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richard millet

  • Houellebecq, la faillite

    Les gauchos communautaristes et autres penseurs de Terra Nova, sans parler des humanistes à la petite semaine, n'ont vraiment pas de chance. On ne leur accorde aucun répit. La purulence s'étale et ils ne savent pas comment la stopper. Leur dernière affaire n'est pas de la moindre importance : il s'agit du livre de Houellebecq. Sinistre Houellebecq. Une sorte de Zemmour (1) mais en plus problématique. Il faut entendre l'idiote Nelly Kapriélan, des Inrocks, faire des contorsions de constipée afin de sauver le romancier pour comprendre que le terrain est miné.

    Il est vrai qu'avec Zemmour, l'histoire est plus simple. Outre que l'énergumène ferraille contre tous depuis longtemps, qu'il ne mâche pas ses mots sur les dérives communautaristes et la couardise des politiques, il s'en tient au strict cadre de la réflexion sociale et culturelle. Il argumente, comme on dirait dans les IUFM. À tort ou à raison. Il appartient à une ligne de pensée nationaliste, d'aucuns diront réactionnaires, et son style est celui de la plume polémique, une tradition très française que les imbéciles qui lui crachent  ou veulent ignorer, ou  veulent éteindre, ce qui est terrible, par un terrorisme intellectuel que mon demi-siècle d'existence n'avait encore jamais vu porter à ce point. Dans le fond, Zemmour est un sale con barrésien, voire un maurrassien pour certains (2). On peut vite le cataloguer ainsi et c'est bien aisé : cela permet de promouvoir les bien pensants en cour, d'Askolovitch à Fourrest...

    Mais Houellebecq ? Avant d'y venir, on fera un petit détour par une autre plume française, et non des moindres (3) : Richard Millet. En voilà un qu'on a voulu faire taire. Son livre sur Brejvik n'avait pas grand intérêt mais il a eu le droit aux crocs des chiens de garde, à commencer par la pitoyable Annie Ernaux, dont le style de collégienne et les récits égocentrés sont des plus belles preuves de l'effondrement littéraire hexagonal (4). En fait, et nonobstant le rôle dans lequel il s'est ensuite complu, Richard Millet avait une tare quasi génétique dans son art, et double même : il ne cherchait pas à faire moderne dans le style, et ses plus grandes œuvres renvoyaient à un univers perdu, dépeint sans nostalgie, avec toute la dureté nécessaire, mais aussi avec toute l'épaisseur du temps et des lieux, dans un souci (parce qu'il y avait effectivement souci, pour lui) de garder vivant ce qu'une postmodernité regarde comme ridicule, sale, abject, dépassé. Richard Millet est un anachronisme et il est traité comme tel. Il était donc facile, ou disons : assez cohérent, de le mettre au ban de la littérature, laquelle littérature devenait alors une bureaucratie liberticide et les écrivains qui ont suivi Ernaux des délateurs confus et obscènes...

    Seulement Houellebecq, ce n'est pas cela. Hélas non. Pour se faire une idée de l'écrivain, il faut revenir en 1993, quand il publie Extension du domaine de la lutte. Il est alors inconnu. Une mienne connaissance d'alors me recommande vivement ce petit roman. Le style en est quelconque, presque creux. On s'y ennuierait, d'une certaine manière, si l'on voulait chercher une musique, un phrasé. Rien de tout cela. En revanche, alors que les germanopratins et les nombrilistes de tous poils nous racontent par le menu leur vie d'auto-fiction, Houellebecq tranche dans le vif d'une réalité que l'univers littéraire refuse de voir alors (sinon chez un auteur comme François Bon), de même que les politiques, qui commencent leur belle désynchronisation avec le temps des quidams que nous sommes (5). Houellebecq, lui, cerne le cadre moyen, l'invisible, le banal. Il n'a même pas besoin de descendre dans les sentiers du lumpenprolétariat, à la manière d'un Jack London, pour cerner l'effondrement social, culturel et politique d'un territoire épuisé dans un siècle qui s'enfuit. Il a à peine besoin de romancer ce que sont l'ennui au travail, la récurrence des banalités, la porosité du professionnel dans l'intime. Cette extension du domaine de la lutte se concrétise justement dans ce prolongement infini, dans cette traque perpétuelle de la performance et dans le désordre engendré par l'impossibilité du héros à être entièrement dont la comptabilité privée serait à la hauteur de sa prétention sociale (6). Autant dire que la noirceur du roman est extrême, sans jamais tomber dans la caricature. 

    Ce sont les mêmes méthodes, certains se moqueront en disant que ce sont les mêmes ficelles, qui serviront à la suite de son entreprise romanesque dont le très décapant Plateforme, dans lequel l'auteur exporte, si l'on peut dire, le malaise occidental dans des terres exotiques. Mais peu importe le lieu, au fond, puisqu'il y a le rouleau compresseur d'une uniformisation à la fois déshumanisante, mercantile et épuisante. Dans La Carte et le Territoire, le jeu et les clins d'œil, la dimension un peu perecquienne de la trame n'enlèvent rien à la mélancolie quasi abyssale des existences contemporaines amenées à un point de vulnérabilté à force de s'imaginer dans la toute puissance. 

    Jusqu'alors Houellebecq est donc une sorte d'historiographe de l'occidental fin de siècle, lequel se promène entre narcissisme et effondrement, entre fuite en avant et recherche assez dérisoire de sa volonté d'agir, sur les autres et pour soi. Houellebecq participe donc, bon gré, mal gré, d'une critique du modèle occidental alimenté par ses folies usurpatrices et sa déraison de Prométhée bas de gamme. Quelles que soient ses outrances, il peut entrer dans les cases d'un mouvement contestataire qui ne sent pas la naphtaline du passé, qui ne pleurniche pas sur une ruralité merveilleuse, et autres sornettes que les penseurs de gauche au pouvoir (médiatique) aiment démolir sans nuance. 

    Dès lors, les voilà bien embarrassés devant le dernier opus de l'animal. Pour faire passer la pilule, il est temps de ressortir la filiation avec Huysmans, de peindre un Houellebecq hanté. Il est nécessaire de prendre ses distances.

    Quitte à cracher sur la littérature, à ne pas s'étonner que l'auteur vienne s'expliquer, qu'il assure qu'il n'y a pas de provocation envers les musulmans (7). On sent bien la gêne et la quadrature du cercle derrière : comment faire le procès d'un écrivain sans passer pour des staliniens ? Comment mettre en demeure la fiction de se taire quand la fiction déplaît aux islamo-gauchistes qui, depuis quarante ans, font la pluie et le beau temps, alors même que l'auteur fut, un temps, en odeur de sainteté ? Comment se plier à une demande larvée de censure, d'étouffement et de bannissement, sans que cela passe pour une reprise, à un autre niveau, de l'affaire Zemmour ?

    La vérité est cruelle et les masques tombent. Il s'avère de plus en plus que l'aune de toute discussion politique mais aussi philosophique, ou culturelle, ou littéraire désormais, c'est l'islam. Ce n'est plus un sujet, mais un tabou, et comme tout tabou, c'est lui qui dicte sa loi. Et à ce sinistre jeu-là, Houellebecq finit par être pire que ses opposants. Le livre n'est pas encore sorti qu'il précise qu'il n'y a chez lui aucune provocation, comme le risque était trop grand et qu'il fallait illico presto remiser la littérature au rang des colifichets, des bibelots sans importance. Il n'a de cesse que de s'expliquer, comme si la littérature qu'il offre, comme si la fiction qu'il bâtit, toute cette œuvre n'était qu'une mascarade, un sujet de polémique pour faire vendre. Il s'explique dans les journaux, il va aller aux 20 heures de France 2. Pas encore lu une ligne de son nouvel opus, mais pour ce qui est de la soumission, aucun doute : il est prêt pour 2022.

     

    (1)Il n'aura pas fallu attendre longtemps pour que le parallèle soit fait et c'est un imam de Bordeaux, la ville du si consensuel Juppé, le futur candidat de la gauche en 2017, qui s'y colle. "Le livre de Houellebecq, c'est celui de Zemmour en plus soft". Voilà qui est un jugement d'une grande intelligence. Confondre un roman et un essai, dénigrer le "scénario invraisemblable" du premier, assimiler la trajectoire de l'écrivain et du polémiste, les mettre dans le même sac, c'est de l'amalgame de première grandeur. Il est vrai qu'en matière de liberté d'expression nous avons beaucoup à apprendre des pays musulmans...

    (2)Le détour par Maurras est absurde, parce que la place du religieux pour chacun des deux est à l'opposé. Lire de tels raccourcis en dit long sur la culture journalistique

    (3)Même si ses derniers livres de fiction ont perdu de leur grandeur. Il écrit trop.

    (4)Pire, il y a Angot, sans doute, mais à ce niveau, on touche au sublime, comme aurait dit Marguerite Duras...

    (5)Souvenons-nous : Mitterrand joue les Sphinx, Balladur se prend pour Louis XIV et Chirac dit oui à Maastricht par pur calcul politicien. C'est le triomphe des Attali, Minc et Lévy, quoi qu'ils disent. Le bonheur, quoi...

    (6)Sur ce point, la lecture des ouvrages d'Alain Ehrenberg est éclairante, en particulier Le Culte de la performance, paru en 1991, et  La Fatigue d'être soi, publié en 2000.

    (7)Ce qui n'est pas le moindre des paradoxes puisque le roman raconte l'arrivée au pouvoir d'un musulman par la voie démocratique...

  • La gauche libérale (III) : la langue

     

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    Bossuet, fontaine saint-Sulpice, Paris VIe


    Ainsi en a décidé le gouvernement socialo-libéral : le français n'est plus la langue nationale (et donc unique) de l'enseignement en France. Il y a désormais l'anglais. C'est, paraît-il, une manière de s'ouvrir. S'ouvrir encore. C'est leur formule, à ces fossoyeurs nauséabonds.

    Une telle démarche n'est pas sans conséquences sur les moyen et long termes, nul ne peut en douter, et l'on pourrait s'arrêter sur la question du déclin de notre culture. Je me contenterai d'évoquer un effet immédiat, une forme insidieuse de terrorisme intellectuel dont ces gens-là savent user. À protester devant une décision aussi funeste, on passe illico pour un nationaliste (et le nationaliste n'est plus, désormais, dans la doxa contemporaine que le stade ultime du facho de base...). L'affaire est bien jouée, qui réduit la pensée critique au retranchement muet et/ou à la promiscuité lepéniste, parce qu'alors il ne reste guère de choix : ou se taire, ou feindre de ne pas comprendre l'amalgame. De toutes les manières, dans cette configuration, vous êtes un salaud qui n'aime pas le monde puisque vous ne voulez pas de la langue d'autrui, et que vous vous insurgez.

    Il en va de la gauche libérale comme de l'engeance trotskyste dont elle a nourri sa jeunesse : une haine de l'Histoire nationale et un goût effroyable pour la manipulation.

    Mais brisons-là et plutôt que déverser de notre fiel plus avant, citons Richard Millet, dans Le Sentiment de la langue, qui écrit si justement que «nous ne sommes menacés que de l'intérieur». L'écrivain évoque par fragments le classicisme dont l'enseignement internationalisé de l'OCDE voudrait qu'on s'en débarrassât parce que trop français.

    *

    « Affaire purement française, le classicisme ne fait question qu'en temps de détresse. Qui l'interroge s'inquiète bien plus que d'esthétique ou d'écoles : il y va de la langue -donc de l'identité française »

     

    « La haine du « classicisme » : l'éternel procès fait à la langue par ceux qui, ayant perdu la leur, n'ont de cesse qu'ils ne soient avec elle perdus dans des vertiges et des flamboiements douteux »

    *

    « Un jardin d'acclimatation : telle je comprends la langue. J'entre dans ce jardin, je regarde le ciel, je marche : en moi la langue remuée comme des frondaisons automnales : je deviens, en parlant, homme-jardin, druide et guerrier. En moi la sève de France par la langue sourdant, telle une sueur millénaire. »

  • Richard Millet (II) : Rappel à l'ordre, appel de la horde

     

    Combien étais-je présomptueux en commençant, il y a quelques jours, le billet précédant celui-ci lorsque je disais que l'affaire Millet ferait clapotis dans l'eau et guère plus. Le jeu en valait en fait la chandelle et la Littérature française a cru bon devoir mettre de l'ordre dans son territoire. Et comme dirait une mienne connaissance, elle a envoyé du lourd.

    La Littérature française, par auto-désignation il faut le dire, a confié ses intérêts à deux noms appelés à disparaître. Ce sera donc pour eux l'occasion de demeurer un temps, au titre de participants aux anecdotes de l'histoire littéraire (1). Ci-devant donc, et en première ligne, puisqu'il faut guerroyer : Annie Ernaux, styliste pour classe de lycée (2), Tahar Ben-Jelloun, insignifiant gratte-papier de l'amour étendu à l'universel. Ces deux-là y sont allés pour dire, un peu à la manière d'un instit IIIe république, ou d'une mère la pudeur, ou d'un père fouettard, que désormais l'affaire était grave, que Millet ne pouvait plus sévir indéfiniment sans que mesure soit prise à son encontre. Comme le courage est leur ligne de conduite, ils se sont retournés vers l'instance des lettres, leur sur-moi éditorial, la principauté Gallimard, pour que l'affreux lascar soit chassé du territoire. Il y avait un côté Robespaul 1981 dans une telle revendication (3). Il faut dire que l'un et l'autre de ces grands moralistes ne pouvaient plus supporter d'être avec Millet au comité de lecture de la vénérable institution. Dans le fond, on les comprend. Imaginez : un repas de famille, le père au bout de la table, des mécontents en nombre, et le Judas qui prend sa chaise comme si de rien n'était. C'est terrible, insoutenable, odieux...

    Oui, il faut les comprendre, à mesurer ce qu'ils prennent alors pour une sorte de tache, d'être ainsi confondus avec le fasciste répétitif. Cela fait pourtant bien des années que l'affaire dure, qu'ils connaissent le compère. Tant que les histoires restaient confinées à la sphère étroite des Lettres (le règlement de compte de L'Opprobre, par exemple), ils faisaient semblant. Mais l'ego de Millet réussissant à faire scandale au delà, avec son Éloge littéraire, on change de registre. On ne peut plus faire semblant. On se drape de vertu, de lin blanc et tout le saint-frusquin et la sentence tombe, en deux temps : Millet doit partir, Gallimard doit faire quelque chose. Il aurait été trop leur demander de mettre leurs actes avec leur indignation et de décider unilatéralement qu'ils abandonnaient les planches pourris du navire. Mais il est fort difficile, sans doute, de renoncer, même pour l'étendard de la morale, à une position. Surtout, qu'en l'espèce, ce choix aurait dû se faire il y a déjà longtemps puisque les choix idéologiques de Millet sont très anciens. Mais, ils s'en accommodaient. Sans doute parce que la notoriété de l'auteur honni était suffisamment contenue dans la sphère littéraire pour leur permettre de faire comme si. Chacun a ses petites lâchetés, certainement. Reste que la noblesse revendiquée de la littérature en prend un coup, et à l'endroit de ceux qui veulent en être les pasdaran.

    Mais revenons à l'argumentaire d'Annie Ernaux qui vaut des points, parce qu'il use de toutes les ficelles d'une rhétorique facile.

    Le titre est déjà tout un poème. « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature ». Rien de moins. Allons vite : « fasciste », évidemment, comme un point Godwin de la doxa. Fasciste, c'est l'adjectif qui permet tout, une sorte de générique de la morale. Après cela, on se tait. Le déshonneur de la littérature, ensuite. Outre que elle offre à Millet ce qu'il attend, d'être l'alpha et l'oméga de la pensée française, la formule affaiblit singulièrement la puissance de la littérature, qu'une quinzaine de pages met à mal. Elle établit surtout une équivalence de l'écriture littéraire à une position morale soumise à l'approbation de tous, à un critère obscur qui rendrait donc impossible toute polémique, tout pamphlet, toute diatribe, à partir du moment où ces genres enfreignent le bon goût et la morale. La morale surtout. Et de me dire alors que Discours sur les misères de ce temps de Ronsard doit être de toute urgence retiré de l'histoire littéraire, que Les Déracinés de Barrès doit être détruit séance tenante, qu'il faudrait batailler radicalement contre la réédition probable des brûlots antisémites de Céline (4). Écrire, et bien écrire, ne se décrète pas dans les couloirs de la bienséance. Quand on se place d'emblée sur ce plan et qu'on choisit un titre aussi ronflant, aussi ridicule que celui trouvé par l'homme qu'on veut démolir, il est certain qu'on va droit dans le mur. Ce constat est tellement évident que même Patrick Kéchichian y a trouvé à redire et ramène le problème à des considérations un peu moins grandiloquentes.

    Continuons. Annie Ernaux se situe sur le plan de l'affect. Elle a lu Millet dans un « mélange croissant de colère, de dégoût et d'effroi ». Dans le monde de violence qui est le nôtre, je n'ose imaginer ce que doit être la vie de cette dame, en considération des sauvageries dont l'information nous rend compte quotidiennement. Quelques lignes plus loin, tout s'éclaire : la plume « de Richard Millet s'est bel et bien mise au service du fusil d'assaut d'Anders Breivik, en attisant la haine à l'égard des populations d'origine étrangère ». Rien de moins. Millet est un criminel en puissance. Il n'est pas encore passé à l'acte mais le risque est énorme. On croirait lire du Sarkozy glosant sur la potentialité criminelle des gamins de trois ans. En clair, la paix civile française (voire européenne, voire mondiale) est entre les mains de Millet. C'est, me semble-t-il, lui faire un peu trop d'honneur, surjouer la puissance d'un écrivain dans un monde où la littérature tend à disparaître.

    Mais il est vrai que la logique démonstrative de cette auteur nous échappe. Il est éminemment narcissique. Il se développe autour d'un « moi, je... » sournois et risible. Ainsi avons-nous droit au morceau d'anthologie ci-dessous reproduit in extenso. C'est l'avant-dernier paragraphe de l'attaque.

    « J'écris depuis plus de quarante ans. Pas davantage aujourd'hui qu'hier je ne me sens menacée dans ma vie quotidienne, en grande banlieue parisienne, par l'existence des autres qui n'ont pas ma couleur de peau, ni dans l'usage de ma langue par ceux qui ne sont pas "français de sang", parlent avec un accent, lisent le Coran, mais qui vont dans les écoles où, tout comme moi autrefois, ils apprennent à lire et écrire le français. Et, par-dessus tout, jamais je n'accepterai qu'on lie mon travail d'écrivain à une identité raciale et nationale me définissant contre d'autres et je lutterai contre ceux qui voudraient imposer ce partage de l'humanité. »

    Je serais fort heureux que quelqu'un m'explique le lien intellectuel entre la première phrase et la deuxième, entre l'ancienneté dans les Lettres (5) et sa vie en grande banlieue. Et d'abord, où en banlieue ? Oui, quel lien ? Au delà, de toute manière, on retombe, par un curieux paradoxe, au développement du sentiment. C'est le « I feel » creux au lieu du « I think » des débats d'étudiants anglo-saxons. Chacun son impression et tout se vaut. Annie Ernaux ne se sent pas menacée. Tant mieux. Est-ce une réponse à ceux qui, eux, se sentent menacés ? Est-ce une manière intelligente de répondre à celui qui, ayant vécu une menace étrangère, décide que l'étranger est par essence un danger ? À ce dernier on dira qu'il généralise ; il répondra que son expérience est ainsi et que son propos vaut bien celui qui célèbre le multicuralisme à l'ombre des beaux quartiers et d'une intelligentsia cosmopolite unie par le fric et les espaces réservés... Et comme le substrat du vécu ne suffisait pour être décisif, on aura le droit dans le dernier paragraphe à l'anecdote de la « jeune romancière, qui n'est pas d'origine européenne »... Voilà donc les actes de moralité d'Annie Ernaux : elle n'a jamais eu de mauvaise pensée et elle connaît et aime des gens différents. L'objectif sous-jacent d'une telle démonstration (!!) est simple : supposer qu'outre ses positions intellectuelles, Richard Millet a un vécu inhumain et pourri. Si Annie Ernaux avait lu Millet, elle saurait que celui-ci a une relation à l'Orient fort complexe, que son amour de la Chrétienté orientale n'exclut pas en lui l'attrait pour le monde arabe (dont il maîtrise la langue...). A-t-elle mené l'enquête pour savoir ce que sont les fréquentations, les amitiés du barbare fasciste ? Peut-être au prochain numéro (comme on parle d'un numéro de cirque...).

    Si l'on s'intéresse au contenu plus idéologique du papier, il y a là aussi de quoi rire. Que reproche-t-elle ? Où se loge sa répugnance ? La parole de Millet écœure parce qu'« il faut accepter de lire  ce tableau ahurissant de la littérature contemporaine – française, européenne, américaine –, qui ne serait qu'insignifiance, indigence, niaiserie, "ordure romanesque". Pour faire simple : il pense qu'ajourd'hui on écrit de la merde ! Il trouve cette décadence dans le métissage de la langue. On peut trouver ce point de vue contestable mais il n'est pas nouveau. Dans Le Dernier Écrivain, il écrit  que « citoyen du monde », c'est « formule qui ne veut en fin de compte rien dire ». Il s'inquiète de la disparition de l'Europe et de l'immigration ? Mais il avait écrit dans Le Dernier Écrivain, qu'il se sentait comme « le minoritaire même : blanc, mâle, «Français de souche », catholique, hétérosexuel ». Il déplore violemment la mort de la langue française gangrénée par les langues étrangères ? Mais il avait écrit dans Le Sentiment de la langue, en 1993, : « Ne pas franciser les mots étrangers, c'est accepter la perte du génie de la langue, se résoudre à sa babélisation ou à quelque minimal espéranto anglo-saxon ». Il s'effraie devant la dilution d'une identité nationale ? Mais il avait écrit dans ce même ouvrage : « Tout se passe comme s'il y avait une volonté politique de miner l'identité française au profit d'un improbable métissage ethnico-culturel dont on sait qu'il ne produit que ghettos, clivages, sortes de sous-castes de banlieue ».

    Il n'y a donc rien, ABSOLUMENT RIEN de nouveau sous le soleil pauvre des Lettres françaises et le babillage d'Annie Ernaux est d'abord une escroquerie intellectuelle. Ce que montre d'abord sa tribune, c'est son ignorance du sujet qu'elle attaque. Il n'est pas nécessaire qu'elle la feigne la blessure insupportable, que son papier mondain (si j'ose ce jeu de mots) devienne un impératif : « Je ne ferai pas silence sur cet écrit », « Je ne me laisserai pas non plus intimider par ceux qui brandissent sans arrêt, en un réflexe pavlovien, la liberté d'expression ». Imaginez : elle ne cède pas aux intimidations. Lesquelles ? De quels lieux ? Des troupes littéraires et journalistiques d'extrême-droite ? Espérons qu'elle puisse obtenir sous peu une protection policière. Elle pourra alors écrire un papier intitulé, « Moi, Annie Ernaux, nouvelle Talisma Nasreen... ». Plus sérieusement : je suis fort aise de savoir que la liberté d'expression, comme argument, peut être un réflexe pavlovien. Ou bien cette dame ne sait pas ce que signifie cette expression, ou bien elle suppose que c'est une notion à géométrie variable, une donnée sociale déterminée dans le temps et dans l'espace et qu'il faut en user avec parcimonie et discernement, voire en occulter le droit. C'est exactement ce que pensent les fondamentalistes de tous bords, les fous de tous les Dieux en puissance. Il est toujours plaisant de voir un écrivain caresser la terreur dans le sens du poil.

    Et si Richard Millet, dans un geste très imbécile, met en scène Breivik et fait fausse route dans sa critique du monde comme il va, en faisant de l'actualité immédiate un brûlot, il n'est pas si éloigné, dans l'esprit du scribouillard Salim Bachi qui, à l'incitation du Monde des Livres, s'est fendu d'un Moi, Mohamed Merah... dont la publication n'a pas réveillé les âmes sécuritaires de la pensée littéraire. Peut-être ne fallait-il pas agacer un écrivain qui venait de publier en février Moi, Khaled Kelkal... Il faut croire que le massacreur salafiste de légionnaires et d'enfants juifs dérange moins que l'extrémiste de droite flinguant avec froideur des jeunes socio-démocrates. Sur cet exploit littéraire qui, sur le plan de la morale, puisque c'est le terrain d'Annie Ernaux, méritait bien une réplique, une mise au point, une alerte, rien. Rien du tout. Annie Ernaux a donc l'indignation sélective. Ce n'est pas un reproche, c'est un fait, dont je ne tire aucune conséquence sur le plan de son éthique. Je constate.

    Encore a-t-elle un mérite : elle a écrit ; elle a pris sa plume. Que dire en revanche des suiveurs qui ont apposé leur nom au bas du document, avec une mention d'un ridicule affligeant : « Nous avons lu ce texte d'Annie Ernaux et partageons pleinement son avis ». Tous des écrivains pourtant (6), mais avec le besoin de rappeler qu'ils ont lu (c'est bien...) et qu'ils approuvent : de là le « pleinement » qui nous rappelle combien les adverbes sont terribles (7). Bref, on dirait des pétitionnaires de salle des profs ou d'une administration quelconque signant devant la machine à café. Ce ne serait que pathétique s'il n'y avait pas dans ce geste une procédure nauséabonde de la horde en chasse, de la sécurité morbide du nombre. Au fond, sont-ils mieux que ces obscurantistes qui, pour un oui, pour un non, ont le goût du lynchage. Loin de penser qu'ils soient violents, ils sont simplement lâches. L'agglomérat de leurs ego (ah, monsieur, les écrivains...) pourrait étonner, eux qui sont si soucieux de leur indépendance, mais l'on comprend vite qu'il s'agit d'un réflexe pavlovien de la caste excluant un intrus devenu gêneur et puissant. Ils veillent au grain de leur coterie : la littérature française, ce n'est pas cet énergumène nourri de haine et d'invectives. Non seulement, disent-ils, en filigrane, il n'est pas comme nous mais il n'est pas des nôtres. Il est vrai que ce n'est pas, pour nombre d'entre eux, à les parcourir (quant à les lire, il ne faut pas exagérer...) qu'on risque le frisson, l'étonnement et l'inquiétude (8).

    Mais il est clair qu'il faut bien œuvrer dans ce sens puisque l'archange nobélisé est lui-même convenu qu'il fallait livrer sa parole. L'œcuménique Le Clézio a parlé et l'extrait qui suit suffit, dans son invraisemblance, pour ne pas aller plus loin dans le commentaire :

    « Revenons au bouquin de M. Millet: comment croire à ce qu'il raconte? Il n'existe que pour et par le scandale, et c'est là ce qui doit le rendre insignifiant à nos yeux.

    Sans doute, en France, existe-t-il le syndrome célinien. Si Céline est un génie et un provocateur, est-il suffisant d'être provocateur pour avoir du génie?

    Le scandale, le scepticisme et le goût d'amertume sont des éléments inséparables de la bonne littérature. Cependant, l'auteur qui n'est motivé que par le goût du scandale cède à la pathologie de l'insignifiant. Le pouvoir de séduction de l'ignoble est insidieux, il sécrète une humeur grise et sournoise qui peut conduire certains esprits faibles à l'assassinat. »

     

    C'est paradoxalement un défenseur de Millet qui donne une partie de la solution à cette effervescence. Dans Le Monde du 11 septembre, Pierre Nora écrit ceci :

    « Richard Millet a le droit de penser ce qu'il veut et de l'écrire. Mais il n'a pas le droit, au nom de la solidarité amicale et professionnelle, de nous faire otage de ses opinions, de ses enfantillages, de ses confusions intellectuelles, de sa psychologie  particulière, de ses foucades délirantes. On ne veut pas se désolidariser et on ne veut pas se solidariser. Nous voilà dans un piège. A cause de vous, mon cher Richard. A vous donc de trouver le moyen de nous en sortir, sans hurler que l'on veut votre mort, et avec vous, celle de la littérature et même de l'Occident. »

    Formule magique : « Nous voilà pris au piège ». Tel est sans doute le vrai problème : Millet somme les Lettres françaises de prendre parti, de sortir de son contentement, de se placer dans le jeu intellectuel autrement que comme dans un jeu de chaises musicales. Mais ses représentants brillent d'abord par leur (in)suffisance. La preuve en est administrée par le papier simple, clair, dans la logique d'une pensée historicisée (9). Ces lignes sont signées Bruno Chaouat et c'est à lire ici. Et elles sont d'une autre portée, et autrement épineuses, tant le sentiment anti-américain est un lien fort universel...

     

     

     

    (1)Si toutefois l'histoire littéraire a encore droit de citer dans le monde de la culture contemporaine, ce qui n'est pas gagné. Il suffit de voir comment l'institution scolaire, à commencer par l'Inspection Générale, en a fait une peau de chagrin.

     

    (2)Parce qu'il ne faudrait pas ennuyer l'adolescent inculte (et de plus en plus fier de l'être) avec des phrases interminables. Le non-style, à base de sujet-verbe-complément, est un moyen de pactiser avec lui. De plus, on le sait depuis 68, la langue est faciste...

     

    (3)Allusion à Paul Quilès demandant au lendemain de la victoire de Mitterrand en 1981 que des têtes tombent.

     

    (4)Mais l'on peut aussi faire un grand nettoyage et supprimer de l'horizon Béraud, Jouhandeau, Drieu La Rochelle, Chardonne, Morand, pour s'en tenir aux écrivains du XXe...

     

    (5)Et c'est important, l'ancienneté, quand on a fait sa carrière comme prof au CNED. Alors, dites-nous : grand choix, petit choix ou ancienneté ?

     

    (6)Ou prétendus tels parce que, malgré tout, le mélange Amélie Nothomb, Chloé Delaume ou Camille Laurens avec Antoine Emaz, Jean Rouaud ou Oliver Rohe, c'est un peu too much...

    (7)Le "pleinement" touche-t-il toutes les expériences personnelles d'Annie Ernaux, auquel cas nous découvririons que le parisianisme des lettres est une blague puisque ceux qui comptent vivent tous en banlieue...

     

    (8)Pour nombre d'entre eux, dis-je, parce que certains valent infiniment mieux que de se soumettre à la logorrhée d'Annie Ernaux.

     

    (9)Même si la référence aux années 30 nous semble une erreur conceptuelle.



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  • Richard Millet (I) : exister, que diable !

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    La provocation littéraire et, croit-on, intellectuelle, prend le plus souvent, désormais, la forme du clapotis germanopratin dont la trace n'excède guère la semaine. L'information (ou plutôt son flot) ne supporte pas l'arrêt. Tel est bien le traitement auquel aura été soumis le dernier épisode de la guerre (factice) dans la République des Lettres française. Je veux ici parler du scandale Millet/Breivik (1).

    Ayant tout lu, ou presque, de cet auteur, et observé ce que le Landerneau littéraire en disait, il est, me semble-t-il, assez curieux que l'on ait guère abordé le problème autrement que par l'invective, le diktat et les raccourcis peu audacieux. Tout ce monde manque singulièrment d'ironie dans ses attaques : il n'a pas le talent du délicieux billet de Pascal Adam, c'est clair. Certes, l'ère médiatique conditionne l'accélération des temps de réponse (la fameuse réactivité) mais on pouvait attendre des écrivains (laissons de côté le marais journalistique (2)) une plus grande retenue.

    Richard Millet fait donc scandale par son éloge littéraire de Breivik. Nous reviendrons ultérieurement sur le fond. Pour l'heure, occupons-nous seulement de ce qui permet la promotion du texte, la force institutionnelle de l'auteur et la genèse des plaintes plumitives qui poussent cette fois plus loin que d'habitudes leurs jérémiades. Parce que Millet n'en est pas à son coup d'essai, et c'est justement ce glissement progressif de la parole inacceptable (du point de la doxa) qui importe, que soit possible son existence.

    À ce titre, le parcours de Millet illustre d'une manière assez éclatante les analyses de Bourdieu sur le monde littéraire considéré comme un champ de pouvoirs ouvrant à une reconnaissance et à des droits pour qui acquiert ou bénéficie d'une position spécifique. C'est sur ce plan que Millet est un cas fort significatif. Il aime à rappeler, ces dernières semaines, qu'il est un écrivain, et non des moindres : il serait même une exception, à l'entendre. Ce terme ne manque pas de sel, dans sa bouche (ou sous sa plume) tant cet emprunt (involontaire) à la théorie fumeuse de l'exception culturelle française bricolée par Lang et consorts est maladroit. Il y a là une forme assez puérile d'auto-célébration. Passons... Écrivain, aime-t-il donc revendiquer, et depuis toujours : une œuvre abondante, exigeante, s'inscrivant dans une indéniable continuité. Encore que...

    Commencée en 1983, l'entreprise milletienne fut d'abord confidentielle, jusqu'au tournant de l'année 93. Il publie alors chez P.O.L. Sa littérature explore les affres du malaise artistique, selon des voies qui n'ont guère d'originalité. L'écriture est belle, le propos désabusé, la mélancolie règne. À lire L'Angélus, La Tour d'ivoire ou L'Écrivain Sirieix, on n'explore guère plus qu'un malaise existentiel teinté de romantisme. Dans le même temps, il entreprend une œuvre polémique où l'on retrouve assez clairement cette inquiétude esthétique et morale de l'artiste au prise avec le monde contemporain : ce sont les premières versions du Sentiment de la langue. Millet y développe sa passion pour le classicisme et sa défiance devant le reniement moderniste (ou postmoderniste) pour le sérieux de l'héritage culturel et moral. Ce sont dans ces pages que la francité de l'auteur prenne corps. On pourrait écrire que sa plume est réactionnaire, que son esprit rame à contre-courant d'un mouvement qui veut brasser, mélanger, métisser et, même si ce n'est jamais ouvertement dit, revoir l'histoire et retirer à la pensée française et européenne (l'Europe étant alors conçue comme un territoire blanc, caucasien) non seulement sa prédominance mais son droit à l'originalité.

    Mais il n'est encore pas grand chose, alors, le petit Millet, qu'un prof de banlieue, pas même agrégé (une de ses grandes misères, assurément). Il lui faut la bénédiction des institutions, et il l'obtient en 1993 par le Prix de l'Académie française. C'est à partir de ce moment-là qu'il s'extirpe de la masse des littérateurs, qu'il devient quelqu'un. Et que devenant quelqu'un, il peut se lancer plus gaillardement dans ce que d'aucuns trouvent une intempestive ratiocination nostalgique. Il infléchit le discours, revient vers la terre natale. Viendront donc La Gloire des Pythre, Les Trois Sœurs Piale et plus tard le très beau Ma vie parmi les ombres. Ces romans lui donnent une assise, un poids. Il fait entendre sa musique, fait jouer sa différence, et celui qui était peu entre dans le royaume des lettrés parisiens. Il quitte P.O.L. et son underground confidentiel pour la maison-mère, le fleuron français de la littérature : Gallimard. Non seulement comme écrivain mais aussi comme membre du comité de lecture. Il est intronisé dans le cercle fermé de ceux qui font la littérature (soit : les chefs cuistots de la tambouille éditoriale, où l'on récupère les bonnes recettes des autres, où l'on se façonne des plans marketing terribles qui n'ont plus rien à voir avec l'art, où l'on établit des rentes de notoriété comme d'autres sont éternellement sénateurs).

    Arrivé à ce point de son évolution institutionnelle, le petit Millet peut se déchaîner. À tort ou à raison, le problème n'est pas là. Mais de Lauve le Pur à Eloge littéraire de Breivik, en passant par Le Dernier Écrivain, Désenchantement de la littérature, et L'Opprobre, il multiplie les textes prétendument sulfureux. On sent la jouissance du parvenu, la roucoulade facile du provocateur protégé par son statut. Millet, ce n'est pas, sur ce point, Renaud Camus. Il hérite d'un système dont il peut dire pis que pendre, d'un monde littéraire qu'il conchie à tour de bras tout en œuvrant de l'intérieur (3). Il joue l'homme d'exception, le dernier des Mohicans mais minaude avec Sollers, quand ils se rencontrent pour une discussion compassée propre à ceux qui feignent la lutte quand ils se sont tacitement partagés le territoire (4). On pourrait à l'infini montrer que la gloire virile et résistante de Millet relève essentiellement d'un opportunisme médiatique et d'une prébende littéraire.Parce qu'il est une véritable mine d'or, cet éditeur, qui, cumulant Littel et Jenni, vaut à lui seul des millions de chiffre d'affaires. Et quand on considère, bassement peut-être, ce paramètre, on imagine fort bien que l'homme se soit senti pousser des ailes...

    Il y a en effet une corrélation très claire entre l'inflation de l'invective, le goût de la provocation, la mise en scène de soi (dont La Confession négative n'est pas la moindre des traces) et la reconnaissance du pouvoir qu'il a acquis dans la République des Lettres. C'est en considération de cette situation que le texte sur Breivik est une facilité grotesque, et une grossière escroquerie intellectuelle. Millet a fini par confesser sur i-télé, un soir (5), que ce titre était peut-être mal choisi et qu'à la relecture il y avait matière à modification. Voilà un aveu de taille, mais qu'on ne peut prendre tel quel. Trop facile. Il savait ce qu'il faisait. Il voulait faire ce qu'il faisait. Dès lors, venir s'expliquer (ou non) à la télévision n'est qu'un épisode de plus dans la stratégie de reconnaissance qui est la sienne.

    La soif de distinction (au double sens qu'induit cette détermination bourdieusienne) suppose un travail de longue haleine et l'analyse lucide des niches que l'on peut occuper dans le territoire des lettres. Millet a choisi la réaction, l'intégrisme de la langue, une passion pour le classicisme, là où, clairement, il place le temps magnifique de la Littérature, oubliant alors que la Littérature, alors, n'existait pas mais qu'il n'y avait que les Belles Lettres, erreur d'appréciation historique. Dans la stratégie qui est la sienne, le contenu prévaut moins que la posture, le fond moins que la forme. Sur ce plan, on notera l'affaiblissement progressif de l'écrivain Millet depuis qu'il a atteint les hautes sphères tant désirées. Le Sommeil sur les cendres et La Fiancée libanaise sentent la redite et la simplification. Plutôt que d'asséner à répétition ses sentences apocalyptiques, Millet, l'écrivain, ferait mieux de s'interroger sur ce qu'il a encore à écrire.

    Mais revenons à l'objet du délit, objet du délire pour ses vilipendeurs (sur lesquels nous reviendrons au prochain numéro). Il n'y a rien, dans les quelques pages consacrées à Breivik qui ne puissent être mis en écho de ce que cet auteur a déjà publié. Ceux qui aujourd'hui s'alarment et en appellent à la vertu de la littérature ou n'ont jamais lu Millet, ou vivaient loin des territoires hexagonaux, ou prennent la pose. La question n'est donc pas là. En revanche, le titre et la méthode ne laissent pas de surprendre. Éloge littéraire... Pourquoi Millet invoque-t-il ici la littérature ? Faut-il y voir un clin d'œil malin (?) à l'ouvrage de Thomas de Quincey publié en 1854, De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts ? Millet aurait-il une face d'humour noir cachée ? Breivik peut-il être alors un héros de roman, à défaut, dans son sens le plus étroit, romanesque ? Pourquoi pas... Il reste alors non à en percer le mystère (car de cet homme, en soi, il y a sans doute peu à apprendre) mais à en construire une identité remarquable par laquelle le lecteur pourra, dans un retour de la littérature à la vie, tirer une réflexion sur ce que sont la violence et sa légitimation. Si la littérature a sa place dans l'histoire de Breivik, c'est à condition d'en sortir, paradoxalement, de faire de Breivik une source et non pas une vérité. Or, c'est justement à cela que Millet réduit son entreprise éditoriale (6). Il ne prend pas le temps de la métamorphose du style et de l'exploration du monde et des êtres. Il se présente comme le scribe magistral et efficace (dix-huit pages pas plus : du concentré, vous dis-je...) d'une pensée dont lui seul a réussi à décrypter et synthétiser l'ampleur. Tout le brillant de la démonstration tient en cette capacité à nous épargner les 1500 pages du compendium de l'assassin norvégien. Et c'est à partir de cet exploit que Millet nous donne les clés de la violence d'Oslo : une dilution progressive de la culture européenne, l'abandon programmé d'un passé européen par le biais d'une explication essentiellement ethnique et la réduction de la grandeur européenne à son versant classique, chrétien, et blanc.

    Qu'il y ait aujourd'hui un problème majeur avec l'islam est une évidence, n'en déplaise à ceux qui voient dans ce constat les signes d'une islamophobie tout à fait fantasmatique (7), alors que l'antisémitisme ressurgit sans qu'on s'en inquiète outre mesure. Que Millet s'en alarme, c'est son droit et certaines voix peuvent le conforter : de Michel Tribalat à Gilles Kepel (lequel Kepel a singulièrement revu ses analyses si l'on se souvient de ce qu'il écrivait il y a quinze ans). Qu'il affiche haut et fort son attachement catholique, en quoi est-ce méprisable ? Or, il est clair que dans les milieux dopés à l'ouverture des frontières, du monde et, éventuellement de l'esprit, le catholique est un affreux garnement, un réac, un peine à jouir, un intégriste. Passons... Il a le goût classique : il préfère Saint-Simon aux plaisanteries de Léo Scheer, le cardinal de Retz aux œuvres complètes d'Annie Ernaux. Est-ce un crime qu'il ne se retrouve pas dans la littérature contemporaine ? Qu'il fasse comme bon lui semble. Millet n'est qu'un écrivain de plus dans la tradition littéraire des auteurs en combat avec leur temps, avec la décadence qui rôde, avec le mal qui pullule. On peut ainsi se promener de Saint-Simon à lui en passant par Chateaubriand, de Maistre, Flaubert (celui de la correspondance), Barrès, Péguy, Jouhandeau, Cioran... Ceux qu'Antoine Compagnon nomme un peu facilement parfois les anti-modernes.

    En revanche, quand il assimile, et c'est bien le fil conducteur discret de cet Éloge, l'association de la langue à l'ancienneté territoriale, à cette inscription dans l'espace, à cette généalogie immémoriale (8) c'est plus qu'agaçant. C'est absurde. La littérature est-elle réductible à l'ascendance de celui qui l'accomplit ? Millet sur ce point devrait se souvenir que des auteurs, et non des moindres : Strinberg, Nabokov, Conrad, Tabucchi, Beckett, Pessoa..., ont écrit en deux langues, voire trois, et qu'ils n'en sont pas moins des auteurs du dedans de ces langues. De même, est-il nécessaire d'être du plus profond de la francité pour en prendre une part ? Faut-il réduire la littérature au chant itératif d'une délimitation spatiale ad vitam aeternam ? Faut-il être du lieu pour avoir voix au chapitre ? Peu me chaut la judaïté suisse de Cohen, l'antériorité égyptienne d'Albert Cossery, la naissance caraïbe de Chamoiseau. Ou plutôt : elle m'importe, tant j'y entends, loin de tout exotisme, une partition nouvelle (et en même temps dans la continuité) de la langue française.

    La litanie milletienne du territoire n'est au fond que le revers de la médaille différentialiste. Il n'est pas contre ceux qu'il combat, dans le sens où être contre signifierait être ailleurs, dans une autre alternative : il est face à eux. Pas si loin...

    Son Éloge est un ersatz de polémique, un brouillon de pensée, une redite. Cela fait beaucoup pour si peu de pages.

     

     

     

     

     

    (1)Richard Millet, Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik, Pierre-Guillaume de Roux, 2012

     

    (2) Trois exemples suffisent (mais c'est déjà beaucoup, en fait) : la si inutile Nelly Kaprièlan dans les Inrocks du 29 août (mais on sait ce qu'elle vaut depuis ses éructations contre Renaud Camus) le réduit à un facho. Classique. L'insuffisant Edouard Launet dans le Libération du 7 septembre 2012 (mais c'est Libé...) ressert la soupe bobo de gauche indigné avec une telle légèreté de contenu qu'on se demande si le pauvre Édouard a vraiment lu Millet ou s'il ne s'est pas plutôt aligné à l'aveugle sur une discussion de café du commerce des amis de Stéphane Hessel. Le meilleur arrive avec Rue 89 qui ne trouve pas mieux, via la plume grotesque d'Aurélie Champagne, de nous pondre une lettre putative du sinistre Breivik à son ami Millet, ce qui ne manquera pas de surprendre, sur deux points. Avoir, en deux temps trois mouvements, les moyens de se glisser dans la peau de Breivik suppose ou une compréhension magnétique de l'individu et de son discours, ou un jeu parodique par quoi le méchant enfonce les portes ouvertes de son propre néant (c'est la deuxième solution, évidemment, que choisit la petite Champagne). Dès lors, la singularité de Breivik est passée à la trappe et le massacre norvégien est une histoire de tueur en série de plus. Ensuite, puisque fausse lettre il y a, on glisse donc dans le fictionnel, dans le littéraire, accréditant de facto le titre ridicule de Millet. Un partout, la balle au centre.

     

    (3)Avec un succès certain qui lui garantit l'impunité : Les Bienveillantes de Littell, L'art français de la guerre de Jenni, c'est lui. Voilà des réussites qui sonnent dans la finance, soit, mais quid de la littérature dans tout cela, vu la médiocrité de ces deux romans...

     

    (4)Dans un numéro du Magazine littéraire de décembre 2007.

     

    (5)Pour un écrivain d'exception, ainsi qu'il se définit lui-même, condescendre à répondre à la sottise journalistique estampillée Canal+ est un manque évident de lucidité. Le propre de l'exception, en ces temps de délire médiatisé, semblerait de s'en tenir aux écrits seuls, de les donner à lire pour ce qu'ils sont et de laisser le tout venant se débrouiller avec eux. Venir sur un plateau télé pour justifier ou faire de l'explication de texte est une veulerie pitoyable, à moins qu'elle ne révèle vraiment ce qui agitait Millet depuis longtemps : faire un prime-time.

     

    (6)J'emploie à dessein le mot entreprise, parce qu'il y a bien là manière de faire de peu une machine à fric, dont se félicitera en premier lieu le petit éditeur qui a eu l'audace (fichtre...) de publier une telle somme.

     

    (7)J'en veux pour preuve le délire des gauchistes au moment de l'affaire Merah et les raccourcis immédiats sur les effluves nauséabondes de la campagne électorale. Pendant une journée, ces enragés moralistes firent une battue médiatique pour trouver le coupable dans les rangs de Marine Le Pen. Pas de chance pour eux. Ce genre de comportement est stupide et dangereux. Il ne fait que renforcer le Front National qui se présente alors en victime. La victimisation ne peut pas être un discours politique, parce qu'on privilégie alors le subjectif, l'affectif, le distinctif.

     

    (8)« ...les noms propres, lesquels durent généralement plus longtemps que les corps et que le souvenir » (Le Renard dans le nom, Folio, p,13). De même : « Les mots sont la seule gloire des disparus – et le français la belle langue des morts, comme le latin celle de Dieu » (Ma vie parmi les ombres, Folio, p. 50)




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  • Police politique

     

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    Je n'ai pas pour Renaud Camus une passion littéraire inconsidérée mais dans le paysage désolant et consensuel de la littérature française (entre repenti post-colonial, gender studies dissimulées et avant-garde creuse), il n'est pas non plus, loin s'en faut, l'indigne écrivaillon dont on ferait des pages dithyrambiques pour vendre de la feuille. Ses positions que d'aucuns qualifieront de réactionnaires sont connues depuis longtemps. Il fait partie, avec Richard Millet, de ces écrivains non négligeables qui, devant l'extase cosmopolite, ont décidé depuis longtemps de faire entendre une voix/voie classique.

    Sans doute  est-elle trop hexagonale, trop peu dans l'air du temps. Mais je ne sache pas qu'il faille être à la pointe de la mode pour être un écrivain. Touours est-il que Renaud Camus a commis, et c'est son droit, un texte public dans lequel il défendait Marion Le Pen. On peut, et c'est mon cas (1), ne pas soutenir cet engagement sans pour autant vouer aux gémonies l'écrivain qu'il est. Parce que si l'on introduit le moralisme bourgeois dans l'historique de ce qui fait notre culture, il va falloir sérieusement faire le ménage, vu le nombre d'énergumènes qui la peuplent et qui feraient bondir les Homais de service, lesquels sont fort nombreux à mesure que se répand, à la place de l'instruction, une éducation fade, consensuel et petite-bourgeoise (2).

    Prenons un exemple.

    « Les éditions P.O.L et Fayard ont décidé de ne plus publier Renaud Camus après le soutien de celui-ci à Marine Le Pen (Le Monde, 19 avril). D’aucuns pleurnicheront encore sur une liberté d’expression qui s’amenuise… Or il faudrait rappeler que la liberté d’expression ne concerne pas seulement les auteurs, mais les éditeurs aussi : un éditeur a le droit de s’exprimer contre l’un de ses auteurs, de ne plus désirer publier un facho. »

    Ainsi commence l'argumentaire, si toutefois le mot convient, du billet commis par Nelly Kaprièlan le 4 mai 2012 pour les Inrockuptibles. On appréciera le sophisme de la démarche qui consiste à utiliser la bonne méthode du paradoxe : la liberté tolère que l'on fasse taire les écrivains. Il y a un petit côté Saint-Just chez cette plumitive : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Ce qu'elle n'aime pas, comme à peu près tous les enragés d'un camp ou de l'autre, c'est autrui, un autrui si différent, si problématique qu'elle le juge sectaire et dangereux. Dès lors, il faut le réduire au silence. Et l'on comprend bien que nous sommes, défenseurs (quoique le mot ne convienne pas) potentiels de Renaud Camus, toxiques et que nos objections relèvent de la niaiserie et de la sensiblerie : nous ne nous indignons pas (c'est bon pour Hessel et sa clique : ils se sont accaparé la dignité), nous ne contestons pas, nous pleurnichons. Magnifique rhétorique du mépris et de la suffisance qui passe fort bien, qui est même très tendance, puisqu'elle est de gauche. Encore que cela soit une approximation : il s'agit d'une certaine gauche, celle qui distribue le mone en deux camps. Elle-même et les fascistes, peu ou prou.

    La défense des éditions P.O.L. est pathétique. Outre le fait que Nelly Kaprièlan revendique un droit à faire ce qu'on veut quand on veut, lequel ressort d'une pure logique libérale (mais il est vrai que les artistes et les écrivains ne sont pas protégés par les droits du travail. Ils ne travaillent pas ; ils créent (3)). On prend, on publie, on vire. Pathétique, dis-je, parce que les orientations de Renaud Camus, son amour de la France, sa défiance devant l'idéologie cosmopolite et différentialiste, tout cela ne date pas d'hier et ce n'est pas sa lettre de soutien à Marion Le Pen qui doit tromper son monde. Pour être cohérent, il aurait fallu le dénoncer depuis plus longtemps et en tirer les conséquences les plus élémentaires sur son éditeur : le dénoncer comme un éditeur de fachos, appeler à son boycott.

    Cela fait fi évidemment de l'écriture de Renaud Camus (4). Mais il est vrai qu'il n'est pas très trash, très rock, très hype, Renaud. Pour le moins. Or, c'est ce qui importe à une culture clinquante et forcément moderne comme la promeut la revue. C'est ainsi qu'il y a des sujets qui ne peuvent plus porter, qui ne peuvent plus avoir de sens. La vindicte contre Renaud Camus va bien au-delà de son engagement lepéniste (encore que l'expression soit excessive (5)). Elle recouvre cette distinction définie à l'aube du XXe siècle, quand, sous prétexte des suites de l'affaire Dreyfus, s'opposèrent Barrès et Gide. Derrière cela, des orientations intellectuelles qui s'inscrivent dans l'espace : la campagne, le terroir, la tradition, le passé (ou ce que l'on tient pour tel) d'un côté, de l'autre, la ville, le mouvement, le mélange, le présent et l'avenir.

    À partir de là, il faut choisir son camp. Du moins est-ce le diktat d'une contemporanéité qui n'a qu'un souci, c'est de liquider le passé. Au fond, il n'y a pas loin entre une plumitive des Inrocks et Sarkozy qui trouvait qu'on faisait chier le monde avec La Princesse de Clèves. Et c'est toujours très drôle (un peu affligeant aussi) de voir de tels amis s'étriper ainsi, quand ils ont sur la tradition culturelle la même vision méprisante.

    Le retour de la gauche au pouvoir est donc inauguré par le renvoi de Renaud Camus sur ses terres. Pourquoi pas ? Le plus marquant, dans le papier de Nelly Kaprièlan, est le plaisir à peine dissimulé d'avoir obtenu la peau de celui dont l'intelligence aurait sans doute beaucoup à lui apprendre (mais c'est bien connu : chacun selon ses moyens...). Elle a eu son facho. Elle pourra, plus tard, le soir, à la chandelle, raconter sa guerre, son maquis d'écrivaillon, luttant tant et plus que le félon rendit gorge. Car il en fallait, sachez-le, pour obtenir des têtes telles que la sienne. Son éditeur P.O.L. s'obstinait. Enfin Hollande vint et son élection annoncée coupa le nœud gordien. Et tout fut paisible en ce beau pays de France (6).

     

     

    (1)Autant l'écrire vite : les séides du Politburo sont prompts à faire de vous un fasciste. C'est d'ailleurs ce que détermine chez eux l'aphasie dont ils sont atteints. Le fasciste est l'autre qu'ils ne veulent pas prendre en charge, parce qu'il leur rappelle des souvenirs chinois ou cambodgiens, sans doute...

    (2)Au loisir de chacun d'aller fouiller la biographie de Baudelaire, Flaubert, Chateaubriand, Caravage, Pasolini, Céline, Grass, Henri MIller, Genet, Maïakovski,

    (3)C'est d'ailleurs au nom de cette capacité à la création ex nihilo qu'est célébré Lang, le héraut de la culture de gauche, et que fut, en 1992, attaqué Bourdieu pour avoir démenti de façon magistrale ce credo romantique ridicule, dans Les Règles de l'art. Mais Bourdieu n'était pas très... parisien.

    (4)Comme la remarque incidente sur Richard Millet. Nelly Kaprièlan néglige la beauté classique de la langue et confond en une seule veine, sans doute, le polémiste de L'Opprobre et le prosateur magnifique des Sœurs Piale et de Ma Vie parmi les ombres.

    Il est vrai que cette plumitive ne sait pas écrire : « Quant à Richard Millet, dont nous fûmes peu nombreux à nous ériger contre le racisme de ses livres,... ». Voilà ce qui s'appelle malmener la grammaire...

    (5)On trouvera néanmoins un peu inutile et ridicule ce soutien. À quoi peut-il, en effet, correspondre ? Quel lien profond existe-t-il entre un esthète misanthrope comme Camus et l'idéologie frontiste ? Certains diront : la haine. Soit, mais ce serait un peu court car si la haine était circonscrite à l'extrême-droite, nous aurions quelque espoir de voir le monde s'améliorer...

    (6)La dernière phrase est évidemment à rayer. Trop tradi, trop cul terreux, trop facho...




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  • La violence faite au subjonctif

    Dans son essai Le Sentiment de la langue (1), le si controversé Richard Millet consacre un chapitre au subjonctif pour déplorer sa lente disparition.

    C'est le mode de l'hypothétique, de l'aléatoire, du subjectif et, en quelque sorte, celui du désir : mais quel usage les contemporains font-ils du désir ? Que pèse leur vanité de libérés face la divinité grammairienne ? De là que l'on hésite, que l'on ne sait plus, que l'on penche pour le réducteur indicatif lorsque la construction ne demande pas le subjonctif (et c'est bien là affaire d'amour, parfois difficile : George Sand déjà se plaignait qu'on ne pouvait ni employer ni négliger l'imparfait du subjonctif).

    Son inquiétude est loin de se limiter à de simples perspectives grammaticales. Il soulève un problème plus crucial, de fond (quoiqu'il faille immédiatement préciser que celui-ci prend sens dans la forme elle-même, signifiante). En rappelant que, selon un jeu d'oppositions très structuraliste, ce mode se définit par démarcation de l'indicatif, Millet désigne le balancement réel/virtuel comme une ligne profonde dans la pensée en français (à distinguer bien sûr de la pensée française...). C'est un héritage du latin et l'usage du subjonctif est d'ailleurs plus prégnant en espagnol ou en italien (dans le système hypothétique notamment).

    Veiller doucement à l'extinction de cette forme verbale (puisque les programmes de l'Éducation nationale ne font plus, par exemple, obligation de l'enseignement du subjonctif imparfait) ne relève pas d'un simple désir de simplifier la vie des potaches, lesquels seront toujours heureux d'un allègement orthographique tant il est vrai que sur ce point le désastre s'étend de jour en jour. Ce n'est pas qu'un vernis pour tout unifier (puisqu'ainsi, un verbe comme croire ne troublera plus les âmes : je crois mais il faut que je croie). Derrière tout cela, et sans même que l'on puisse arguer d'une main invisible, d'une quelconque théorie du complot, apparaît une question proprement philosophique.

    Il y a une quinzaine d'années un jeune Américain, qui s'extasiait sur les subtilités de notre grammaire et de nos conjugaisons, m'avait expliqué que sa langue ne se structurait pas de la même manière, et que le subjonctif (nous y voilà) n'avait quasiment plus cours. Or, il rattachait cela à une opposition certes linguistique mais plus encore philosophique : celle qui, pour être schématique, mettait face à face une philosophie analytique, d'inspiration américaine, et une philosophie européenne, plus idéaliste. Lui-même avouait qu'ainsi tranché le débat eût pu sembler caricatural. Mais il rebondissait aussitôt sur les implications économiques, sociologiques et donc politiques. Aux États-Unis, me disait-il, parce qu'il s'agit d'être efficient, d'être concret, le mode privilégié ne peut être que l'indicatif. Tout, dans le fond, se réduit à un rapport posé au réel. Une proposition donnée ne peut, ne doit être qu'avérée ou niée. Les choses sont ou ne sont pas. Il y voyait là, ce garçon de Saint-Louis, la trace d'une tradition protestante ; il avait lu Max Weber. Faire ou ne pas faire. Pouvoir ou pas. Grande devise, dans le fond, d'une pensée portée sur l'action, qui remise Dieu dans tous les lieux de l'intimité et de l'hypocrisie pour mieux tout accepter en affaires.

    Il n'est pas question de réactiver, derrière ce problème du mode subjonctif et d'un alignement linguistique sur le simple principe d'une réalité réduite à sa reconnaissance ou à sa négation, un mythe quelconque du génie de la langue tel que le développèrent par exemple les romantiques allemands, d'en faire pour le dire net une problématique nationaliste. Toute la rhétorique de la Volksgeist m'a toujours semblé douteuse. En revanche, les choix que fait une ère linguistique (laissons de côté la  thématique de la patrie ou du peuple) ne paraissent pas anodins. Ils portent en eux une certaine façon de concilier l'analyse du monde, l'action face au monde et les espaces d'autonomie du sujet face à ce monde. Notre abandon du subjonctif n'est peut-être pas autre chose : le renoncement à l'hypothèse, à la conjecture, à l'incertitude, au doute, au relatif, à l'insaisissable. Loin de moi l'idée que l'usage de ce mode nous ait sauvés d'une quelconque grangrène morale, que nous n'ayons pas été des marchands, des trafiquants, des hommes intéressés, de basses besognes, cupides et vils. Ce n'est pas cela : j'imagine seulement l'appauvrissement d'une monde où tout se fonde sur le caractère opérationnel des actes, des pensées, un vécu en territoire libéral brut, en somme, qui a déjà commencé et promet aux générations à venir la violence et l'épuisement.

    Sans doute est-ce la longueur des phrases classiques, des périodes, des circonvolutions proustiennes qui m'attachent à la désuétude subjonctive... Sans doute aussi une dérive poétique qui me fait rapprocher, ainsi que Millet, subjonctif et subjectif, comme s'il y avait en ce mode un supplément d'humanité que je ne trouve guère dans la littérature contemporaine qui en a chassé les formes les plus drôles (Il eût fallu que vous chantassiez...) pour ne pas passer pour archaïque... On se consolera en se disant que nous sommes des happy few à nous délecter de ces gourmandises un peu voyantes, mais on ne se console pas quand il s'agit d'un enterrement ou d'une commémoration, parce que le plus inquiétant est de voir reléguer au fond du puits ce supplément d'incertitude, laquelle reste, je l'espère, une des essences les plus douces de la vie.

     

    (1)Richard Millet, Le Sentiment de la langue, La Table Ronde, Coll. La Petite Vermillon, 1993.

     

  • Notule 11

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    On sait  à quelle mauvaise image, dans la littérature française, est associée la province. Hors de Paris point de salut et l'insulte du régionalisme est, semble-t-il, une de pires qui soient. Claudel traitait bien Mauriac d'écrivain régionaliste. Pourquoi pas ? C'est bien, pour certains, la tare de Giono ou de Jouhandeau mais l'argument est un peu court. Et ces dernières années des œuvres ayant la province comme cadre (et parfois en héritage pour reprendre une image de Sylviane Coyault) ont été éditées. Richard MIllet et Pierre Bergounioux sont les auteurs les plus connus mais il n'y a pas qu'eux.

     

    1-Pierre Bergounioux, La Mort de Brune, 1997 

     

    2-Pierre Jourde, Pays perdu, 2003 

     

    3-Richard Millet, Ma Vie parmi les ombres, 2003 

     

    4-Mathieu Riboulet, Le Corps des anges, 2005 

     

    5-Emmanuelle Pagano, Les Adolescents troglodytes, 2007

  • Dévoré, dit-elle...

    Oh, oui, je voulais vous dire... Un des livres dont vous parliez un jour, je l'ai lu... Celui de... J'ai adoré, c'est beau, vraiment... Les personnages, tout, tout est bien... Je l'ai dévoré, dit-elle... En moins de trois semaines...

    A-t-il bien entendu ? Six cents pages, trois semaines. Trente pages/jour, week end compris. Dévoré, a-t-elle dit. Faut-il y voir une ironie ? Non, elle a le visage marqué d'un sourire entre bonheur de la révélation et fierté. Une hyperbole ? Au moins n'a-t-elle pas dit que ce roman était sympa... Il se demande comment on peut parler ainsi sans se rendre compte de l'étrangeté du propos. Il faut supposer une vie active, sans cesse en prise sur le monde, et dans laquelle le livre dévoré, elle a dit : dévoré, reste malgré tout périphérique. Une littéraire moderne, en somme, entre réseau social, i-Phone, portable et télévision.

    Il essaie de se souvenir ce qu'étaient sa dévoration, à son âge, la fièvre que lui donnaient certaines œuvres (mais il serait facile de rétorquer : vous, ce n'est pas pareil. Le problème est là : quand on ne se satisfait pas de la moindre lueur dans l'obscurité, on vous renvoie : mais vous, ce n'est pas pareil). Il se tait d'abord. Il sourit, répond enfin : c'est très bien, je suis content. Il s'éloigne en pensant à ces beaux discours officiels sur la jeunesse qui lit. Elle l'a dévoré, dit-elle, mais s'en est tenue à deux ou trois phrases simples. Peut-être par timidité ; il n'y croit guère. Il se souvient de cet ami psychiatre-psychanalyste, bientôt la soixantaine, consterné par l'inculture littéraire de la nouvelle génération médicale. Il parlait d'une société technicienne et regrettait la fin d'un certain humanisme auquel on a substitué le vernis humanitaire. Richard Millet ne fustige pas autre chose. Le phénomène est général. Ce sont des nostalgiques, sans doute. La nostalgie est une maladie, de nos jours, une vilaine maladie dont on ne guérit pas, une tare sociale quasiment. Musset croyait qu'il était «venu trop tard dans un siècle trop vieux». Celui-ci serait-il trop jeune ? Il lui semble surtout résolument consciencieux (mais Flaubert, déjà, avec son Dictionnaire des idées reçues et ses romans pensait-il autre chose ? Alors... )

    Alors, qu'il la laisse dévorer un prochain livre, à la vitesse qui est la sienne, lentement, trop lentement, croit-il. C'est toujours mieux que rien. Mais, à peine rentré chez lui, il tombe, ô providence, sur quelques lignes de Patrick Chamoiseau qui le réconfortent :

    Les livres exhaussent hors d'atteinte du sommeil. Ils secouent l'esprit. Chaque page revêt la suivante d'un charme-emmener-venir. Malgré la brûlure des yeux, l'agonie de la bougie, il fallait lire au moins la dernière page, et puis au moins celle-là, juste celle-là pour finir... ô promesse des pages qui s'introduisent, aléliron des livres qui se relayent !...

     

  • Notule 02

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    1-Un roman d'humour noir autour de trois personnages, Laface, Un-Tantinet et Echalote qui veulent faire de l'argent dans le commerce de la mort : les masques mortuaires, les cérémonies.

    Akiyuki Nosada, Les Embaumeurs (1967, en français 2001)

    2-La Corrèze. Le village de Siom. La lente disparition d'un univers millénaire, loin du misérabilisme et des clichés de la littérature régionaliste, dans une langue excessive débordante comme on en a perdu l'habitude en ces temps minimalistes.

    Richard Millet, La Gloire des Pythre, 1995

    3-Comment naît l'indifférence au monde, comment se creuse l'impensable oubli de soi et des autres. Livre proprement terrifiant dans sa maîtrise stylistique et dans le regard que l'écrivain porte sur l'univers qui l'entoure.

    Georges Perec, L'Homme qui dort, 1967

    4-En leur absence, des enfants prennent possession de la propriété des parents. Ecriture métaphorique et baroque de la réalité chilienne sous Pinochet. Ou comment s'instaure la barbarie...

    José Donoso, Casa de campo (1978, en français 1980)

    5-Fresque sur la décomposition de l'empire austro-hongrois, par le biais d'une famille, les von Trotta, comme un prélude à ce que Roth, qui finira par se suicider, voit dans l'Allemagne où se déploie le nazisme.

    Joseph Roth, La Marche de Radetsky, (1932, en français 1982)