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antisémitisme

  • Le bon juif et le mauvais juif

    L'altercation médiatisée entre Léa Salamé et Éric Zemmour, naguère chien et chat sur I-tele, devrait n'être considérée que comme la énième mise en scène des pseudo oppositions qui sont le fond de commerce d'un système qui s'amusent des fausses singularisations. il faut, sur ce point, rappeler quelle perte de temps et quel cautionnement constitue le fait même de regarder le cirque animé par l'idiot satisfait de Ruquier. Mais le problème, cette fois, est ailleurs, et bien plus terrible.

    C'est bien le paradoxe de la bêtise qui fonctionne, dans ses formulations les plus hasardeuses en anti-matière d'où surgit une perle, la parfaite expression de ce qu'elle peut être, au delà de sa nature même : un concentré de haine et de mépris. Telle est l'essence de la saillie de Salamé (1). Elle s'indigne (peut-elle plus...) que dans Le Suicide français, Éric Zemmour prenne ses distances avec la lecture imposée depuis le livre de Robert Paxton sur la période de l'Occupation (2). Elle soupçonne son (ancien ?) camarade de sombrer dans le révisionnisme classique et d'avoir des complaisances pétainistes quand celui-ci expose que la réalité historique est infiniment plus complexe et que l'analyse paxtonienne est un des fondements de la nouvelle religion française de l'éternelle (désormais...) culpabilité dont la doxa gauchiste, politiquement correcte et moraliste fait son point de doctrine cardinal. Salamé est à l'instar de bien d'autres une terroriste du repentir, une passionaria gaucho-bobo du procès européen. Elle se veut une conscience morale, mais elle a un inconscient qui pue.

    En effet, faute de pouvoir argumenter sur le fond, ce qui requiert une culture historique dont elle est visiblement dépourvue (3), elle finit par attaquer Zemmour dans ce qu'elle pose de facto comme l'essence de son être (à lui). Le passage mérite d'être recopié sans erreur :

    "Moi je note parfois chez vous que vous aimez tellement la France, vous voulez tellement, vous le juif, faire plus goy que goy, plus Français que Français, [...]"

    L'attaque est franche, nette ; elle sonne comme une sentence. Le fond explose, les intestins se lâchent. C'est aussi nauséabond que le Durafour crématoire lepéniste. il y a d'ailleurs un petit malaise sur le plateau et Zemmour relève que s'il avait l'esprit procédurier, la Salamé pourrait se manger un procès (4)

    Que vient-elle de dire, en effet ? Deux choses. 

    1-Le plus évident tient dans l'opposition entre juif et français, entre le Juif et le Français, puisque Zemmour ne serait que dans l'imitation superlative du second. Elle reproche à son confrère de singer le Français, d'être, au fond, comme ces born-again ou ces convertis radicaux (5). Zemmour oublie d'où il vient et c'est une faute majeure. Salamé essentialise l'être non dans son devenir (il n'y a pas de chemin possible, de construction crédible de soi) mais dans son origine. Elle reprend le vocabulaire (le mot "goy" en atteste) d'une altérité discriminante et sélective. Son argumentaire se nourrit d'une conception figée, normative et pure de l'être qui ne pourrait, pire : ne devrait, échapper à une naturalité sans faille, sans défaut, quasi génétique. Être français, c'est abandonner le profond. Cette manière de répondre à Zemmour, en le retranchant d'une communauté politique au profit d'une identité ethnicisée sidère. il faillit d'oublier son antériorité qui rendrait factice ou ridicule son "être-français". Tout son engagement français est une trahison, une implantation grotesque. À croire que Zemmour, dans son amour hexagonal, est traître au père. Il a bien raison de répondre que Salamé fait de la psycho-analyse de bazar. Il aurait dû ajouter qu'elle fait aussi de la politique de comptoir.

    Cette manière d'invectiver l'autre en lui demandant de se ressaisir définit assez bien le mépris de la bien-pensance pour la nation et le primat à peine déguisé du religieux en tant qu'essence sur le politique. La ferveur nationale de Zemmour est une aberration, de ce point de vue, une quasi pathologie. Pour parodier Montesquieu : "comment peut-on être Français ?".

    Derrière tout cela, il y la réactivation d'une opposition radicale entre la nation, assimilée à une prison spatiale et intellectuelle, et un idéal cosmopolite dont la doxa se prévaut à travers, entre autres, les divers nominations où le mot "monde" sert à tout : citoyen du monde, alter-mondialisme, littérature-monde. Cette aphasie lexicale est à la mesure du désastre conceptuel qu'elle symbolise en partie. En clair, Zemmour n'est pas assez ouvert. Il ne peut pas l'être puisque Français et fier de l'être. Il n'est pas assez juif...

    2-Ce dernier constat ouvre sur une seconde lecture, plus honteuse pour Salamé que la première. Le juif Zemmour est un traître à l'esprit, à l'esprit juif. Mais à quel esprit ? Sur ce point, il ne faut pas se leurrer. Même si le sujet visible porte sur la question de l'Occupation, de Pétain, de la collaboration, des rafles, le regret de Salamé renvoie à une problématique bien plus sournoise. 

    Rappelons au préalable la nature contradictoire du procès classique fait aux juifs. Ils sont, d'un côté, une sorte de secte, toujours entre eux, avec un pouvoir immense. C'est le fantasme de l'Internationale juive, dont se nourrissent les discours de l'extrême-droite et de l'extrême-gauche (6). D'un autre côté, beaucoup leur reprochent de se fondre dans l'espace qui les accueille. Le juif est un être magique : à la fois trop lui-même, trop différent, et trop semblable. De là, les discours contradictoires, qui trouvent leur écho dans les considérations physiques : un juif se reconnaît à l'œil... surtout quand il porte une étoile jaune.

    Cette dialectique de l'identification peut, en fait, se rabattre sur une appréciation où il faut intégrer une dimension sociale, économique et politique. Pour ce faire, il faut poser que le juif n'existe pas, sinon dans une acception généralisante dont se sert un certain nombre de juifs à qui la parole est donnée et qui la confisque à dessein (7). Si le juif est une fiction construite, les juifs, eux, sont une réalité et bien loin d'une communauté une ils sont des hommes et des femmes aux trajectoires uniques et hétérogènes. Au juif riche et cosmopolite répond aussi le juif modeste et "sédentaire".

    C'est sur ce point que Salamé attaque insidieusement Zemmour. il est un mauvais juif parce qu'il ne défend pas la représentation mondialisé dont l'idéal s'inscrit dans les aéroports, les hôtels de luxe, l'investissement, la financiarisation, les mouvements de capitaux,... Il n'est pas le juif devenu paragon de l'ère ultra-libérale. Cette version golden boy, d'une errance cette fois dorée, qui réunit les élites mondialisées. Son mépris pour Zemmour est en fait celui du moderne (forcément moderne) vis-à-vis de l'ancien, du grand pour le petit. Salamé est fille de ministre libanais. Elle est le pur produit de classe d'un pouvoir qui peut/veut s'adapter à toutes les situations. Elle appartient à cette classe que les guerres touchent moins, comme furent moins touchés, entre 39 et 45, les juifs riches que le petit juif. 

    Le mépris de Salamé n'est pas au propre antisémite, parce que dans son réflexe pseudo-dialectique, sa vision du juif n'est pas une mais conditionnée par une appréciation socio-économique nourrie de tout ce qui fait aujourd'hui le lit de l'ultra-libéralisme : la haine de la nation, de l'enracinement, de la tradition, de l'héritage, de la frontière...

    En traitant Zemmour de "goy", Salamé n'insulte pas seulement un petit juif ; elle fait le procès du pays qui est le mien, le nôtre, dont l'histoire fut parfois peu glorieuse, certes, mais qui nous construit. Elle trace une ligne qui dépasse effectivement les identités classiques. Elle dit le bon et le mauvais, le bon Français, qui doit s'oublier, le mauvais Français qui ne veut pas abandonner son passé (8). Elle doit regarder avec hauteur les gens de peu qui aiment la France, sa culture, ses paysages, sa langue, son histoire. Des gens de peu, bien sûr, dont l'attachement national vient d'ailleurs, pour partie, du fait qu'ils sont nés pauvres, qu'ils doivent à ce pays de vivre mieux, de vivre libres. Des médiocres (au sens du XVIIe siècle) qui ne connaissent rien des couloirs ministériels, des médiocres pour qui les frontières sont des protections, les lois sociales des garanties, la culture historique un moyen d'émancipation. Tout ce que le discours de Salamé, à travers Zemmour, essaie d'avilir.

    En vain...

    (1)Idiote qui fit un jour "péter le décolleté", selon ses propres mots. Tout commentaire passerait pour sexiste. La loi a vertu, parfois, de protéger n'importe qui...

    (2)Robert Paxton, La France de Vichy, 1973

    (3)L'intelligence n'est pas une promesse. C'est un fait qui se doit de répondre à la charge de la preuve. Mais il est vrai que l'époque contemporaine a le goût des grands esprits cachés, des brillants inconnus ou des surdoués décalés. Le corps enseignant gauchiste voit du potentiel dans n'importe quel crétin. C'est une des formes les plus aiguës du pédagogiques à la Meirieu qui a dévasté l'école nationale.

    (4)Mais Zemmour n'est pas comme Taubira et consort. Il a conscience de sa position médiatique, de son statut privilégié qui l'expose. il a la décence de passer outre, ce qui est infiniment plus intelligent. il a eu suffisamment l'occasion de dénoncer les postures victimaires.

    (5)On attend évidemment de la part de Salamé la même agressivité devant un salafiste ou Tariq Ramadan...

    (6)Il est utile au passage de souligner que l'extrême-droite n'a pas l'exclusive de l'antisémitisme. L'extrême-gauche, au nom d'une haine du capitalisme, est forte en la matière. Elle se retrouve ainsi des accointances profondes avec l'antisémitisme arabo-musulman. C'est toujours un délice de voir se côtoyer dans les couloirs universitaires les gauchos et les voilés, en parade contre la puissance capitalo-judaïque. Le pouvoir en place s'en accommode visiblement assez bien. Il est vrai que le PS recrute beaucoup de ses jeunes cadres chez les anciens Rouges...

    (7)Le modèle français est, on s'en doute, BHL ou Attali.

    (8)Et cette dichotomie du bon et du mauvais Français n'est que la figure inversée du discours lepéniste. Dans les deux cas, il n'est pas de place pour la nuance et l'entre-deux. Dans le premier cas, on fustige la pureté parce qu'il faut n'être de nulle part ; dans le second, on vilipende le métissage parce qu'on veut ignorer l'effort produit à vouloir échapper à sa détermination conceptuelle (qui est toujours une détermination que l'autre vous inflige...)

     

  • Communautarisation du deuil

    L'affaire autour de la célébration de Louis-Ferdinand Céline et l'indignation récompensée de Serge Klarsfeld sont des événements que l'on ne peut pas prendre à la légère. Elles renvoient à une question plus large : celle du rapport que nous entretenons à l'Histoire, que nous devons entretenir avec l'Histoire. Si l'humanité est une, au delà de la fameuse formule « des droits de l'Homme », il faut supposer que nous puissions, chacun d'entre nous, nous saisir de ce qui la concerne et que nul ne puisse se prévaloir d'une souffrance supérieure.

    Le fait de n'être ni juif, ni noir, ni arménien, ni tzigane, etc. m'interdit-il d'être autre chose qu'un individu de second ordre auquel on doit signifier ce qu'il a à penser, à lire, à voir ? De n'avoir pas souffert dans sa chair ou dans sa généalogie d'une quelconque atrocité ferait-il de moi un être réduit au silence et à l'obéissance morale ? Je m'y refuse.

    La sacralisation de la Shoah, de l'esclavage et de tous les génocides du XXe siècle (en attendant ceux qui viendront) est un phénomène sinistre parce qu'elle nous interdit tout à coup de penser l'horreur autrement que par les canaux autorisés d'une pensée édifiante. Sacer signifie séparé. Ce qui est sacré est donc ce qui est à part, et par conséquent intouchable. Dès lors, le problème posé est le suivant : la Shoah appartient-il aux seuls juifs, le 11 septembre aux seuls new yorkais, la traite esclavagiste aux seuls noirs ?

    Ce qui est sacré est l'œuvre de Dieu. À nous d'adhérer ou non à l'hypothèse d'une transcendance. Concernant l'Histoire plus humaine, il faut se préserver de cette tentation, surtout si elle se veut une position rejaillissant sur la collectivité. Lorsque j'écris que Proust est sacré, j'entends bien évidemment que mon emploi soit métaphorique et que, le cas échéant, cette affirmation ne concerne que moi. Je ne l'impose pas. En revanche, lorsque la sacralisation de l'Histoire devient un mode de penser collectif, une manière spécifique d'ériger des hiérarchies sur ce que firent les hommes, on est menacé d'une atomisation de ce partage collectif en vertu (?) d'un droit que va s'arroger tel ou tel de dire le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l'injuste.

    Si l'on accepte de s'en tenir à la seule question de la Shoah, cela revient nolens volens à composer un droit de regard historique en fonction de l'origine (juif ou non-juif). Quand Serge Klarsfeld s'indigne (et c'est son droit le plus absolu. Il ne me vient pas à l'idée de lui contester cette possibilité), il ne le fait pas qu'en son nom : il se réclame de l'association qu'il représente et de la généalogie qui est la sienne. Il se pose non seulement en garant de la mémoire mais en surveillant général d'une construction historique. C'est ainsi que l'on définit une rectitude de la pensée historique et morale. Cette manière de faire nous a valu l'inepte loi Gayssot de 1992 qui fit bondir bien des historiens justement. Le principe qui confond le politique et le document, qui projette l'idéologie du moment (de plus en plus investie d'une dimension émotionnelle dans une société qui concède de plus en plus à l'image) sur la démarche analytique du passé (principe explicatif dont l'objectif n'est pas d'excuser les horreurs du passé mais d'en comprendre le cheminement...), ce principe est funeste et stérilisant. Ainsi, pour revenir précisément à la posture de Serge Klarsfeld, celle-ci hiérarchise le droit à la contestation en déterminant par l'origine du requérant la validité de la dite contestation.

    Quelles conséquences ? La première procède de ce qui vient d'être dit. Toute hiérarchie ainsi constituée par le bénéfice d'une nature quasiment posée comme ontologique (origine, couleur, courant religieux) laisse la porte ouverte à toutes les exclusions intellectuelles et morales en assujettissant le propos à un rapport de force. Il y a donc à craindre que selon le pouvoir en place, selon les puissances de tel ou tel groupe, la censure ou les interdits pourraient prendre des orientations inquiétantes. Sur ce point, l'avenir ne nous garantit pas, quand on observe l'évolution des opinions publiques, de certains désagréments (pour employer un bel euphémisme...). On n'est alors pas loin d'une réécriture de l'Histoire, ou de son occultation partielle. L'intégration de Céline dans des commémorations républicaines était peut-être discutable a priori, mais une fois qu'elle a été décidée, avalisée, que ceux à qui on a demandé de s'en charger ne peuvent être soupçonnées d'une quelconque malhonnêteté intellectuelle (et Henri Godard est un illustre universitaire à qu'il serait honteux de faire un procès), il faut bien comprendre que Céline est partie intégrante de notre Histoire, tout Céline, et que vouloir en faire une lecture sélective est un non-sens et même un danger.

    Voilà la deuxième conséquence. Vouloir contraindre Céline à la seule question littéraire, puisque lui-même choisit aussi d'être un pamphlétaire à l'antisémitisme délirant, serait neutraliser une part de l'œuvre et se priver d'une interrogation plus large sur ce qui constitue l'énigme constitutive des destinées humaines, et notamment le rapport étrange et parfois effrayant qu'entretient l'individu avec le Mal. Or, le destin de cet écrivain n'est pas le moins intéressant sur le sujet. La banalité de ses invectives antisémites, sa logorrhée haineuse mais classique pour l'époque, ses éructations folles sont autant de point à ne pas méconnaître pour essayer de réfléchir sur ce que furent ces heures noires de notre Histoire. Ostraciser non l'écrivain Céline mais la combinaison historique, sociologique et politique qui produisit Céline romancier et pamphlétaire, peintre ahurissant de la guerre, des colonies, du fordisme et viscéral antisémite, c'est vouloir contenir je ne sais quelle image sulfureuse, vouloir conjurer je ne sais quelle angoisse présente (même latente). On ne combat pas la puanteur vichyste et ses possibles résurgences en agitant le chiffon rouge d'un écrivain de l'ampleur de Céline. Il est partie intégrante de la culture française, qu'on le veuille ou non... Laisser croire, parce que derrière tout cela pointe cette ombre, que ce serait là un symptôme d'une idéologie pétainiste qui se redresse, pire : que ce serait un signe fort donné à je ne sais quelle partie de la population, tout cela est ridicule. Car, et il faut le dire clairement pour le déplorer sans détour, l'antisémitisme contemporain n'a pas besoin de Céline pour proliférer, et même dangereusement. En attendant, et il suffit d'avoir lu quelques réactions sur le web pour s'en convaincre, la bonne conscience à contre-temps de Serge Klarsfeld a donné du grain à moudre à ceux qui voient du juif caché dans toutes les misères du monde.

    Dernière conséquence : vouloir abandonner à une communauté quelle qu'elle soit la douleur qui fut sienne, c'est courir le risque de voir l'Histoire se figer, entretenir le mythe contre la réalité, être aveugle du présent et pétrifier les peuples, les nations dans une culpabilité qui empêcherait définitivement aux descendants d'être autre chose que des coupables...