usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

modes verbaux

  • La violence faite au subjonctif

    Dans son essai Le Sentiment de la langue (1), le si controversé Richard Millet consacre un chapitre au subjonctif pour déplorer sa lente disparition.

    C'est le mode de l'hypothétique, de l'aléatoire, du subjectif et, en quelque sorte, celui du désir : mais quel usage les contemporains font-ils du désir ? Que pèse leur vanité de libérés face la divinité grammairienne ? De là que l'on hésite, que l'on ne sait plus, que l'on penche pour le réducteur indicatif lorsque la construction ne demande pas le subjonctif (et c'est bien là affaire d'amour, parfois difficile : George Sand déjà se plaignait qu'on ne pouvait ni employer ni négliger l'imparfait du subjonctif).

    Son inquiétude est loin de se limiter à de simples perspectives grammaticales. Il soulève un problème plus crucial, de fond (quoiqu'il faille immédiatement préciser que celui-ci prend sens dans la forme elle-même, signifiante). En rappelant que, selon un jeu d'oppositions très structuraliste, ce mode se définit par démarcation de l'indicatif, Millet désigne le balancement réel/virtuel comme une ligne profonde dans la pensée en français (à distinguer bien sûr de la pensée française...). C'est un héritage du latin et l'usage du subjonctif est d'ailleurs plus prégnant en espagnol ou en italien (dans le système hypothétique notamment).

    Veiller doucement à l'extinction de cette forme verbale (puisque les programmes de l'Éducation nationale ne font plus, par exemple, obligation de l'enseignement du subjonctif imparfait) ne relève pas d'un simple désir de simplifier la vie des potaches, lesquels seront toujours heureux d'un allègement orthographique tant il est vrai que sur ce point le désastre s'étend de jour en jour. Ce n'est pas qu'un vernis pour tout unifier (puisqu'ainsi, un verbe comme croire ne troublera plus les âmes : je crois mais il faut que je croie). Derrière tout cela, et sans même que l'on puisse arguer d'une main invisible, d'une quelconque théorie du complot, apparaît une question proprement philosophique.

    Il y a une quinzaine d'années un jeune Américain, qui s'extasiait sur les subtilités de notre grammaire et de nos conjugaisons, m'avait expliqué que sa langue ne se structurait pas de la même manière, et que le subjonctif (nous y voilà) n'avait quasiment plus cours. Or, il rattachait cela à une opposition certes linguistique mais plus encore philosophique : celle qui, pour être schématique, mettait face à face une philosophie analytique, d'inspiration américaine, et une philosophie européenne, plus idéaliste. Lui-même avouait qu'ainsi tranché le débat eût pu sembler caricatural. Mais il rebondissait aussitôt sur les implications économiques, sociologiques et donc politiques. Aux États-Unis, me disait-il, parce qu'il s'agit d'être efficient, d'être concret, le mode privilégié ne peut être que l'indicatif. Tout, dans le fond, se réduit à un rapport posé au réel. Une proposition donnée ne peut, ne doit être qu'avérée ou niée. Les choses sont ou ne sont pas. Il y voyait là, ce garçon de Saint-Louis, la trace d'une tradition protestante ; il avait lu Max Weber. Faire ou ne pas faire. Pouvoir ou pas. Grande devise, dans le fond, d'une pensée portée sur l'action, qui remise Dieu dans tous les lieux de l'intimité et de l'hypocrisie pour mieux tout accepter en affaires.

    Il n'est pas question de réactiver, derrière ce problème du mode subjonctif et d'un alignement linguistique sur le simple principe d'une réalité réduite à sa reconnaissance ou à sa négation, un mythe quelconque du génie de la langue tel que le développèrent par exemple les romantiques allemands, d'en faire pour le dire net une problématique nationaliste. Toute la rhétorique de la Volksgeist m'a toujours semblé douteuse. En revanche, les choix que fait une ère linguistique (laissons de côté la  thématique de la patrie ou du peuple) ne paraissent pas anodins. Ils portent en eux une certaine façon de concilier l'analyse du monde, l'action face au monde et les espaces d'autonomie du sujet face à ce monde. Notre abandon du subjonctif n'est peut-être pas autre chose : le renoncement à l'hypothèse, à la conjecture, à l'incertitude, au doute, au relatif, à l'insaisissable. Loin de moi l'idée que l'usage de ce mode nous ait sauvés d'une quelconque grangrène morale, que nous n'ayons pas été des marchands, des trafiquants, des hommes intéressés, de basses besognes, cupides et vils. Ce n'est pas cela : j'imagine seulement l'appauvrissement d'une monde où tout se fonde sur le caractère opérationnel des actes, des pensées, un vécu en territoire libéral brut, en somme, qui a déjà commencé et promet aux générations à venir la violence et l'épuisement.

    Sans doute est-ce la longueur des phrases classiques, des périodes, des circonvolutions proustiennes qui m'attachent à la désuétude subjonctive... Sans doute aussi une dérive poétique qui me fait rapprocher, ainsi que Millet, subjonctif et subjectif, comme s'il y avait en ce mode un supplément d'humanité que je ne trouve guère dans la littérature contemporaine qui en a chassé les formes les plus drôles (Il eût fallu que vous chantassiez...) pour ne pas passer pour archaïque... On se consolera en se disant que nous sommes des happy few à nous délecter de ces gourmandises un peu voyantes, mais on ne se console pas quand il s'agit d'un enterrement ou d'une commémoration, parce que le plus inquiétant est de voir reléguer au fond du puits ce supplément d'incertitude, laquelle reste, je l'espère, une des essences les plus douces de la vie.

     

    (1)Richard Millet, Le Sentiment de la langue, La Table Ronde, Coll. La Petite Vermillon, 1993.