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perec

  • Perec, le magnifique

     

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    Ce jour paraissent à la Pléiade les deux tomes consacrés à Georges Perec, le plus grand écrivain français depuis Proust. Au milieu des immondices éditoriales, c'est un joyau aux reflets infinis dont nous pouvons jouir, avec une édition avisée sous la direction de Christelle Reggiani. Que la France qui croit encore à une culture hexagonale se précipite chez son libraire, ne serait-ce que pour vérifier combien la culture d'ici peut se nourrir sans se renier de la culture d'ailleurs.

    Pour le plaisir, l'incipit des Choses.

    "L'oeil, d'abord, glisserait sur la moquette grise d'un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l'une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l'autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu'un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvriraient partiellement.

    Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. A gauche, dans une sorte d'alcôve, un gros divan de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s'entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la longueur du panneau. Au-delà d'une petite table basse, sous un tapis de prière en soie, accroché au mur par trois clous de cuivre à grosses têtes, et qui ferait pendant à la tenture de cuir, un autre divan, perpendiculaire au premier, recouvert de velours brun clair, conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibelots : des agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, une coquille de nacre, une montre de gousset en argent, un verre taillé, une pyramide de cristal, une miniature dans un cadre ovale. Puis, loin, après une porte capitonnée, des rayonnages superposés, faisant le coin, contiendraient des coffrets et des disques, à côté d'un électrophone fermé dont on n'apercevrait que quatre boutons d'acier guilloché, et que surmonterait une gravure représentant le Grand Défilé de la fête du Carrousel. De la fenêtre, garnie de rideaux blancs et bruns imitant la toile de Jouy, on découvrirait quelques arbres, un parc minuscule, un bout de rue. Un secrétaire à rideau encombré de papiers, de plumiers, s'accompagnerait d'un petit fauteuil canné. Une athénienne supporterait un téléphone, un agenda de cuir, un bloc-notes. Puis, au-delà d'une autre porte, après une bibliothèque pivotante, basse et carrée, surmontée d'un grand vase cylindrique à décor bleu, rempli de jaunes, et que surplomberait une glace oblongue sertie dans un cadre d'acajou, une table étroite, garnie de deux banquettes tendues d'écossais, ramènerait à la tenture de cuir.

    Tout serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleurs un peu passées, aux tons soigneusement, presque précieusement dosés, au milieu desquelles surprendraient quelques taches plus claires, l'orange presque criard d'un coussin, quelques volumes bariolés perdus dans les reliures. En plein jour, la lumière, entrant à flots, rendrait cette pièce un peu triste, malgré les roses. Ce serait une pièce du soir. Alors, l'hiver, rideaux tirés, avec quelques points de lumière – le coin des bibliothèques, la discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir – et les grandes zones d'ombres où brilleraient toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillé, le cuir assoupli, elle serait havre de paix, terre de bonheur."

  • La Malédiction du voyageur

     

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    Georges Perec s'est un jour installé à la terrasse d'un café donnant sur la place saint Sulpice. Il s'est astreint à noter tout ce qui s'y passait. Le titre de l'entreprise dit tout : Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. La démarche n'a évidemment rien de touristique ; elle n'est pas exotique, quoiqu'elle demande, dans l'esprit, de se soucier du commun, du banal, ce qui peut déboucher sur l'inattendu.

    La place saint Sulpice, ou n'importe quel lieu, mais un lieu, pas un espace, selon la distinction de Michel de Certeau. Un temps de station et non l'histoire d'un passage. Y a-t-il tant à gagner en fuyant l'expérience du second pour trouver le bonheur avec le premier ?

    Dans le fond, on le sait : le monde est trop grand pour une vie d'homme. L'étendue se repliant sur la durée l'écrase. Les avancées technologiques sont un leurre. Malgré la rapidité des trains et des avions, nous ne tenons la distance, d'une certaine manière. Le flux des images, notre existence multiplex, ont poussé l'illusion encore plus loin, comme si les beautés infinies de la planète venaient à nous (à la vitesse égale où nous accédons aussi à ses horreurs. Autre problème...). Ainsi l'époque se gargarise-t-elle d'un double mensonge, jamais vécu comme tel d'ailleurs : "je connais" (parce que j'en ai vu l'image), 'j'y suis allé" (parce que ce fut l'escale d'une demi-journée). Dans les deux cas, l'abus de langage n'est pas tant une vanité de plus qu'une tromperie technique et une faillite humaine : un effet de croyance.

    Le monde est trop grand. Il faut le savoir, et en mesurer les conséquences absolues, à commencer par le devoir de renoncement. L'ambition est de ramener le temps et l'espace à l'échelle humaine. Il est bien plus profond et riche de trouver les lieux qui seront nôtres, dont la magie opérera jusqu'à un besoin impérieux d'y revenir, que de collectionner les références. Trouver son/ses endroit(s), tel est le défi, en ces temps de vagabondages intempestifs. Cela suppose de regarder pour soi, de faire une place au silence et à l'oubli. Il n'est peut-être même alors pas de lieu plus sacré dont on n'ait pas envie de parler, que l'on tait. Il s'agit d'y revenir et comprenne qui voudra.

    La beauté du monde est un miroir où le voyageur contemporain se mire jusqu'à se perdre. Il croit y voir les preuves de son droit à être ce qu'il est : un dieu narcissique et profiteur, à la vie si courte qu'il doit absolument se dépêcher et ne jamais revenir sur ses pas. Il est moins un contemplatif qu'un comptable, un homme à répertoire. Il a les traits moraux de ce personnage de Larbaud, dans les Poésies de A.O. Barnabooth, qui revient vers un havre portugais et du hublot du navire au repos dans le port envisage ses habitants, demeurants/demeurés dont la médiocrité l'affecte.

    "Quelques mois ensoleillés de ma vie sont encore là
    (Tels que le souvenir me les représentait, à Londres),
    Ils sont là de nouveau, et réels, devant moi,
    Comme une grande boîte pleine de jouets sur le lit d’un enfant malade...
    Je reverrais aussi des gens que j’ai connus
    Sans les aimer ; et qui sont pour moi bien moins
    Que les palmiers et les fontaines de la ville ;
    Ces gens qui ne voyagent pas, mais qui restent
    Près de leurs excréments sans jamais s’ennuyer,
    Je reverrais leurs têtes un temps oubliées, et eux
    Continuant leur vie étroite, leurs idées et leurs affaires
    Comme s’ils n’avaient pas vécu depuis mon départ..."

     L'immobilité n'est pas une fin en soi, pas plus que l'agitation incessante. Ici ne vaut pas mieux que là-bas, si on en considère pas la matière, et la matière tient aussi dans le regard, et le regard ne se condense jamais mieux que dans la durée et la répétition, dans la variation des échéances du temps. Il faut une certaine passivité pour être et que l'endroit fasse en nous son impression. Ne pas être dans le décor, ne pas être sur la photo : c'est bien à ce titre que le voyageur impénitent de l'ère contemporaine se dévalue lui-même, alors que de la persévérance à creuser, encore et encore, quelque endroit curieux et infini (infiniment curieux, si l'on y regarde), comme l'ostinato perecquien, naît une forme qui nous ressemble et rassemble notre histoire à venir.

    Être un voyageur parcimonieux est un privilège bien plus enviable que d'être l'épuisé correspondant de l'affectation sociale. Arpenter les rues par soi choisies est un bonheur précieux parce que mélangeant le déjà-vu et son renouvellement. Georges Perec est juste quand il parle de tentative d'épuisement du lieu. Formule contradictoire, quasi oxymorique, par quoi est magnifié l'endroit et remis à sa place (sans dévaluation) le spectateur, dans son humble expérience.

    L'espace est indénombrable. Le lieu est un livre auquel nous aimons rajouter des chapitres. Pour le lieu, nous ne renoncerons à rien, nous ne manquerons rien en y revenant. C'est lui qui nous manque.

     

    Photo : Lee Friedlander

  • À force...

     

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    À force d'accumuler les choses, les si chères choses de Perec, on a fini par croire au naturel de ces choses, à leur existence propre, ou plutôt à leur existence comme un prolongement de nous-mêmes, comme une part indéfectible de la vie. La vie, la vraie. Celle qui commence à Auchan, à Auchan ou ailleurs. Les choses n'ont pas seulement pris forme, dans nos yeux avides et nos cerveaux tronqués ; elles ont acquis le droit d'avoir leur propre vie. Mobiles ou immobiles, lourdes ou légères, elles ont fait partie du décor, elles sont devenues le décor. Pire : elles sont le droit de passage que nous avons acquis à être dans le décor. Sans doute sera-ce moins vrai (pas sûr pourtant) avec la faiblesse congénitale dont on les affuble désormais (il faut bien que tout se remplace) : par le passé, elles furent une part, dans le temps, de l'existence. À force de les voir, de vivre avec (en corrélat de l'actuel vivre ensemble : les êtres et les choses), on ne s'y est pas seulement habitué, on s'y est attaché. Pour faire comme tout le monde, pour être comme tout le monde. Et la langue s'en est fait l'écho : le moteur de notre si chère Corsa a rendu l'âme, le frigo est mort, la machine à laver a des faiblesses. On n'a pas eu le cœur de jeter le vieux Teppaz, il est au grenier (ou à la cave, c'est selon). À force, on a briqué, bichonné, préservé, collectionné les choses et à travers le monde, dans la plus extrême richesse, comme dans les coins bien moins lotis, on a pris soin des choses, démesurément. Et plus elles servaient à paraître, plus elles avaient droit à la soumission de leur propriétaire. Les choses ne parlent pas mais les règles du monde ont si bien décervelé ses habitants que leur silence est devenu une exigence : silence des choses au repos, silence des hommes en esclaves. Plutôt la carosserie métallisée que le marmot qui braille, et de couvrir, le soir, cher monsieur Smith, la voiture d'un semblant de linceul (car de linceul, il n'est pas question. Il ne s'agit pas de la voir mourir, la Dodge chérie, mais d'un voile de mariée, plutôt), pour qu'elle soit éternellement brillante, rutilante, chromée, remarquable.


    Photo : Robert Frank

  • Perec et ce qui nous attendait

    Perec est un grand écrivain et Les Choses. Une histoire des années soixante, son premier ouvrage paru en 1965, une exploration magistrale des mutations du monde moderne, une autopsie (il n'y a pas d'autre mot) de l'aliénation progressive de l'individu à une extériorité par laquelle il se compose une vie à défaut de pouvoir construire une existence. Il s'en explique avec Pierre Desgraupes dans une interview.



  • Notule 02

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    1-Un roman d'humour noir autour de trois personnages, Laface, Un-Tantinet et Echalote qui veulent faire de l'argent dans le commerce de la mort : les masques mortuaires, les cérémonies.

    Akiyuki Nosada, Les Embaumeurs (1967, en français 2001)

    2-La Corrèze. Le village de Siom. La lente disparition d'un univers millénaire, loin du misérabilisme et des clichés de la littérature régionaliste, dans une langue excessive débordante comme on en a perdu l'habitude en ces temps minimalistes.

    Richard Millet, La Gloire des Pythre, 1995

    3-Comment naît l'indifférence au monde, comment se creuse l'impensable oubli de soi et des autres. Livre proprement terrifiant dans sa maîtrise stylistique et dans le regard que l'écrivain porte sur l'univers qui l'entoure.

    Georges Perec, L'Homme qui dort, 1967

    4-En leur absence, des enfants prennent possession de la propriété des parents. Ecriture métaphorique et baroque de la réalité chilienne sous Pinochet. Ou comment s'instaure la barbarie...

    José Donoso, Casa de campo (1978, en français 1980)

    5-Fresque sur la décomposition de l'empire austro-hongrois, par le biais d'une famille, les von Trotta, comme un prélude à ce que Roth, qui finira par se suicider, voit dans l'Allemagne où se déploie le nazisme.

    Joseph Roth, La Marche de Radetsky, (1932, en français 1982)