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censure

  • La belle affaire...

    Dans un texte écrit en 1733, une Lettre à un premier commis, lequel commis n'est pas un gratte-papier mais un important de ce qu'on ne peut pas encore appeler le corps des fonctionnaires, Voltaire énumère les raisons majeures qui doivent présider à la suppression de la censure pour les livres. C'est un texte que les voltairiens aiment à citer pour rappeler combien cet écrivain représente une figure éminente de la pensée libre et libérée. Ils y voient un esprit très français, une sorte de spiritualité toute hexagonale qui fonde, en partie, l'idée que les Lumières de ce pays forment le sommet de notre pensée. Référence discutable dont on peut ne pas se réclamer...

    Ce texte, donc, contre la censure. Et parmi les objections, le passage qui suit :

    "Les pensées des hommes sont devenues un objet important de commerce. Les libraires hollandais gagnent un million par an, parce que les Français ont eu de l'esprit. Un roman médiocre est, je le sais bien, parmi les livres, ce qu'est dans le monde un sot qui veut avoir de l'imagination. On s'en moque mais on le souffre. Ce roman fait vivre et l'auteur qui l'a composé, et le libraire qui le débite, et le fondeur, et l'imprimeur, et le papetier, et le relieur, et le colporteur, et le marchand de mauvais vin, à qui tous ceux-là portent leur argent. L'ouvrage amuse encore deux ou trois heures quelques femmes avec lesquelles il faut de la nouveauté en livres, comme en tout le reste. Ainsi, tout méprisable qu'il est, il a produit deux choses importantes : du profit et du plaisir."

    Ce qui frappe aussitôt tient à l'abandon de toute considération proprement littéraire ou, nonobstant l'anachronisme du terme, culturelle. Ici, il est question d'affaires, de revenus, de commerce, d'économie pour le dire en simplifiant. C'est le Voltaire anglais qui transpire dans cette analyse, celui qui voit dans le libéralisme et les lois du commerce un moyen d'émancipation. À voir... Ne s'agit-il pas surtout de brasser de l'argent, de s'intégrer dans une logique de concurrence, de considérer les livres comme une marchandise qui "produit deux choses importantes : du profit et du plaisir". L'ordre n'est pas indifférent, je crois, surtout quand le plaisir  fait écho à ces "deux ou trois heures" pendant lesquelles "l'ouvrage amuse (...) quelques femmes".

    La littérature ainsi conçue n'a plus rien à voir avec les Belles Lettres. Elle n'a pas pour objet d'élever l'esprit mais d'entrer dans le cycle vertueux de la comptabilité et des échanges commerciaux. On est loin alors du commerce des esprits tel qu'on l'envisageait encore au XVIIe siècle et que des âmes nostalgiques évoqueront encore dans les temps suivants. Avec Voltaire, nous sommes pleinement dans l'esprit du XVIIIe, lequel fut moins spirituel (1)  que sinistrement hanté par l'omnipotence de la raison, une raison qui n'avait plus rien à voir avec l'usage que voulait en faire, par exemple, un Descartes, dans l'équilibre qu'elle trouve avec le mystère de la foi. Avec Voltaire, on plonge dans l'ordre d'une rigueur utilitariste et mercantile : sa raison est, quand on y regarde bien, celle qui préside aujourd'hui à la grandeur du marché, à l'intelligence marketing, à la gouvernance indexée sur les équations économiques.

    C'est cette raison-là que l'on nous vend depuis la Révolution et la propagande républicano-maçonnique en a fait une de ses œuvres majeures. Certainement, la libre expression, la fin de la censure sont de bien belles choses. Encore faudrait-il que ces dernières ne soient pas des leurres et que les étais culturels de notre histoire n'aient pas été à ce point minés, si l'on veut bien considérer en ce début de XXIe siècle l'extension phénoménale de la bêtise et de l'ignorance...

     

    (1)Particulièrement en France où l'anti-cléricalisme trouva dans les horreurs révolutionnaires de quoi fonder un discours politique dont le bourgeon funeste est la laïcité actuelle, laquelle se prévaut d'une haine anti-chrétienne délirante et d'une collaboration avec l'islamisme radical.

  • Richard Millet (II) : Rappel à l'ordre, appel de la horde

     

    Combien étais-je présomptueux en commençant, il y a quelques jours, le billet précédant celui-ci lorsque je disais que l'affaire Millet ferait clapotis dans l'eau et guère plus. Le jeu en valait en fait la chandelle et la Littérature française a cru bon devoir mettre de l'ordre dans son territoire. Et comme dirait une mienne connaissance, elle a envoyé du lourd.

    La Littérature française, par auto-désignation il faut le dire, a confié ses intérêts à deux noms appelés à disparaître. Ce sera donc pour eux l'occasion de demeurer un temps, au titre de participants aux anecdotes de l'histoire littéraire (1). Ci-devant donc, et en première ligne, puisqu'il faut guerroyer : Annie Ernaux, styliste pour classe de lycée (2), Tahar Ben-Jelloun, insignifiant gratte-papier de l'amour étendu à l'universel. Ces deux-là y sont allés pour dire, un peu à la manière d'un instit IIIe république, ou d'une mère la pudeur, ou d'un père fouettard, que désormais l'affaire était grave, que Millet ne pouvait plus sévir indéfiniment sans que mesure soit prise à son encontre. Comme le courage est leur ligne de conduite, ils se sont retournés vers l'instance des lettres, leur sur-moi éditorial, la principauté Gallimard, pour que l'affreux lascar soit chassé du territoire. Il y avait un côté Robespaul 1981 dans une telle revendication (3). Il faut dire que l'un et l'autre de ces grands moralistes ne pouvaient plus supporter d'être avec Millet au comité de lecture de la vénérable institution. Dans le fond, on les comprend. Imaginez : un repas de famille, le père au bout de la table, des mécontents en nombre, et le Judas qui prend sa chaise comme si de rien n'était. C'est terrible, insoutenable, odieux...

    Oui, il faut les comprendre, à mesurer ce qu'ils prennent alors pour une sorte de tache, d'être ainsi confondus avec le fasciste répétitif. Cela fait pourtant bien des années que l'affaire dure, qu'ils connaissent le compère. Tant que les histoires restaient confinées à la sphère étroite des Lettres (le règlement de compte de L'Opprobre, par exemple), ils faisaient semblant. Mais l'ego de Millet réussissant à faire scandale au delà, avec son Éloge littéraire, on change de registre. On ne peut plus faire semblant. On se drape de vertu, de lin blanc et tout le saint-frusquin et la sentence tombe, en deux temps : Millet doit partir, Gallimard doit faire quelque chose. Il aurait été trop leur demander de mettre leurs actes avec leur indignation et de décider unilatéralement qu'ils abandonnaient les planches pourris du navire. Mais il est fort difficile, sans doute, de renoncer, même pour l'étendard de la morale, à une position. Surtout, qu'en l'espèce, ce choix aurait dû se faire il y a déjà longtemps puisque les choix idéologiques de Millet sont très anciens. Mais, ils s'en accommodaient. Sans doute parce que la notoriété de l'auteur honni était suffisamment contenue dans la sphère littéraire pour leur permettre de faire comme si. Chacun a ses petites lâchetés, certainement. Reste que la noblesse revendiquée de la littérature en prend un coup, et à l'endroit de ceux qui veulent en être les pasdaran.

    Mais revenons à l'argumentaire d'Annie Ernaux qui vaut des points, parce qu'il use de toutes les ficelles d'une rhétorique facile.

    Le titre est déjà tout un poème. « Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature ». Rien de moins. Allons vite : « fasciste », évidemment, comme un point Godwin de la doxa. Fasciste, c'est l'adjectif qui permet tout, une sorte de générique de la morale. Après cela, on se tait. Le déshonneur de la littérature, ensuite. Outre que elle offre à Millet ce qu'il attend, d'être l'alpha et l'oméga de la pensée française, la formule affaiblit singulièrement la puissance de la littérature, qu'une quinzaine de pages met à mal. Elle établit surtout une équivalence de l'écriture littéraire à une position morale soumise à l'approbation de tous, à un critère obscur qui rendrait donc impossible toute polémique, tout pamphlet, toute diatribe, à partir du moment où ces genres enfreignent le bon goût et la morale. La morale surtout. Et de me dire alors que Discours sur les misères de ce temps de Ronsard doit être de toute urgence retiré de l'histoire littéraire, que Les Déracinés de Barrès doit être détruit séance tenante, qu'il faudrait batailler radicalement contre la réédition probable des brûlots antisémites de Céline (4). Écrire, et bien écrire, ne se décrète pas dans les couloirs de la bienséance. Quand on se place d'emblée sur ce plan et qu'on choisit un titre aussi ronflant, aussi ridicule que celui trouvé par l'homme qu'on veut démolir, il est certain qu'on va droit dans le mur. Ce constat est tellement évident que même Patrick Kéchichian y a trouvé à redire et ramène le problème à des considérations un peu moins grandiloquentes.

    Continuons. Annie Ernaux se situe sur le plan de l'affect. Elle a lu Millet dans un « mélange croissant de colère, de dégoût et d'effroi ». Dans le monde de violence qui est le nôtre, je n'ose imaginer ce que doit être la vie de cette dame, en considération des sauvageries dont l'information nous rend compte quotidiennement. Quelques lignes plus loin, tout s'éclaire : la plume « de Richard Millet s'est bel et bien mise au service du fusil d'assaut d'Anders Breivik, en attisant la haine à l'égard des populations d'origine étrangère ». Rien de moins. Millet est un criminel en puissance. Il n'est pas encore passé à l'acte mais le risque est énorme. On croirait lire du Sarkozy glosant sur la potentialité criminelle des gamins de trois ans. En clair, la paix civile française (voire européenne, voire mondiale) est entre les mains de Millet. C'est, me semble-t-il, lui faire un peu trop d'honneur, surjouer la puissance d'un écrivain dans un monde où la littérature tend à disparaître.

    Mais il est vrai que la logique démonstrative de cette auteur nous échappe. Il est éminemment narcissique. Il se développe autour d'un « moi, je... » sournois et risible. Ainsi avons-nous droit au morceau d'anthologie ci-dessous reproduit in extenso. C'est l'avant-dernier paragraphe de l'attaque.

    « J'écris depuis plus de quarante ans. Pas davantage aujourd'hui qu'hier je ne me sens menacée dans ma vie quotidienne, en grande banlieue parisienne, par l'existence des autres qui n'ont pas ma couleur de peau, ni dans l'usage de ma langue par ceux qui ne sont pas "français de sang", parlent avec un accent, lisent le Coran, mais qui vont dans les écoles où, tout comme moi autrefois, ils apprennent à lire et écrire le français. Et, par-dessus tout, jamais je n'accepterai qu'on lie mon travail d'écrivain à une identité raciale et nationale me définissant contre d'autres et je lutterai contre ceux qui voudraient imposer ce partage de l'humanité. »

    Je serais fort heureux que quelqu'un m'explique le lien intellectuel entre la première phrase et la deuxième, entre l'ancienneté dans les Lettres (5) et sa vie en grande banlieue. Et d'abord, où en banlieue ? Oui, quel lien ? Au delà, de toute manière, on retombe, par un curieux paradoxe, au développement du sentiment. C'est le « I feel » creux au lieu du « I think » des débats d'étudiants anglo-saxons. Chacun son impression et tout se vaut. Annie Ernaux ne se sent pas menacée. Tant mieux. Est-ce une réponse à ceux qui, eux, se sentent menacés ? Est-ce une manière intelligente de répondre à celui qui, ayant vécu une menace étrangère, décide que l'étranger est par essence un danger ? À ce dernier on dira qu'il généralise ; il répondra que son expérience est ainsi et que son propos vaut bien celui qui célèbre le multicuralisme à l'ombre des beaux quartiers et d'une intelligentsia cosmopolite unie par le fric et les espaces réservés... Et comme le substrat du vécu ne suffisait pour être décisif, on aura le droit dans le dernier paragraphe à l'anecdote de la « jeune romancière, qui n'est pas d'origine européenne »... Voilà donc les actes de moralité d'Annie Ernaux : elle n'a jamais eu de mauvaise pensée et elle connaît et aime des gens différents. L'objectif sous-jacent d'une telle démonstration (!!) est simple : supposer qu'outre ses positions intellectuelles, Richard Millet a un vécu inhumain et pourri. Si Annie Ernaux avait lu Millet, elle saurait que celui-ci a une relation à l'Orient fort complexe, que son amour de la Chrétienté orientale n'exclut pas en lui l'attrait pour le monde arabe (dont il maîtrise la langue...). A-t-elle mené l'enquête pour savoir ce que sont les fréquentations, les amitiés du barbare fasciste ? Peut-être au prochain numéro (comme on parle d'un numéro de cirque...).

    Si l'on s'intéresse au contenu plus idéologique du papier, il y a là aussi de quoi rire. Que reproche-t-elle ? Où se loge sa répugnance ? La parole de Millet écœure parce qu'« il faut accepter de lire  ce tableau ahurissant de la littérature contemporaine – française, européenne, américaine –, qui ne serait qu'insignifiance, indigence, niaiserie, "ordure romanesque". Pour faire simple : il pense qu'ajourd'hui on écrit de la merde ! Il trouve cette décadence dans le métissage de la langue. On peut trouver ce point de vue contestable mais il n'est pas nouveau. Dans Le Dernier Écrivain, il écrit  que « citoyen du monde », c'est « formule qui ne veut en fin de compte rien dire ». Il s'inquiète de la disparition de l'Europe et de l'immigration ? Mais il avait écrit dans Le Dernier Écrivain, qu'il se sentait comme « le minoritaire même : blanc, mâle, «Français de souche », catholique, hétérosexuel ». Il déplore violemment la mort de la langue française gangrénée par les langues étrangères ? Mais il avait écrit dans Le Sentiment de la langue, en 1993, : « Ne pas franciser les mots étrangers, c'est accepter la perte du génie de la langue, se résoudre à sa babélisation ou à quelque minimal espéranto anglo-saxon ». Il s'effraie devant la dilution d'une identité nationale ? Mais il avait écrit dans ce même ouvrage : « Tout se passe comme s'il y avait une volonté politique de miner l'identité française au profit d'un improbable métissage ethnico-culturel dont on sait qu'il ne produit que ghettos, clivages, sortes de sous-castes de banlieue ».

    Il n'y a donc rien, ABSOLUMENT RIEN de nouveau sous le soleil pauvre des Lettres françaises et le babillage d'Annie Ernaux est d'abord une escroquerie intellectuelle. Ce que montre d'abord sa tribune, c'est son ignorance du sujet qu'elle attaque. Il n'est pas nécessaire qu'elle la feigne la blessure insupportable, que son papier mondain (si j'ose ce jeu de mots) devienne un impératif : « Je ne ferai pas silence sur cet écrit », « Je ne me laisserai pas non plus intimider par ceux qui brandissent sans arrêt, en un réflexe pavlovien, la liberté d'expression ». Imaginez : elle ne cède pas aux intimidations. Lesquelles ? De quels lieux ? Des troupes littéraires et journalistiques d'extrême-droite ? Espérons qu'elle puisse obtenir sous peu une protection policière. Elle pourra alors écrire un papier intitulé, « Moi, Annie Ernaux, nouvelle Talisma Nasreen... ». Plus sérieusement : je suis fort aise de savoir que la liberté d'expression, comme argument, peut être un réflexe pavlovien. Ou bien cette dame ne sait pas ce que signifie cette expression, ou bien elle suppose que c'est une notion à géométrie variable, une donnée sociale déterminée dans le temps et dans l'espace et qu'il faut en user avec parcimonie et discernement, voire en occulter le droit. C'est exactement ce que pensent les fondamentalistes de tous bords, les fous de tous les Dieux en puissance. Il est toujours plaisant de voir un écrivain caresser la terreur dans le sens du poil.

    Et si Richard Millet, dans un geste très imbécile, met en scène Breivik et fait fausse route dans sa critique du monde comme il va, en faisant de l'actualité immédiate un brûlot, il n'est pas si éloigné, dans l'esprit du scribouillard Salim Bachi qui, à l'incitation du Monde des Livres, s'est fendu d'un Moi, Mohamed Merah... dont la publication n'a pas réveillé les âmes sécuritaires de la pensée littéraire. Peut-être ne fallait-il pas agacer un écrivain qui venait de publier en février Moi, Khaled Kelkal... Il faut croire que le massacreur salafiste de légionnaires et d'enfants juifs dérange moins que l'extrémiste de droite flinguant avec froideur des jeunes socio-démocrates. Sur cet exploit littéraire qui, sur le plan de la morale, puisque c'est le terrain d'Annie Ernaux, méritait bien une réplique, une mise au point, une alerte, rien. Rien du tout. Annie Ernaux a donc l'indignation sélective. Ce n'est pas un reproche, c'est un fait, dont je ne tire aucune conséquence sur le plan de son éthique. Je constate.

    Encore a-t-elle un mérite : elle a écrit ; elle a pris sa plume. Que dire en revanche des suiveurs qui ont apposé leur nom au bas du document, avec une mention d'un ridicule affligeant : « Nous avons lu ce texte d'Annie Ernaux et partageons pleinement son avis ». Tous des écrivains pourtant (6), mais avec le besoin de rappeler qu'ils ont lu (c'est bien...) et qu'ils approuvent : de là le « pleinement » qui nous rappelle combien les adverbes sont terribles (7). Bref, on dirait des pétitionnaires de salle des profs ou d'une administration quelconque signant devant la machine à café. Ce ne serait que pathétique s'il n'y avait pas dans ce geste une procédure nauséabonde de la horde en chasse, de la sécurité morbide du nombre. Au fond, sont-ils mieux que ces obscurantistes qui, pour un oui, pour un non, ont le goût du lynchage. Loin de penser qu'ils soient violents, ils sont simplement lâches. L'agglomérat de leurs ego (ah, monsieur, les écrivains...) pourrait étonner, eux qui sont si soucieux de leur indépendance, mais l'on comprend vite qu'il s'agit d'un réflexe pavlovien de la caste excluant un intrus devenu gêneur et puissant. Ils veillent au grain de leur coterie : la littérature française, ce n'est pas cet énergumène nourri de haine et d'invectives. Non seulement, disent-ils, en filigrane, il n'est pas comme nous mais il n'est pas des nôtres. Il est vrai que ce n'est pas, pour nombre d'entre eux, à les parcourir (quant à les lire, il ne faut pas exagérer...) qu'on risque le frisson, l'étonnement et l'inquiétude (8).

    Mais il est clair qu'il faut bien œuvrer dans ce sens puisque l'archange nobélisé est lui-même convenu qu'il fallait livrer sa parole. L'œcuménique Le Clézio a parlé et l'extrait qui suit suffit, dans son invraisemblance, pour ne pas aller plus loin dans le commentaire :

    « Revenons au bouquin de M. Millet: comment croire à ce qu'il raconte? Il n'existe que pour et par le scandale, et c'est là ce qui doit le rendre insignifiant à nos yeux.

    Sans doute, en France, existe-t-il le syndrome célinien. Si Céline est un génie et un provocateur, est-il suffisant d'être provocateur pour avoir du génie?

    Le scandale, le scepticisme et le goût d'amertume sont des éléments inséparables de la bonne littérature. Cependant, l'auteur qui n'est motivé que par le goût du scandale cède à la pathologie de l'insignifiant. Le pouvoir de séduction de l'ignoble est insidieux, il sécrète une humeur grise et sournoise qui peut conduire certains esprits faibles à l'assassinat. »

     

    C'est paradoxalement un défenseur de Millet qui donne une partie de la solution à cette effervescence. Dans Le Monde du 11 septembre, Pierre Nora écrit ceci :

    « Richard Millet a le droit de penser ce qu'il veut et de l'écrire. Mais il n'a pas le droit, au nom de la solidarité amicale et professionnelle, de nous faire otage de ses opinions, de ses enfantillages, de ses confusions intellectuelles, de sa psychologie  particulière, de ses foucades délirantes. On ne veut pas se désolidariser et on ne veut pas se solidariser. Nous voilà dans un piège. A cause de vous, mon cher Richard. A vous donc de trouver le moyen de nous en sortir, sans hurler que l'on veut votre mort, et avec vous, celle de la littérature et même de l'Occident. »

    Formule magique : « Nous voilà pris au piège ». Tel est sans doute le vrai problème : Millet somme les Lettres françaises de prendre parti, de sortir de son contentement, de se placer dans le jeu intellectuel autrement que comme dans un jeu de chaises musicales. Mais ses représentants brillent d'abord par leur (in)suffisance. La preuve en est administrée par le papier simple, clair, dans la logique d'une pensée historicisée (9). Ces lignes sont signées Bruno Chaouat et c'est à lire ici. Et elles sont d'une autre portée, et autrement épineuses, tant le sentiment anti-américain est un lien fort universel...

     

     

     

    (1)Si toutefois l'histoire littéraire a encore droit de citer dans le monde de la culture contemporaine, ce qui n'est pas gagné. Il suffit de voir comment l'institution scolaire, à commencer par l'Inspection Générale, en a fait une peau de chagrin.

     

    (2)Parce qu'il ne faudrait pas ennuyer l'adolescent inculte (et de plus en plus fier de l'être) avec des phrases interminables. Le non-style, à base de sujet-verbe-complément, est un moyen de pactiser avec lui. De plus, on le sait depuis 68, la langue est faciste...

     

    (3)Allusion à Paul Quilès demandant au lendemain de la victoire de Mitterrand en 1981 que des têtes tombent.

     

    (4)Mais l'on peut aussi faire un grand nettoyage et supprimer de l'horizon Béraud, Jouhandeau, Drieu La Rochelle, Chardonne, Morand, pour s'en tenir aux écrivains du XXe...

     

    (5)Et c'est important, l'ancienneté, quand on a fait sa carrière comme prof au CNED. Alors, dites-nous : grand choix, petit choix ou ancienneté ?

     

    (6)Ou prétendus tels parce que, malgré tout, le mélange Amélie Nothomb, Chloé Delaume ou Camille Laurens avec Antoine Emaz, Jean Rouaud ou Oliver Rohe, c'est un peu too much...

    (7)Le "pleinement" touche-t-il toutes les expériences personnelles d'Annie Ernaux, auquel cas nous découvririons que le parisianisme des lettres est une blague puisque ceux qui comptent vivent tous en banlieue...

     

    (8)Pour nombre d'entre eux, dis-je, parce que certains valent infiniment mieux que de se soumettre à la logorrhée d'Annie Ernaux.

     

    (9)Même si la référence aux années 30 nous semble une erreur conceptuelle.



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  • Police politique

     

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    Je n'ai pas pour Renaud Camus une passion littéraire inconsidérée mais dans le paysage désolant et consensuel de la littérature française (entre repenti post-colonial, gender studies dissimulées et avant-garde creuse), il n'est pas non plus, loin s'en faut, l'indigne écrivaillon dont on ferait des pages dithyrambiques pour vendre de la feuille. Ses positions que d'aucuns qualifieront de réactionnaires sont connues depuis longtemps. Il fait partie, avec Richard Millet, de ces écrivains non négligeables qui, devant l'extase cosmopolite, ont décidé depuis longtemps de faire entendre une voix/voie classique.

    Sans doute  est-elle trop hexagonale, trop peu dans l'air du temps. Mais je ne sache pas qu'il faille être à la pointe de la mode pour être un écrivain. Touours est-il que Renaud Camus a commis, et c'est son droit, un texte public dans lequel il défendait Marion Le Pen. On peut, et c'est mon cas (1), ne pas soutenir cet engagement sans pour autant vouer aux gémonies l'écrivain qu'il est. Parce que si l'on introduit le moralisme bourgeois dans l'historique de ce qui fait notre culture, il va falloir sérieusement faire le ménage, vu le nombre d'énergumènes qui la peuplent et qui feraient bondir les Homais de service, lesquels sont fort nombreux à mesure que se répand, à la place de l'instruction, une éducation fade, consensuel et petite-bourgeoise (2).

    Prenons un exemple.

    « Les éditions P.O.L et Fayard ont décidé de ne plus publier Renaud Camus après le soutien de celui-ci à Marine Le Pen (Le Monde, 19 avril). D’aucuns pleurnicheront encore sur une liberté d’expression qui s’amenuise… Or il faudrait rappeler que la liberté d’expression ne concerne pas seulement les auteurs, mais les éditeurs aussi : un éditeur a le droit de s’exprimer contre l’un de ses auteurs, de ne plus désirer publier un facho. »

    Ainsi commence l'argumentaire, si toutefois le mot convient, du billet commis par Nelly Kaprièlan le 4 mai 2012 pour les Inrockuptibles. On appréciera le sophisme de la démarche qui consiste à utiliser la bonne méthode du paradoxe : la liberté tolère que l'on fasse taire les écrivains. Il y a un petit côté Saint-Just chez cette plumitive : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Ce qu'elle n'aime pas, comme à peu près tous les enragés d'un camp ou de l'autre, c'est autrui, un autrui si différent, si problématique qu'elle le juge sectaire et dangereux. Dès lors, il faut le réduire au silence. Et l'on comprend bien que nous sommes, défenseurs (quoique le mot ne convienne pas) potentiels de Renaud Camus, toxiques et que nos objections relèvent de la niaiserie et de la sensiblerie : nous ne nous indignons pas (c'est bon pour Hessel et sa clique : ils se sont accaparé la dignité), nous ne contestons pas, nous pleurnichons. Magnifique rhétorique du mépris et de la suffisance qui passe fort bien, qui est même très tendance, puisqu'elle est de gauche. Encore que cela soit une approximation : il s'agit d'une certaine gauche, celle qui distribue le mone en deux camps. Elle-même et les fascistes, peu ou prou.

    La défense des éditions P.O.L. est pathétique. Outre le fait que Nelly Kaprièlan revendique un droit à faire ce qu'on veut quand on veut, lequel ressort d'une pure logique libérale (mais il est vrai que les artistes et les écrivains ne sont pas protégés par les droits du travail. Ils ne travaillent pas ; ils créent (3)). On prend, on publie, on vire. Pathétique, dis-je, parce que les orientations de Renaud Camus, son amour de la France, sa défiance devant l'idéologie cosmopolite et différentialiste, tout cela ne date pas d'hier et ce n'est pas sa lettre de soutien à Marion Le Pen qui doit tromper son monde. Pour être cohérent, il aurait fallu le dénoncer depuis plus longtemps et en tirer les conséquences les plus élémentaires sur son éditeur : le dénoncer comme un éditeur de fachos, appeler à son boycott.

    Cela fait fi évidemment de l'écriture de Renaud Camus (4). Mais il est vrai qu'il n'est pas très trash, très rock, très hype, Renaud. Pour le moins. Or, c'est ce qui importe à une culture clinquante et forcément moderne comme la promeut la revue. C'est ainsi qu'il y a des sujets qui ne peuvent plus porter, qui ne peuvent plus avoir de sens. La vindicte contre Renaud Camus va bien au-delà de son engagement lepéniste (encore que l'expression soit excessive (5)). Elle recouvre cette distinction définie à l'aube du XXe siècle, quand, sous prétexte des suites de l'affaire Dreyfus, s'opposèrent Barrès et Gide. Derrière cela, des orientations intellectuelles qui s'inscrivent dans l'espace : la campagne, le terroir, la tradition, le passé (ou ce que l'on tient pour tel) d'un côté, de l'autre, la ville, le mouvement, le mélange, le présent et l'avenir.

    À partir de là, il faut choisir son camp. Du moins est-ce le diktat d'une contemporanéité qui n'a qu'un souci, c'est de liquider le passé. Au fond, il n'y a pas loin entre une plumitive des Inrocks et Sarkozy qui trouvait qu'on faisait chier le monde avec La Princesse de Clèves. Et c'est toujours très drôle (un peu affligeant aussi) de voir de tels amis s'étriper ainsi, quand ils ont sur la tradition culturelle la même vision méprisante.

    Le retour de la gauche au pouvoir est donc inauguré par le renvoi de Renaud Camus sur ses terres. Pourquoi pas ? Le plus marquant, dans le papier de Nelly Kaprièlan, est le plaisir à peine dissimulé d'avoir obtenu la peau de celui dont l'intelligence aurait sans doute beaucoup à lui apprendre (mais c'est bien connu : chacun selon ses moyens...). Elle a eu son facho. Elle pourra, plus tard, le soir, à la chandelle, raconter sa guerre, son maquis d'écrivaillon, luttant tant et plus que le félon rendit gorge. Car il en fallait, sachez-le, pour obtenir des têtes telles que la sienne. Son éditeur P.O.L. s'obstinait. Enfin Hollande vint et son élection annoncée coupa le nœud gordien. Et tout fut paisible en ce beau pays de France (6).

     

     

    (1)Autant l'écrire vite : les séides du Politburo sont prompts à faire de vous un fasciste. C'est d'ailleurs ce que détermine chez eux l'aphasie dont ils sont atteints. Le fasciste est l'autre qu'ils ne veulent pas prendre en charge, parce qu'il leur rappelle des souvenirs chinois ou cambodgiens, sans doute...

    (2)Au loisir de chacun d'aller fouiller la biographie de Baudelaire, Flaubert, Chateaubriand, Caravage, Pasolini, Céline, Grass, Henri MIller, Genet, Maïakovski,

    (3)C'est d'ailleurs au nom de cette capacité à la création ex nihilo qu'est célébré Lang, le héraut de la culture de gauche, et que fut, en 1992, attaqué Bourdieu pour avoir démenti de façon magistrale ce credo romantique ridicule, dans Les Règles de l'art. Mais Bourdieu n'était pas très... parisien.

    (4)Comme la remarque incidente sur Richard Millet. Nelly Kaprièlan néglige la beauté classique de la langue et confond en une seule veine, sans doute, le polémiste de L'Opprobre et le prosateur magnifique des Sœurs Piale et de Ma Vie parmi les ombres.

    Il est vrai que cette plumitive ne sait pas écrire : « Quant à Richard Millet, dont nous fûmes peu nombreux à nous ériger contre le racisme de ses livres,... ». Voilà ce qui s'appelle malmener la grammaire...

    (5)On trouvera néanmoins un peu inutile et ridicule ce soutien. À quoi peut-il, en effet, correspondre ? Quel lien profond existe-t-il entre un esthète misanthrope comme Camus et l'idéologie frontiste ? Certains diront : la haine. Soit, mais ce serait un peu court car si la haine était circonscrite à l'extrême-droite, nous aurions quelque espoir de voir le monde s'améliorer...

    (6)La dernière phrase est évidemment à rayer. Trop tradi, trop cul terreux, trop facho...




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  • Communautarisation du deuil

    L'affaire autour de la célébration de Louis-Ferdinand Céline et l'indignation récompensée de Serge Klarsfeld sont des événements que l'on ne peut pas prendre à la légère. Elles renvoient à une question plus large : celle du rapport que nous entretenons à l'Histoire, que nous devons entretenir avec l'Histoire. Si l'humanité est une, au delà de la fameuse formule « des droits de l'Homme », il faut supposer que nous puissions, chacun d'entre nous, nous saisir de ce qui la concerne et que nul ne puisse se prévaloir d'une souffrance supérieure.

    Le fait de n'être ni juif, ni noir, ni arménien, ni tzigane, etc. m'interdit-il d'être autre chose qu'un individu de second ordre auquel on doit signifier ce qu'il a à penser, à lire, à voir ? De n'avoir pas souffert dans sa chair ou dans sa généalogie d'une quelconque atrocité ferait-il de moi un être réduit au silence et à l'obéissance morale ? Je m'y refuse.

    La sacralisation de la Shoah, de l'esclavage et de tous les génocides du XXe siècle (en attendant ceux qui viendront) est un phénomène sinistre parce qu'elle nous interdit tout à coup de penser l'horreur autrement que par les canaux autorisés d'une pensée édifiante. Sacer signifie séparé. Ce qui est sacré est donc ce qui est à part, et par conséquent intouchable. Dès lors, le problème posé est le suivant : la Shoah appartient-il aux seuls juifs, le 11 septembre aux seuls new yorkais, la traite esclavagiste aux seuls noirs ?

    Ce qui est sacré est l'œuvre de Dieu. À nous d'adhérer ou non à l'hypothèse d'une transcendance. Concernant l'Histoire plus humaine, il faut se préserver de cette tentation, surtout si elle se veut une position rejaillissant sur la collectivité. Lorsque j'écris que Proust est sacré, j'entends bien évidemment que mon emploi soit métaphorique et que, le cas échéant, cette affirmation ne concerne que moi. Je ne l'impose pas. En revanche, lorsque la sacralisation de l'Histoire devient un mode de penser collectif, une manière spécifique d'ériger des hiérarchies sur ce que firent les hommes, on est menacé d'une atomisation de ce partage collectif en vertu (?) d'un droit que va s'arroger tel ou tel de dire le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l'injuste.

    Si l'on accepte de s'en tenir à la seule question de la Shoah, cela revient nolens volens à composer un droit de regard historique en fonction de l'origine (juif ou non-juif). Quand Serge Klarsfeld s'indigne (et c'est son droit le plus absolu. Il ne me vient pas à l'idée de lui contester cette possibilité), il ne le fait pas qu'en son nom : il se réclame de l'association qu'il représente et de la généalogie qui est la sienne. Il se pose non seulement en garant de la mémoire mais en surveillant général d'une construction historique. C'est ainsi que l'on définit une rectitude de la pensée historique et morale. Cette manière de faire nous a valu l'inepte loi Gayssot de 1992 qui fit bondir bien des historiens justement. Le principe qui confond le politique et le document, qui projette l'idéologie du moment (de plus en plus investie d'une dimension émotionnelle dans une société qui concède de plus en plus à l'image) sur la démarche analytique du passé (principe explicatif dont l'objectif n'est pas d'excuser les horreurs du passé mais d'en comprendre le cheminement...), ce principe est funeste et stérilisant. Ainsi, pour revenir précisément à la posture de Serge Klarsfeld, celle-ci hiérarchise le droit à la contestation en déterminant par l'origine du requérant la validité de la dite contestation.

    Quelles conséquences ? La première procède de ce qui vient d'être dit. Toute hiérarchie ainsi constituée par le bénéfice d'une nature quasiment posée comme ontologique (origine, couleur, courant religieux) laisse la porte ouverte à toutes les exclusions intellectuelles et morales en assujettissant le propos à un rapport de force. Il y a donc à craindre que selon le pouvoir en place, selon les puissances de tel ou tel groupe, la censure ou les interdits pourraient prendre des orientations inquiétantes. Sur ce point, l'avenir ne nous garantit pas, quand on observe l'évolution des opinions publiques, de certains désagréments (pour employer un bel euphémisme...). On n'est alors pas loin d'une réécriture de l'Histoire, ou de son occultation partielle. L'intégration de Céline dans des commémorations républicaines était peut-être discutable a priori, mais une fois qu'elle a été décidée, avalisée, que ceux à qui on a demandé de s'en charger ne peuvent être soupçonnées d'une quelconque malhonnêteté intellectuelle (et Henri Godard est un illustre universitaire à qu'il serait honteux de faire un procès), il faut bien comprendre que Céline est partie intégrante de notre Histoire, tout Céline, et que vouloir en faire une lecture sélective est un non-sens et même un danger.

    Voilà la deuxième conséquence. Vouloir contraindre Céline à la seule question littéraire, puisque lui-même choisit aussi d'être un pamphlétaire à l'antisémitisme délirant, serait neutraliser une part de l'œuvre et se priver d'une interrogation plus large sur ce qui constitue l'énigme constitutive des destinées humaines, et notamment le rapport étrange et parfois effrayant qu'entretient l'individu avec le Mal. Or, le destin de cet écrivain n'est pas le moins intéressant sur le sujet. La banalité de ses invectives antisémites, sa logorrhée haineuse mais classique pour l'époque, ses éructations folles sont autant de point à ne pas méconnaître pour essayer de réfléchir sur ce que furent ces heures noires de notre Histoire. Ostraciser non l'écrivain Céline mais la combinaison historique, sociologique et politique qui produisit Céline romancier et pamphlétaire, peintre ahurissant de la guerre, des colonies, du fordisme et viscéral antisémite, c'est vouloir contenir je ne sais quelle image sulfureuse, vouloir conjurer je ne sais quelle angoisse présente (même latente). On ne combat pas la puanteur vichyste et ses possibles résurgences en agitant le chiffon rouge d'un écrivain de l'ampleur de Céline. Il est partie intégrante de la culture française, qu'on le veuille ou non... Laisser croire, parce que derrière tout cela pointe cette ombre, que ce serait là un symptôme d'une idéologie pétainiste qui se redresse, pire : que ce serait un signe fort donné à je ne sais quelle partie de la population, tout cela est ridicule. Car, et il faut le dire clairement pour le déplorer sans détour, l'antisémitisme contemporain n'a pas besoin de Céline pour proliférer, et même dangereusement. En attendant, et il suffit d'avoir lu quelques réactions sur le web pour s'en convaincre, la bonne conscience à contre-temps de Serge Klarsfeld a donné du grain à moudre à ceux qui voient du juif caché dans toutes les misères du monde.

    Dernière conséquence : vouloir abandonner à une communauté quelle qu'elle soit la douleur qui fut sienne, c'est courir le risque de voir l'Histoire se figer, entretenir le mythe contre la réalité, être aveugle du présent et pétrifier les peuples, les nations dans une culpabilité qui empêcherait définitivement aux descendants d'être autre chose que des coupables...

  • Haine de la littérature

     

     

    Fallait-il célébrer Céline ? Nul n'obligeait le gouvernement français à le faire. Cet écrivain n'a d'ailleurs pas besoin des rodomontades de Frédéric Mitterrand et compagnie pour exister. Le problème est d'un autre ordre. Que le ministre de tutelle ne soit pas enquis au préalable de qui serait honoré par  les célébrations nationales, faisant jouer alors son droit politique à la censure, en dit long sur la maîtrise qu'il a sur les affaires dont il a la charge. Il ne l'a pas fait en conséquence de quoi l'émotion d'un seul a suffi pour qu'il déjuge de facto ceux à qui il avait donné quitus. Il a donc, en tant que garant de la culture française, donné droit à quiconque d'invoquer son droit à la mémoire, aussi sélectif soit-il. il a ainsi relégué, sans qu'il y ait eu un impératif absolu, Céline, et avec lui, ce qu'il est convenu d'appeler notre histoire littéraire, à un silence terrible dont on ne sait jusqu'où il pourra désormais s'étendre. Il a, dit-il, pris sa décision "après mûre réflexion, et non sous le coup de l'émotion". Nous n'avons pas à estimer sa capacité à ne pas céder aux élans de son cœur, mais quant à la maturité de sa réflexion, l'accélération des événements nous incline à penser qu'il s'agit, dans la formulation, d'un bel exemple de dénégation. Qu'à cela ne tienne, il vient de donner des gages à ceux qui n'ont pour seul objectif que d'assigner la littérature à une variable économique (une question d'édition) dont le contenu devra être neutralisé, sans quoi les fourches caudines de la bien-pensance veilleront à ce que l'ordre règne.

    Traiter Céline comme le fait Serge Klarsfeld de "plus antisémite de tous les Français de l'époque" est proprement consternant. Ses brûlots, aussi abjects soient-ils, ne sont, dans les faits, rien à côté des vraies politiques de collaboration menées dans ce pays entre 1939 et 1945, politiques auxquelles participèrent bien des hommes qui firent carrière sous les IVe et Ve Républiques. Je ne sache pas qu'alors Serge Klarsfeld se soit fendu d'une position si intransigeante qu'elle lui aurait rendu fort difficile de côtoyer les pouvoirs en place. Il y a, c'est à parier, des mains qu'il a dû serrer qui n'étaient pas si propres. Rappelons que c'est Jacques Chirac qui assuma pleinement la continuité vichyste de notre histoire, lui, le gaulliste, qui rompit avec la mythologie gaullo-communiste d'un pays peuplé de résistants. Jusqu'à lui, on fit semblant, on refusa politiquement le regard lucide sur le passé, à commencer par François Mitterrand.

    Alors, Céline. Il est la proie facile. Non qu'il faille le sauver de quoi que ce soit et prendre sa défense à tout prix. Mais, simplement penser qu'il est plus facile de cibler un écrivain qu'un marchand d'armes, ou un politique, ou un financier, oui, tous ces mondes douteux dans lesquels le plus souvent l'histoire, le passé, la dignité n'ont pas voix au chapitre, parce que les affaires sont les affaires, et que le principal, pour que tout fonctionne, est de trouver de petits arrangements entre amis. À cela, le vociférant antisémite qu'était Céline s'y refusa. Ce ne sont pas ses brûlots qui décidèrent les Français à dénoncer les juifs. Ceux-ci n'avaient pas besoin d'un écrivain pour le faire. Congédier Céline de notre histoire est non seulement une bêtise littéraire, esthétique mais aussi une sorte de d'aberration intellectuelle tendant paradoxalement à disculper l'antisémitisme commun qui sévit durant la période où il écrivit.

    Alors, Céline... Derrière cette envie larvée de le faire disparaître, c'est bien la haine de la littérature qui se joue. Comme on peut aussi la retrouver dans une autre affaire qui agite aujourd'hui les États-Unis : la nouvelle version des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain dans laquelle le mot "nigger" est remplacé par un terme plus politiquement correct. L'homme à l'origine de cette entreprise se justifie ainsi : "faire en sorte que le livre trouve une audience plus large". Argument pourri entre tous.

    Nous y voilà : faire de nous des abrutis auxquels on offre une littérature aseptisée, contrôlée, propre. Le seul droit à la coupure littéraire que je reconnaisse est celui que prend le lecteur en ne voulant, pourquoi pas ?, garder de telle ou telle œuvre que les passages qui lui plaisent. Seul lui, dans sa liberté absolue qui est la sienne d'affronter un texte, peut se prévaloir d'une attitude aussi irrespectueuse. Tout simplement parce qu'étymologiquement lire (legere), c'est choisir, et tout ce qui entrave cette liberté, directement ou indirectement, par la censure ou la pression d'un moralisme obscur, n'est que haine de la littérature.

  • Notule 08

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    Ecrire sur le sexe, c'est d'abord écrire, ce qui n'est pas une mince affaire. Ce n'est pas donné à tout le monde. Il est d'ailleurs remarquable que ceux qui savent le faire ont eu bien des problèmes avec la morale et la loi


    1-Guillaume Apollinaire, Les onze mille verges (1907, publié sous les initiales G. A.)


    2-Georges Bataille, Histoire de l'œil (1928, publié d'abord sous le pseudonyme de Lord Hauch)


    3-Nicolas Genka, L'Epi monstre (1962, fin de l'interdiction de publication 1999)


    4-Louis Calaferte, Septentrion (1963, d'abord publié "hors commerce", avant une réédition en 1993)


    5-André Hardellet, Lourdes, lentes... (1969, publié d'abord anonynement)