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serge klarsfeld

  • Communautarisation du deuil

    L'affaire autour de la célébration de Louis-Ferdinand Céline et l'indignation récompensée de Serge Klarsfeld sont des événements que l'on ne peut pas prendre à la légère. Elles renvoient à une question plus large : celle du rapport que nous entretenons à l'Histoire, que nous devons entretenir avec l'Histoire. Si l'humanité est une, au delà de la fameuse formule « des droits de l'Homme », il faut supposer que nous puissions, chacun d'entre nous, nous saisir de ce qui la concerne et que nul ne puisse se prévaloir d'une souffrance supérieure.

    Le fait de n'être ni juif, ni noir, ni arménien, ni tzigane, etc. m'interdit-il d'être autre chose qu'un individu de second ordre auquel on doit signifier ce qu'il a à penser, à lire, à voir ? De n'avoir pas souffert dans sa chair ou dans sa généalogie d'une quelconque atrocité ferait-il de moi un être réduit au silence et à l'obéissance morale ? Je m'y refuse.

    La sacralisation de la Shoah, de l'esclavage et de tous les génocides du XXe siècle (en attendant ceux qui viendront) est un phénomène sinistre parce qu'elle nous interdit tout à coup de penser l'horreur autrement que par les canaux autorisés d'une pensée édifiante. Sacer signifie séparé. Ce qui est sacré est donc ce qui est à part, et par conséquent intouchable. Dès lors, le problème posé est le suivant : la Shoah appartient-il aux seuls juifs, le 11 septembre aux seuls new yorkais, la traite esclavagiste aux seuls noirs ?

    Ce qui est sacré est l'œuvre de Dieu. À nous d'adhérer ou non à l'hypothèse d'une transcendance. Concernant l'Histoire plus humaine, il faut se préserver de cette tentation, surtout si elle se veut une position rejaillissant sur la collectivité. Lorsque j'écris que Proust est sacré, j'entends bien évidemment que mon emploi soit métaphorique et que, le cas échéant, cette affirmation ne concerne que moi. Je ne l'impose pas. En revanche, lorsque la sacralisation de l'Histoire devient un mode de penser collectif, une manière spécifique d'ériger des hiérarchies sur ce que firent les hommes, on est menacé d'une atomisation de ce partage collectif en vertu (?) d'un droit que va s'arroger tel ou tel de dire le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l'injuste.

    Si l'on accepte de s'en tenir à la seule question de la Shoah, cela revient nolens volens à composer un droit de regard historique en fonction de l'origine (juif ou non-juif). Quand Serge Klarsfeld s'indigne (et c'est son droit le plus absolu. Il ne me vient pas à l'idée de lui contester cette possibilité), il ne le fait pas qu'en son nom : il se réclame de l'association qu'il représente et de la généalogie qui est la sienne. Il se pose non seulement en garant de la mémoire mais en surveillant général d'une construction historique. C'est ainsi que l'on définit une rectitude de la pensée historique et morale. Cette manière de faire nous a valu l'inepte loi Gayssot de 1992 qui fit bondir bien des historiens justement. Le principe qui confond le politique et le document, qui projette l'idéologie du moment (de plus en plus investie d'une dimension émotionnelle dans une société qui concède de plus en plus à l'image) sur la démarche analytique du passé (principe explicatif dont l'objectif n'est pas d'excuser les horreurs du passé mais d'en comprendre le cheminement...), ce principe est funeste et stérilisant. Ainsi, pour revenir précisément à la posture de Serge Klarsfeld, celle-ci hiérarchise le droit à la contestation en déterminant par l'origine du requérant la validité de la dite contestation.

    Quelles conséquences ? La première procède de ce qui vient d'être dit. Toute hiérarchie ainsi constituée par le bénéfice d'une nature quasiment posée comme ontologique (origine, couleur, courant religieux) laisse la porte ouverte à toutes les exclusions intellectuelles et morales en assujettissant le propos à un rapport de force. Il y a donc à craindre que selon le pouvoir en place, selon les puissances de tel ou tel groupe, la censure ou les interdits pourraient prendre des orientations inquiétantes. Sur ce point, l'avenir ne nous garantit pas, quand on observe l'évolution des opinions publiques, de certains désagréments (pour employer un bel euphémisme...). On n'est alors pas loin d'une réécriture de l'Histoire, ou de son occultation partielle. L'intégration de Céline dans des commémorations républicaines était peut-être discutable a priori, mais une fois qu'elle a été décidée, avalisée, que ceux à qui on a demandé de s'en charger ne peuvent être soupçonnées d'une quelconque malhonnêteté intellectuelle (et Henri Godard est un illustre universitaire à qu'il serait honteux de faire un procès), il faut bien comprendre que Céline est partie intégrante de notre Histoire, tout Céline, et que vouloir en faire une lecture sélective est un non-sens et même un danger.

    Voilà la deuxième conséquence. Vouloir contraindre Céline à la seule question littéraire, puisque lui-même choisit aussi d'être un pamphlétaire à l'antisémitisme délirant, serait neutraliser une part de l'œuvre et se priver d'une interrogation plus large sur ce qui constitue l'énigme constitutive des destinées humaines, et notamment le rapport étrange et parfois effrayant qu'entretient l'individu avec le Mal. Or, le destin de cet écrivain n'est pas le moins intéressant sur le sujet. La banalité de ses invectives antisémites, sa logorrhée haineuse mais classique pour l'époque, ses éructations folles sont autant de point à ne pas méconnaître pour essayer de réfléchir sur ce que furent ces heures noires de notre Histoire. Ostraciser non l'écrivain Céline mais la combinaison historique, sociologique et politique qui produisit Céline romancier et pamphlétaire, peintre ahurissant de la guerre, des colonies, du fordisme et viscéral antisémite, c'est vouloir contenir je ne sais quelle image sulfureuse, vouloir conjurer je ne sais quelle angoisse présente (même latente). On ne combat pas la puanteur vichyste et ses possibles résurgences en agitant le chiffon rouge d'un écrivain de l'ampleur de Céline. Il est partie intégrante de la culture française, qu'on le veuille ou non... Laisser croire, parce que derrière tout cela pointe cette ombre, que ce serait là un symptôme d'une idéologie pétainiste qui se redresse, pire : que ce serait un signe fort donné à je ne sais quelle partie de la population, tout cela est ridicule. Car, et il faut le dire clairement pour le déplorer sans détour, l'antisémitisme contemporain n'a pas besoin de Céline pour proliférer, et même dangereusement. En attendant, et il suffit d'avoir lu quelques réactions sur le web pour s'en convaincre, la bonne conscience à contre-temps de Serge Klarsfeld a donné du grain à moudre à ceux qui voient du juif caché dans toutes les misères du monde.

    Dernière conséquence : vouloir abandonner à une communauté quelle qu'elle soit la douleur qui fut sienne, c'est courir le risque de voir l'Histoire se figer, entretenir le mythe contre la réalité, être aveugle du présent et pétrifier les peuples, les nations dans une culpabilité qui empêcherait définitivement aux descendants d'être autre chose que des coupables...

  • Haine de la littérature

     

     

    Fallait-il célébrer Céline ? Nul n'obligeait le gouvernement français à le faire. Cet écrivain n'a d'ailleurs pas besoin des rodomontades de Frédéric Mitterrand et compagnie pour exister. Le problème est d'un autre ordre. Que le ministre de tutelle ne soit pas enquis au préalable de qui serait honoré par  les célébrations nationales, faisant jouer alors son droit politique à la censure, en dit long sur la maîtrise qu'il a sur les affaires dont il a la charge. Il ne l'a pas fait en conséquence de quoi l'émotion d'un seul a suffi pour qu'il déjuge de facto ceux à qui il avait donné quitus. Il a donc, en tant que garant de la culture française, donné droit à quiconque d'invoquer son droit à la mémoire, aussi sélectif soit-il. il a ainsi relégué, sans qu'il y ait eu un impératif absolu, Céline, et avec lui, ce qu'il est convenu d'appeler notre histoire littéraire, à un silence terrible dont on ne sait jusqu'où il pourra désormais s'étendre. Il a, dit-il, pris sa décision "après mûre réflexion, et non sous le coup de l'émotion". Nous n'avons pas à estimer sa capacité à ne pas céder aux élans de son cœur, mais quant à la maturité de sa réflexion, l'accélération des événements nous incline à penser qu'il s'agit, dans la formulation, d'un bel exemple de dénégation. Qu'à cela ne tienne, il vient de donner des gages à ceux qui n'ont pour seul objectif que d'assigner la littérature à une variable économique (une question d'édition) dont le contenu devra être neutralisé, sans quoi les fourches caudines de la bien-pensance veilleront à ce que l'ordre règne.

    Traiter Céline comme le fait Serge Klarsfeld de "plus antisémite de tous les Français de l'époque" est proprement consternant. Ses brûlots, aussi abjects soient-ils, ne sont, dans les faits, rien à côté des vraies politiques de collaboration menées dans ce pays entre 1939 et 1945, politiques auxquelles participèrent bien des hommes qui firent carrière sous les IVe et Ve Républiques. Je ne sache pas qu'alors Serge Klarsfeld se soit fendu d'une position si intransigeante qu'elle lui aurait rendu fort difficile de côtoyer les pouvoirs en place. Il y a, c'est à parier, des mains qu'il a dû serrer qui n'étaient pas si propres. Rappelons que c'est Jacques Chirac qui assuma pleinement la continuité vichyste de notre histoire, lui, le gaulliste, qui rompit avec la mythologie gaullo-communiste d'un pays peuplé de résistants. Jusqu'à lui, on fit semblant, on refusa politiquement le regard lucide sur le passé, à commencer par François Mitterrand.

    Alors, Céline. Il est la proie facile. Non qu'il faille le sauver de quoi que ce soit et prendre sa défense à tout prix. Mais, simplement penser qu'il est plus facile de cibler un écrivain qu'un marchand d'armes, ou un politique, ou un financier, oui, tous ces mondes douteux dans lesquels le plus souvent l'histoire, le passé, la dignité n'ont pas voix au chapitre, parce que les affaires sont les affaires, et que le principal, pour que tout fonctionne, est de trouver de petits arrangements entre amis. À cela, le vociférant antisémite qu'était Céline s'y refusa. Ce ne sont pas ses brûlots qui décidèrent les Français à dénoncer les juifs. Ceux-ci n'avaient pas besoin d'un écrivain pour le faire. Congédier Céline de notre histoire est non seulement une bêtise littéraire, esthétique mais aussi une sorte de d'aberration intellectuelle tendant paradoxalement à disculper l'antisémitisme commun qui sévit durant la période où il écrivit.

    Alors, Céline... Derrière cette envie larvée de le faire disparaître, c'est bien la haine de la littérature qui se joue. Comme on peut aussi la retrouver dans une autre affaire qui agite aujourd'hui les États-Unis : la nouvelle version des Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain dans laquelle le mot "nigger" est remplacé par un terme plus politiquement correct. L'homme à l'origine de cette entreprise se justifie ainsi : "faire en sorte que le livre trouve une audience plus large". Argument pourri entre tous.

    Nous y voilà : faire de nous des abrutis auxquels on offre une littérature aseptisée, contrôlée, propre. Le seul droit à la coupure littéraire que je reconnaisse est celui que prend le lecteur en ne voulant, pourquoi pas ?, garder de telle ou telle œuvre que les passages qui lui plaisent. Seul lui, dans sa liberté absolue qui est la sienne d'affronter un texte, peut se prévaloir d'une attitude aussi irrespectueuse. Tout simplement parce qu'étymologiquement lire (legere), c'est choisir, et tout ce qui entrave cette liberté, directement ou indirectement, par la censure ou la pression d'un moralisme obscur, n'est que haine de la littérature.