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Je est un autre...

Elle a vingt-cinq, vingt-huit ans tout au plus. Elle a au moins un master. C'est dire... Et elle se penche vers une collègue, l'air émerveillé.

-Ton ordinateur dit je.

Je suppose qu'on a formaté la machine pour que sur l'écran apparaisse "Je suis prêt", "je suis en veille", etc. L'important, le tragique devrais-je dire, tient dans sa candeur niaise. Elle prend pour argent comptant ce qui n'est qu'une fausse monnaie. Elle croit à l'effectivité du signe. Non pas comme révélation d'un sens mais comme signe. L'appareil dit "je", comme elle. Et dans son étonnement, elle confond programmation et réflexion, installation (puisqu'on installe des programmes, des logiciels ou des applications) et compréhension. Elle confond l'homme et la machine. Elle donne à cette dernière un semblant d'humanité. 

Ce n'est donc plus l'âme qui prime mais la capacité. Le décor sur lequel le "je" apparaît ne compte pas. Tout se place sur le même plan. Elle a totalement intégré la confusion des êtres, des genres, des matières, des voix, des apparences. Je ne serais pas étonné qu'elle donne un petit nom à son portable, qu'il soit le doudou sophistiqué d'une jamais-vraiment-adulte. À ce point, en s'illusionnant d'un miroir creux et binaire, elle réduit l'usage du "je" à une pure technicité linguistique. Cela ne manquera pas d'intriguer, pour une génération qui ne jure que par son nombril. À moins qu'il ne faille comprendre le pire : son "je" venant à manquer, à n'être plus qu'une forme vide et sans fond, habitué qu'il est à ne pas finir ses phrases, à parler en abrégé, à se déterminer par une langue commune, pauvre, lâche, elle s'étonne de tout, ne pouvant s'émerveiller de rien.

Dans cette course vers le chaos, il ne serait pas surprenant qu'un jour ce soit la machine qui s'étonne en la regardant, de son œil-caméra imperturbable :

-Elle dit encore "je".

Et les circuits intégrés et autres puces miniaturisées de rire... Oui, de rire...

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