ses premières heures, quand la gauche ignorante et pourrie invoquait le climat nauséabond entretenu par le FN. L'affaire Merah et cette gauche tentant de récupérer comme d'autres (Bayrou...) le malheur des victimes dont elle aurait espéré faire un plus grand profit. La gauche lâche et charognarde... Elle espérait prendre sa revanche.

    Pas de chance. Le tireur n'est pas de type européen. Il s'appelle Abdelhakim Dekhar. Il vient de l'utra-gauche. Un vrai problème. Une deuxième tentative de récupération qui échoue en un peu plus d'un an. 

    On lira alors le papier de Libération de ce jour. Le lecteur pourra imaginer ce qu'eût été le défouloir si l'incriminé s'était appelé Leroy et qu'il eût possédé une carte dans je ne sais quel groupuscule fascisant. Là, on trouverait une volonté sous-jacente de minimiser, de relativiser, d'expliquer. Celui que le même journal voulait combattre a droit à un papier à moitié compassionnel. Il faut sauver les apparences.

    D'une certaine manière, Demorand et Marion Le Pen ont un point commun : l'arabe est une part de leur fonds de commerce. Un fonds de commerce tout aussi puant, pour des objectifs diamétralement opposés. Comme dans l'affaire Merah, le désir de jeter sur un camp précis la suspicion s'avère contre-productif, parce qu'en l'espèce, elle ne fait que conforter les crispations identitaires. Mais c'est là où nos deux personnages se rejoignent : l'une au nom d'un nationalisme mal dégrossi, l'autre au nom d'un muliticulturalisme teinté de culpabilité.



    (1)Même si la dite affaire fut étrangement mise en veille médiatique le temps que onze footeux offrent à la France (rien de moins) une leçon de courage et de volonté et au normal président les moyens d'un laïus pro domo très risible. Il fallait bien faire tourner la machine. Trop d'intérêts en jeu...

  • Gouvernance (substantif)

    On a beaucoup ri de lui. On s'est gaussé de son air provincial, de sa mine bonhomme d'épicier qui aurait réussi, de sa silhouette voûtée à vous flinguer n'importe quel costume, et des formules sybillines. Il est néanmoins certain que Jean-Pierre Raffarin a été le premier ministre le plus important de ces trente dernières années. Écrivant cela, je me place sur le plan de l'inflexion du politique vers cette nouvelle forme désengagée et privée qu'aura pris désormais l'art de diriger : la gouvernance. il a d'ailleurs publié un ouvrage sur la question, en 2002, Pour une nouvelle gouvernance (1).

    La gouvernance est le mot-clé de la catastrophe contemporaine. Pour en avoir une vision claire et cinglante, il est indispensable de lire le travail d'Alain Deneault, Gouvernance. Le management totalitaire, Lux éditeur, 2013. 

     

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    50 chapitres courts sous forme de prémisses dont je publie ici la 10ème.

     

    PRIVATISER EN PRIVANT

    On feint de penser sous le vocable de la gouvernance des modalités par lesquelles un vivre-ensemble serait possible... précisément sur un mode qui contredit cette possibilité. La gouvernance désigne ce qu'il reste d'envie de partage dans le contexte de la privatisation économique. Le collectif à l'état de fantasme. Un mirage. Car la privatisation du bien public ne procède en rien d'autre que de la privation. En même temps que le libéralisme économique promeut brutalement cet art de la privation dans les milieux de ceux à qui cela profite, la gouvernance sert à en amortir le choc, pour les esprits seulement, car on n'excèdera pas à ce chapitre le seul travail de rhétorique. Privare, en latin, signifie le fait de mettre à part -c'est le contraire du partage. Privatiser un bien consiste pour les uns à en priver les autres du moment qu'ils ne paient pas un droit de passage afin d'y accéder. Le privatus désigne par conséquent celui qui est privé de quelque chose -privatus lumine, l'aveugle privé de la vue dont parlait Ovide. Même quand les coûts relatifs au bien sont amortis depuis longtemps, comme dans le cas d'un immeuble, des locataires n'en finissent plus de le financer à vide plutôt que s'en tenir aux coûts réels, ceux de son entretien. Quand il ne s'agit  pas de surpayer au profit d'exploitants des biens fabriqués et distribués par des subalternes scandaleusement sous-payés. Le profit des multinationales, vu ainsi, procède d'une sorte d'impôt privé étarnger à tout intérêt public. Il s'agit, autrement dit, de logiques mafieuses légalisées. C'est d'ailleurs du même privare latin que provient l'expression "privilège". Il s'agit littéralement d'une loi  (lex) privée (privus) : le privilège correspond à l'acte de priver (exclure) autrui d'un bien ou d'une faveur en vertu d'une règle générale (loi). En d'autres termes, il est, en droit, une disposition juridique qui fonde un statut particulier -tel que celui de la noblesse dans l'Ancien Régime. D'où les expressions chèries par ceux qui en tirent un grand bénéfice : "respecter la loi", "agir dans le cadre strict de la loi", etc.

     

    (1)Raffarin est diplômé de l'ESCP (École supérieure de commerce de Paris) , dans la même promotion que MIchel Barnier, grand européen devant l'éternel, et qu'il exerça dans le privé, notamment comme directeur général de Bernard Krief Communications, cela est éclairant.

  • Job (substantif)

    Dans la série des anglicismes qui ne devraient servir à rien mais dont l'usage induit une inflexion de l'esprit français vers les valeurs anglo-saxonnes, il y a job.

    Nous sommes déjà passés de l'époque du métier à celui de l'emploi, ce qui, pour beaucoup, signifie un rabais qualitatif du travail et pour la plupart une disponibilité, une flexibilité, une employabilité dont le nouvel esprit du capitalisme (comme l'ont si bien décrit Boltanski et Chiapello) voudrait nous faire croire qu'elles sont une chance, alors qu'elles sont les révélateurs d'une incertitude chronique et stratégique (du point de vue des dirigeants). Et ce n'est pas la dernière loi socialo-libérale sur la "sécurisation de l'emploi" (justement) qui va arranger la situation. Le désastre est tellement flagrant et la complicité des gouvernants de progrès tellement évidente qu'on se doit de rappeler tout ce qu'un Jean-Claude Michéa dénonce d'une gauche qui fait pire, d'une certaine manière, que la droite.

    Mais revenons à notre job.

    Pour les gens de ma génération, l'usage de ce mot était circonscrite : il renvoyait quasi exclusivement à cette période estivale pendant laquelle on cherchait un boulot pour financer ses études ou partir en septembre avant que la fac ne reprenne son train-train en octobre. Le job avait par excellence cette connotation joyeuse parce que temporaire d'un travail qui ne pouvait pas nous définir, par lequel nous étions concernés pour autant que le plaisir ou l'indépendance relative était au bout. Jusqu'à un certain point (je pense à ceux qui faisaient des colonies), le job servait à vous fabriquer des souvenirs.

    Avec le temps, le job s'est installé dans le quotidien, dans la continuité annuelle d'une société en crise, dans la perpétuation des incertitudes sociales et économiques. Ce qui tenait du furtif et du sommaire sans crispation s'est transformé en une recherche répétitive et flottante pour échapper la misère et à la précarité. Le job d'été n'est plus, ou si peu. À la place : trouver un job. Un job à l'année, s'entend, selon des contrats précaires, des renouvellements aléatoires, et des conditions défavorables. Par le biais de toutes ses connotations, le mot job a signifié que le monde du travail français avait changé, que les heures de gloire de l'ouvrier et de l'employé lambda, dans ses revendications de reconnaissance légitimes, étaient passées.

    Le job, c'est le managériat à l'américaine. C'est le triomphe symbolique de MacDo. C'est l'effacement de toute valeur humaine au profit de la comptabilité. Xavier ou Paul a trouvé un job : autant dire que ce sont des années de CDD et, même en cas de CDI, une plongée à la minute en cas de baisse d'activité. Le job cadre bien avec l'éternel jeunisme ambiant. Il va de pair avec le discours stratégique qui demande à ce que de votre énergie vous fassiez un plus pour l'entreprise. Et de presser le citron avant de le jeter.

    Il a fallu attendre le tournant des années 2000 et même un peu au delà pour le mot franchisse une étape supplémentaire, celle de l'univers politique. L'an passé, Copé l'ectoplasme disait que pendant la campagne il avait fait le job (a minima semble-t-il). Ce jour, Valls je-n'aime-que-moi déclare qu' "il y a un président de la République François Hollande qui je l'espère est là pour longtemps. Il y a aussi un Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, qui fait bien son job." Laissons de côté ce que le propos porte d'implicite et d'ambition. Retenons simplement que la politique est un job, que la direction politique est un job, que l'orientation d'une nation est un job.

    Faire le job... Il ne s'agit plus d'un travail. Cela n'équivaut pas à faire son travail. L'idée est tout autre. C'est le triomphe de la logique d'entreprise. Le job est indissociable du business. Il n'est pas étonnant que des personnalités aussi peu politiques que Copé ou Valls (mais les autres ne le sont pas plus) usent d'un tel vocabulaire. Le repli du politique sur les critères de l'économique, de la finance et des cadres comptables ne peut qu'aboutir à ce dépérissement. Ayrault fait (bien) son job ; il ne mène pas une politique. Et pour cause : il faudrait qu'il en ait une, qu'il ait le droit d'en avoir une, qu'il ait la volonté d'en affirmer une. Mais rien de tout cela ne peut désormais advenir.

    Reste le job. C'est-à-dire la posture et l'instrumentalisation à peine cachées maintenant de la classe politique qui occupe la place ou le poste, en sicaire obéissant de la finance (l'ennemi par principe, comme dirait l'homme normal...). Pour le job, la compétence est moins importante que la stratégie, la valeur moins porteuse que le symbole (sans quoi Ayrault ne l'aurait pas décroché, le job). 

    Dans le job, les ordre viennent d'ailleurs, la pression est extérieure, la raison invisible et le souci commun une petite brume qui se dissipe.

    Et après faire le job, que nous reste-t-il à attendre (façon de parler évidemment, puisque nous n'attendons rien, en soi) ? Do the job. Une version anglaise intégrale ou le statu quo. Belle perspecive d'un langage politique niché entre l'euphémisme (le mot rigueur n'a pas de raison d'être) et le sabir minimum d'une mondialisation asséchante et destructrice.