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matérialisme

  • À force...

     

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    À force d'accumuler les choses, les si chères choses de Perec, on a fini par croire au naturel de ces choses, à leur existence propre, ou plutôt à leur existence comme un prolongement de nous-mêmes, comme une part indéfectible de la vie. La vie, la vraie. Celle qui commence à Auchan, à Auchan ou ailleurs. Les choses n'ont pas seulement pris forme, dans nos yeux avides et nos cerveaux tronqués ; elles ont acquis le droit d'avoir leur propre vie. Mobiles ou immobiles, lourdes ou légères, elles ont fait partie du décor, elles sont devenues le décor. Pire : elles sont le droit de passage que nous avons acquis à être dans le décor. Sans doute sera-ce moins vrai (pas sûr pourtant) avec la faiblesse congénitale dont on les affuble désormais (il faut bien que tout se remplace) : par le passé, elles furent une part, dans le temps, de l'existence. À force de les voir, de vivre avec (en corrélat de l'actuel vivre ensemble : les êtres et les choses), on ne s'y est pas seulement habitué, on s'y est attaché. Pour faire comme tout le monde, pour être comme tout le monde. Et la langue s'en est fait l'écho : le moteur de notre si chère Corsa a rendu l'âme, le frigo est mort, la machine à laver a des faiblesses. On n'a pas eu le cœur de jeter le vieux Teppaz, il est au grenier (ou à la cave, c'est selon). À force, on a briqué, bichonné, préservé, collectionné les choses et à travers le monde, dans la plus extrême richesse, comme dans les coins bien moins lotis, on a pris soin des choses, démesurément. Et plus elles servaient à paraître, plus elles avaient droit à la soumission de leur propriétaire. Les choses ne parlent pas mais les règles du monde ont si bien décervelé ses habitants que leur silence est devenu une exigence : silence des choses au repos, silence des hommes en esclaves. Plutôt la carosserie métallisée que le marmot qui braille, et de couvrir, le soir, cher monsieur Smith, la voiture d'un semblant de linceul (car de linceul, il n'est pas question. Il ne s'agit pas de la voir mourir, la Dodge chérie, mais d'un voile de mariée, plutôt), pour qu'elle soit éternellement brillante, rutilante, chromée, remarquable.


    Photo : Robert Frank