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idéologie

  • Liquidation

    Régis Debray, de mauvais garnement révolutionnaire, est devenu procureur acerbe des temps contemporains. Sensible à la religiosité du monde (ce que des idiots positivistes appelleront des bondieuseries...) et soucieux de ne pas voir l'histoire et la culture de l'Occident s'effondrer sous les coups de boutoir d'une hyper-modernité prométhéenne, il s'effraie de ce devenir radieux où la communication, entre autres, a valeur de sésame dans une société pour laquelle le fond doit disparaître pour n'être plus qu'un jeu de forme(s) (1). Et le philosophe de rappeler un distingo essentiel entre la communication et la transmission :

    "L'idée qu'on peut assurer une transmission (culturelle) avec des moyens (techniques) de communication constitue une des illusions les plus typiques de la "société de communication", propre à une modernité de mieux en mieux armée pour la conquête de l'espace, et qui l'est de moins en moins pour la maîtrise du temps (restant à savoir si une époque peut à la fois domestiquer l'un et l'autre, ou si toutes les cultures ne sont pas vouées à préférer l'une ou l'autre). .Laissant de côté cette question philosophique, on se contentera d'observer les raisons objectives de l'actuelle ivresse de communication, dont la gueule de bois occupera sans doute le siècle qui s'ouvre. Que ce soit pour en dénoncer les mystifications ou en exalter les potentialités, négative ou laudative, notre superstition du communiquant dérive vers l'explosion informative. Notre parc de machines nous fascine, notre gamme d'institutions nous ennuie, notamment parce que le premier se renouvelle à toute allure, et que la seconde se reproduit peu ou prou à l'identique. Pour franchir l'espace, un engin suffit. Pour franchir le temps, il faut un mobile, plus un moteur, ou encore une machine matérielle ou formelle (comme l'écriture alphabétique), plus une institution sociale (l'école, par exemple, vecteur de la culture livresque, voire, bientôt, son ultime abri). Les industries à renouvellement rapide de la communication gagnant de vitesse les institutions à rythme lent de la transmission, la nouvelle géographie des réseaux focalise l'attention, reléguant au second plan les chaînons devenus plus ténus et précaires de la continuité créatrice. Les mass-médias de l'ubiquité (la mondialisation) déclassent les médiums peu ou prou essouflés de l'historicité. Les premiers ont redistribué les rapports entre l'ici et l'ailleurs de façon beaucoup plus sensible et ostensible que les rapports l'avant et l'après. D'où le privilège spontanément accordé par l'esprit public aux moyens de domestication de l'espace sur les moyens de domestication du temps. On l'a mainte fois relevé : notre territoire s'élargit, notre calendrier se rétrécit ; l'horizon optique recule, la profondeur de temps s'estompe ; et on navigue sur le Web plus facilement que dans la chronologie. En d'autres termes, au moment où la Terre entière peut suivre simultanément le Mondial de foot à la télé (la synchronie), Racine ou La Passion du Christ deviennent lettre morte pour les écoliers de France (la diachronie). (2)

    La distinction que propose Debray est précieuse parce qu'elle dépasse la classique opposition entre tradition et modernité, laquelle supposait que la seconde se donne comme une redéfinition de la première, ce qui l'incluait de fait dans le processus de création et de pensée. On ajustait, on approfondissait, on réfutait, on contournait. Le combat, inscrit sur l'échelle du temps, n'effaçait pas ce qui précédait mais le "moderne" déniait au "conservateur" la précellence de ses vues et de ses idées, tout en les intégrant dans son propre processus intellectuel. Il était contre, c'est-à-dire à la fois en opposition et en appui.  Cela supposait de lui une connaissance et une maîtrise de "l'adversité". L'ignorance ne pouvait être la boussole de son expérience. Un exemple simple : Picasso se pense contre/avec Velasquez. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il peint dans la continuité d'un certain classicisme qui l'obsède (3). 

    Avec l'expérimentation de Kandinsky, dont on occulte trop, au passage, le pendant spirituel, et le scandale duchampien, on pénètre dans un autre monde. La toile est blanche (4) ; l'héritage est niée ; les valeurs congédiées. Pire : le discours change de nature. De ce détour par l'histoire et le récit, qui liaient à la peinture, comme source et détournement, il devient sa fin en propre. Il est sa propre justification. Il suffit de lire la logorrhée d'un Soulages ou d'un Boltanski, d'un Klein ou d'un Manzoni, pour mesurer dans quelles profondeurs abyssales nous sommes tombés. Il suffit de considérer les postures de Kossuth, de Fluxus ou de Beuys pour comprendre que la mise en scène de soi à travers l'œuvre est devenue l'obscur dessein de l'artiste. Et que l'on recouvre cela du sceau de l'originalité...

    La magie de Giotto, du Titien, du Caravage, de Velasquez, de Goya, de Manet, de Cézanne tient d'abord en ce qu'ils empruntent la matière qu'ils travaillent. Leur œil porte dans/à travers le jeu autour d'un "sujet" qui les précède. Leur manière apparaît justement parce que le "fond" ne leur appartient pas. Contrairement à ce que dit Nicolas Poussin, Caravage ne détruit pas la peinture. Il en joue tout en la respectant. Peut-on en dire autant de notre contemporanéité ? Faut-il s'en étonner ?

    L'attaque de Debray contre cette illusion technologique, qui renvoie au procès plus général du progrès déjà entamé par un Walter Benjamin par exemple, est pertinente mais elle ne suffit pas. Il n'y a pas d'illusion technologique sans dessein plus profond de la part des hommes qui en font leur art de penser. La substitution d'une réflexion construite, élaborée dans le temps (c'est-à-dire dans la durée et par la prise en compte d'une temporalité excédant la seule existence de l'individu) par la prothèse informatique ne s'explique pas seulement par l'enthousiasme délirant devant les prouesses techniques. Elle est aussi au cœur d'un dessein plus funeste. La coupure temporelle qu'ouvre la répétition incessante de l'instante, du moment présent comme finalité est inséparable d'une autre coupure, spatiale celle-ci, visant à faire des individus (les fameux citoyens de l'ère post-révolutionnaires...) des êtres hors-sol. Le rétrécissement temporel n'a pas exactement comme correspondant un élargissement spatial. Il ne s'agit pas de compenser l'un par l'autre, pour établir un nouvel équilibre. L'entreprise de liquidation qui sous-tend l'idéologie contemporaine est de rendre l'un et l'autre totalement inopérant. Des êtres sans passé et des êtres sans lieu.

    Pour ce faire, il faut une culture qui n'en soit plus une. Tout procède alors en deux temps. Il a d'abord fallu que l'art devienne cette arme (fictive) de l'émancipation face à la tradition et tout le XXe siècle (même si cela avait commencé avant) est un long cheminement vers la mise à mort de la tradition figurative (en peinture), de la composition chromatique (en musique), du style distinguant l'écrit et l'oral (en littérature). Tout devenait possible et les agents de légitimité se trouvaient d'abord dans les acteurs du marché. Ensuite, il a fallu donner à toutes les nouveautés leurs lettres de noblesse au nom d'un égalitarisme démocratique bien compris. De là les comparaisons et les célébrations délirantes, faisant du moindre groupe pop une prolongation de Bach et de Mozart (mais sur un mode plus festif, plus fun, plus populaire, et plus simple...). De là, le moindre barbouilleur et fou de concept en nouveau Vinci... Ce fut le temps d'une confusion culturelle dans laquelle nous baignons joyeusement.

    Mais cela ne pouvait suffire. La technologie en soi n'avait pas tout pouvoir. Alors il y eut/il y a le ressort politique : la destructuration pédagogiste, la dynamisation inter-disciplinaire, le très fameux "apprendre à apprendre", le ludique à tous les étages, le relativisme culturel avec un travail sournois de culpabilisation post-coloniale, la condamnation de l'autorité, et j'en passe. Il fallait pour que tout aille à son terme l'armada politique et la collaboration technocratique d'une élite qui veut vivre dans un "entre-soi" dont elle sortira encore plus confortée, plus riche, plus méprisante. Les derniers délires ministériels sur l'inter-disciplinarité sont à l'image de cet objectif mortifère. "Fais bouger la littérature". N'est-ce pas magnifique ? À défaut de travailler à une pensée construire, critique et autonome, balayons le passé, ridiculisons-le ou, pour le moins, rendons-le acceptable. Ce n'est plus l'individu qui va vers le passé, vers la tradition, qui travaille à sa liberté en se confrontant à une altérité distante, dont la parole et la phrase sont singulières, mais le passé qui doit abandonner sa spécificité pour n'être plus qu'un matériau avec lequel l'individu peut jouer. Pour liquider, il ne faut pas seulement effacer, parce qu'on ne peut pas tout effacer (5). Pour être plus efficace, il suffit de dévoyer, de vider de sa singularité le passé. Il suffit, au nom d'un idéal démocratique abstrait, d'invoquer la grandeur de chacun pour que tout finisse par se valoir. Faire bouger la littérature est un exemple parfait de cette entreprise de décervelage. Non seulement des pédagauchistes y participent avec zèle, animés d'une envie d'intéresser les élèves (6), mais les plus hautes instances, pour des raisons très différentes, y œuvrent tout autant.

    La liquidation de la France n'est pas seulement inscrite dans le projet politique européen et dans la faillite des finances publiques. Elle l'est aussi dans cette lente et machiavélique installation de l'esprit le plus obscur et étroit qui fera du citoyen du XXIe siècle un esclave sans âme, sans feu, ni lieu, et d'une certaine manière, sans tombeau.   

     

                                      

    (1)On comprend de facto ce en quoi le trajet artistique qui nous mène vers l'art abstrait, l'art conceptuel et les balivernes de l'art contemporain n'est, hélas, pas un hasard, mais le fruit d'une décomposition où l'expression esthétique doit se suffire à elle-même et les intentions de l'artiste poser les bornes du "message". Élan grotesque et narcissique, à tout le moins. Kandinsky, en peignant la première toile abstraite, a ouvert la boîte de Pandore. Après lui, se sont engouffrés tous les charlatans de l'idée et du concept, idée et concept qui comptent d'abord comme valeur ajoutée, marge bénéficiaire. Warhol, Kossuth, Beuys, Fluxus, On Kawara, et maintenant Maurizio Catelan ou Jeff Koons ne sont pas seulement des fumistes. Ce sont des monstres qu'une société sans âme a fait prospérer. Il n'y a pas de quoi être fier. 

    (2)Régis Debray, Introduction à la médiologie, PUF, 2000.

    (3)PIcasso est un parangon de cette expérience-limite, avant que l'on ne bascule dans le n'importe quoi. Ce n'est pas un hasard si un esprit comme Jean Clair le célèbre mais fait le procès de l'art contemporain. Autour de PIcasso se définit une limite dont l'enjeu excède la peinture. Le fait que celui-ci n'ait jamais abandonné la figuration n'est pas une affaire d'opportunité ou d'audace (il n'en manquait pas) mais d'éthique. Il peint Guernica comme une fresque aussi nébuleuse que les élucubrations de Bosch ou de Brueghel, ou comme les Jugements derniers d'un Memling ou d'un Jordaens.

    (4)Quelle belle (et désastreuse) symbolique que le Carré blanc sur fond blanc, de Malévitch, peint en 1918. L'artiste peut nous l'habiller de tout un verbiage lyrique du genre : « J’ai troué l’abat-jour bleu des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc (...)" (in Création non-figurative et suprématisme, en 1919). Il ouvre la voix à cette fascinante exploitation (plutôt qu'exploration) du monochrome.

    (5)Pour 1984, on verra plus tard. Mais l'optimisme est de rigueur.

    (6)Ce qui est ridicule. Pascal n'est pas intéressant. Ni Montaigne, ni Bossuet. Ils ne se sont jamais envisagés en auteurs scolaires. Que les radicaux de la tabula rasa aillent jusqu'au bout et les suppriment. Ce sera plus respectueux que de vouloir les rendre sympas, cools ou intéressants....

     

  • Job (substantif)

    Dans la série des anglicismes qui ne devraient servir à rien mais dont l'usage induit une inflexion de l'esprit français vers les valeurs anglo-saxonnes, il y a job.

    Nous sommes déjà passés de l'époque du métier à celui de l'emploi, ce qui, pour beaucoup, signifie un rabais qualitatif du travail et pour la plupart une disponibilité, une flexibilité, une employabilité dont le nouvel esprit du capitalisme (comme l'ont si bien décrit Boltanski et Chiapello) voudrait nous faire croire qu'elles sont une chance, alors qu'elles sont les révélateurs d'une incertitude chronique et stratégique (du point de vue des dirigeants). Et ce n'est pas la dernière loi socialo-libérale sur la "sécurisation de l'emploi" (justement) qui va arranger la situation. Le désastre est tellement flagrant et la complicité des gouvernants de progrès tellement évidente qu'on se doit de rappeler tout ce qu'un Jean-Claude Michéa dénonce d'une gauche qui fait pire, d'une certaine manière, que la droite.

    Mais revenons à notre job.

    Pour les gens de ma génération, l'usage de ce mot était circonscrite : il renvoyait quasi exclusivement à cette période estivale pendant laquelle on cherchait un boulot pour financer ses études ou partir en septembre avant que la fac ne reprenne son train-train en octobre. Le job avait par excellence cette connotation joyeuse parce que temporaire d'un travail qui ne pouvait pas nous définir, par lequel nous étions concernés pour autant que le plaisir ou l'indépendance relative était au bout. Jusqu'à un certain point (je pense à ceux qui faisaient des colonies), le job servait à vous fabriquer des souvenirs.

    Avec le temps, le job s'est installé dans le quotidien, dans la continuité annuelle d'une société en crise, dans la perpétuation des incertitudes sociales et économiques. Ce qui tenait du furtif et du sommaire sans crispation s'est transformé en une recherche répétitive et flottante pour échapper la misère et à la précarité. Le job d'été n'est plus, ou si peu. À la place : trouver un job. Un job à l'année, s'entend, selon des contrats précaires, des renouvellements aléatoires, et des conditions défavorables. Par le biais de toutes ses connotations, le mot job a signifié que le monde du travail français avait changé, que les heures de gloire de l'ouvrier et de l'employé lambda, dans ses revendications de reconnaissance légitimes, étaient passées.

    Le job, c'est le managériat à l'américaine. C'est le triomphe symbolique de MacDo. C'est l'effacement de toute valeur humaine au profit de la comptabilité. Xavier ou Paul a trouvé un job : autant dire que ce sont des années de CDD et, même en cas de CDI, une plongée à la minute en cas de baisse d'activité. Le job cadre bien avec l'éternel jeunisme ambiant. Il va de pair avec le discours stratégique qui demande à ce que de votre énergie vous fassiez un plus pour l'entreprise. Et de presser le citron avant de le jeter.

    Il a fallu attendre le tournant des années 2000 et même un peu au delà pour le mot franchisse une étape supplémentaire, celle de l'univers politique. L'an passé, Copé l'ectoplasme disait que pendant la campagne il avait fait le job (a minima semble-t-il). Ce jour, Valls je-n'aime-que-moi déclare qu' "il y a un président de la République François Hollande qui je l'espère est là pour longtemps. Il y a aussi un Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, qui fait bien son job." Laissons de côté ce que le propos porte d'implicite et d'ambition. Retenons simplement que la politique est un job, que la direction politique est un job, que l'orientation d'une nation est un job.

    Faire le job... Il ne s'agit plus d'un travail. Cela n'équivaut pas à faire son travail. L'idée est tout autre. C'est le triomphe de la logique d'entreprise. Le job est indissociable du business. Il n'est pas étonnant que des personnalités aussi peu politiques que Copé ou Valls (mais les autres ne le sont pas plus) usent d'un tel vocabulaire. Le repli du politique sur les critères de l'économique, de la finance et des cadres comptables ne peut qu'aboutir à ce dépérissement. Ayrault fait (bien) son job ; il ne mène pas une politique. Et pour cause : il faudrait qu'il en ait une, qu'il ait le droit d'en avoir une, qu'il ait la volonté d'en affirmer une. Mais rien de tout cela ne peut désormais advenir.

    Reste le job. C'est-à-dire la posture et l'instrumentalisation à peine cachées maintenant de la classe politique qui occupe la place ou le poste, en sicaire obéissant de la finance (l'ennemi par principe, comme dirait l'homme normal...). Pour le job, la compétence est moins importante que la stratégie, la valeur moins porteuse que le symbole (sans quoi Ayrault ne l'aurait pas décroché, le job). 

    Dans le job, les ordre viennent d'ailleurs, la pression est extérieure, la raison invisible et le souci commun une petite brume qui se dissipe.

    Et après faire le job, que nous reste-t-il à attendre (façon de parler évidemment, puisque nous n'attendons rien, en soi) ? Do the job. Une version anglaise intégrale ou le statu quo. Belle perspecive d'un langage politique niché entre l'euphémisme (le mot rigueur n'a pas de raison d'être) et le sabir minimum d'une mondialisation asséchante et destructrice.

  • Randy Newman, ironique

    Randy Newman est un compositeur peu prolixe. Cinq albums depuis 1979. Seul Donald Fagen (c'est pour un prochain billet) a fait mieux en la matière. Il appartient, ce cher Newman, a une époque qui sent encore la musique faussement easy listening, quand les arrangements et le choix des musiciens signifient encore quelque chose de proprement américain (1). Newman, en fait, ce n'est pas de la pop (concept très anglais) mais une construction qui va de pair avec les espaces urbains informels, les motels, les grosses voitures roulant lentement, des films où on parlerait peu (mais évidemment pas dans le genre intello de Tarkovsky ou Sokourov...) parce que le décor, les constructions sont en soi le mobile du déroulement de la pellicule.

    Ironique, dis-je, le petit père Newman, et pas rien qu'un peu. Prenez ce que vous allez écouter. Le titre est  déjà tout un programme : Short people. S'agit-il des nains ? Admettons. Et d'enchaîner avec délectation. Short people have no reason to live. Bordel ! Que fait la ligue de combat des différences et même qu'il faut plus déconner et se moquer parce que sinon on va vous envoyer les juges et les flics (que par ailleurs on déteste, parce qu'on n'aime pas la répression, c'est bien connu). Il se moque des nains ! Salaud ! Par les armes et vite. 

    Le problème de l'ironie, c'est qu'il faut un minimum d'intelligence et que l'intelligence, depuis que les bonnes sœurs gauchistes (masculin et féminin, pour le coup) ont décrété qu'elle (ils) étaient l'incarnation de la bonne parole, cette intelligence a singulièrement régressé (2). Revenons à Randy Newman qui se moque apparemment des nains. Il est méprisable : il mesure 1m83 ! Voilà qui classe son homme ! Que sa chanson puisse être entendue au second degré, cela échappa à certains. Encore étions-nous en 1977, à un époque où le bucher du politiquement correct n'avait pas été érigé. Que ces short people fussent des gens à courte vue, des  crétins à la vision étriquée, ne frappa pas certains esprits. Soyons raisonnables en diable et cartésiens de surcroît pour se rappeler que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien." (Discours de la méthode, 1637).

    Il y a évidemment un certain snobisme à vouloir glisser dans le même billet Randy Newman et René Descartes, une sorte d'exercice, facile, dans le mariage de la carpe et du lapin. Aucun doute là dessus et donc, inutile de s'agacer (je connais certains lecteurs...), c'est fait pour...

    En attendant, bonne écoute.

     


     


    (1)Sur l'album où paraît Short people, Little Criminals, on trouve les noms de Ry Cooder, Don  Henley ou Jim Keltner. Les amateurs apprécieront.

    (1)Car il n'échappera à personne que le moralisme gauchiste prend des allures de catéchèse, la rhétorique et l'allégorie en moins. De toute manière, les niaiseries ne peuvent guère prétendre aux quatre niveaux de lecture dégagés par Aristote : le littéral,  l'allégorique, le tropologique et l'anagogique. Il y a tromperie sur la marchandise mais il ne faut rien en dire. Ils s'en tiennent au littéral, le seul qu'ils veulent exploiter tant ils méprisent les gens qu'ils disent représenter. Ils appellent populisme ce qui n'est pas eux.

  • Sans idéologie (groupe prépositionnel)

    Le communisme de type stalinien et le nazisme, outre les horreurs dont ils sont directement responsables, nous ont laissé un héritage politique qui a mis à un certain pour éclore mais dont la puissance a en quelque sorte procédé du temps qu'il a pris pour accoucher. Il aurait sans doute été catastrophique que la Révolution russe échouât rapidement dans les premiers revers de la NEP et que Marx pût demeurer un auteur dissociable du goulag. Heureusement Joseph le Géorgien a mise les petits plats dans les grands et la liquidation fut sanglante à souhait. Comme, en plus, il eut le bon goût de s'allier ouvertement avec Hitler (ce qui est, cynisme pour cynisme, un courage qu'on doit lui reconnaître : celui de ne pas avoir fait semblant, comme tant d'autres, Anglais et Américains en tête, lesquels savaient depuis longtemps le sort qu'on réservait aux Juifs, aux Tziganes, sans plus d'émotion), il permit de faire un trait d'union entre les deux horreurs et de faire de Marx, mort en 1883, la statue du Commandeur des désastres sibériens, et cela n'est pas sans conséquence (1).

    Je ne suis pas marxiste. Pas en tout cas sur le modèle crispé et douteux d'un Badiou, par exemple. Mais il me semble que le travail d'effacement qui concerne certaines de ses analyses quant aux antinomies radicales et violentes d'une société en mode libéral est suspect, pour le moins... Les antagonismes qu'il mettait en lumière entre la classe dirigeante et la classe ouvrière (inutile d'entrer dans le détail d'une société qui avait créé suffisamment de strates intermédiaires pour consolider le système) n'ont pas, me semble-t-il, disparu. Mais il est clair que l'histoire du XXe siècle peut aussi se concevoir comme celle d'une lente acceptation de l'ordre libéral sous couvert d'une liturgie du progrès (sur laquelle on reviendra sous peu parce que W. Benjamin a écrit de fort intéressantes choses sur ce point). Tout le monde constatant que sa situation s'améliorait, ou pouvait s'améliorer, ce qui n'est pas tout à fait identique, chacun a déduit que l'humanité allait dans le bon sens (et il y aurait à gloser sur la polysémie de cette expression, parce qu'elle permet de plaquer sur la flèche de l'histoire une morale donnée comme une quasi évidence...).


    L'effondrement du communisme, la chute du Mur de Berlin, le discrédit jeté sur l'analyse marxiste ont pris du temps et cette lenteur a permis que le  libéralisme nouveau visage puisse prendre l'allure de l'évidence et de s'interpréter, dans une hypocrisie qu'il faut dire remarquable, non seulement comme l'inversion radicale de l'interventionnisme étatique, mais aussi comme une idéologie en négatif, celle qui, plutôt que de forcer la nature (et du monde, et des hommes) se ralliait à l'évidence des faits. L'idéologie a ainsi pris la forme du pragmatisme. Pas n'importe quel pragmatisme, bien sûr ! Celui d'une approche comptable et inégalitaire (sur ce plan, on a avec subtilité substitué l'équité à l'égalité...) qui impose aux individus de s'en remettre à une lecture imparable du monde. C'est ainsi que toutes les réformes allant dans le sens du libéralisme radical, depuis plus de vingt ans, ont été faites selon le principe d'un nécessité impérieuse, presque la mort dans l'âme pour ceux qui s'en chargeaient, comme s'il ne pouvait en être autrement. Telle est la teneur du sans idéologie dont on nous rebat les oreilles désormais pour réformer les retraites, le code du travail, le système social et hospitalier, les indemnisations chômage, le système scolaire, la fiscalité des entreprises, etc., etc., etc.. Il faut avoir entendu nos hommes politiques de gauche comme de droite masquer leur soumission aux marchés (la crise des subprimes et les problèmes de la dette en sont des exemples flagrants) derrière le souci d'un traitement efficace (pour qui ?) des difficultés de la société contemporaine pour se convaincre que leur pragmatisme est d'abord un discours contre l'égalité.

    Prétendre que les choix qui ont été faits depuis le déclin soviétique (n'oublions pas que la résistance afghane, dont les talibans, furent largement financés par l'Occident, les Américains qui voyaient là une occasion d'amener les communistes au cimetière...) relève d'une logique de bon sens, d'une gestion quasi domestique des problèmes est une belle escroquerie (et l'on a ressorti avec bonheur que l'économie (2) venait étymologiquement de l'oikos, de la maison, et d'une façon pourtant fort brutale, la gestion domestique est devenue une référence : être responsable, c'est penser en père de famille entreprenant).  Encore fallait-il, pour que l'escroquerie marchât, que l'idéologie, comme mot, fût discréditée et que son identification à la terreur la plus noire fût sûre... Les plus staliniens ne sont pas forcément ceux qu'on croit.

    L'analyse structuraliste aura au moins eu le mérite de poser comme principe que l'absence n'était pas rien, qu'elle pouvait être signifiante, qu'elle prenait place et sens dans un cadre défini. Si l'on accepte ce principe, le sans idéologie est un avatar discursif de l'idéologie. L'évolution des modèles européens en porte la trace. Il y eut dans le milieu des années 90 une majorité de gauche parmi les dirigeants politiques des pays concernés. Cela ne changea pas grand chose (pensons à Blair. et à Jospin...). Et si la prochaine élection présidentielle française a un sens, dans la mesure même où ses deux finalistes présumés (Sarkozy et Hollande) se veulent des pragmatiques, c'est celui d'un choix libéral plus ou moins nuancé (et plutôt moins). Ce n'est plus une opposition droite-gauche mais, selon les anciennes distinctions, un choix droite-droite. Il est certain que l'électeur, à ce titre, peut aller voter sans idéologie. D'ailleurs, depuis le référendum sur la Constitution, on aura compris qu'on ne lui demande plus vraiment son avis...

     

    (1)Il est maintenant de bon ton de railleur le pauvre Karl. Mais on est toujours d'une indulgence nauséabonde avec le père Heiddegger. Il est vrai que pour certains de ses défenseurs, ils ont un passé qui plaide en faveur de leur bêtise radicale.

    (2)L'économie a aujourd'hui, pourrait-on dire, deux sens antagonistes. Dans une visée mondialisée, dans une vision globale et anonymé (comme quand on dit : l'économie française, ou chinoise, ou américaine, va bien) c'est l'expansion à outrance. Pour le quidam, à un niveau microcosmique,  c'est subir l'économie, lui apprendre à faire des économies (non pour qu'il en est réellement mais pour que les coûts de production diminuent à ses dépens).