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trente glorieuses

  • Charles et Philippe

    Grâce à l'INSEE (1), nous apprenons que Charles fut le 45ème prénom du XXème siècle, Philippe le 5ème. La fréquence de leur attribution respective n'est donc pas comparable. Celle du premier oscille entre 800 et 5300 l'an. Il eut son heure de gloire au début du siècle et dans les années 20 avant de subir un lent déclin, une quasi disparition conjurée par un léger sursaut dans les années 80. Celle du second est beaucoup plus curieuse puisque la fourchette se situe entre 2000 et 27000 l'an, pas moins. Surtout, elle obéit à une courbe en cloche qui souligne que le succès de ce prénom est trompeur puisqu'il se situe essentiellement dans l'intervalle 1945-1975. Mon propos n'est pas de discuter les fondements sociologiques de cette différence et je n'ai nulle explication sérieuse sur le fait que ces deux prénoms royaux n'aient pas bénéficié du même destin (sinon que, peut-être, Charles ait été perçu comme plus aristocratique, plus huppé par contamination des composés qu'on lui associe : Charles-Henry, Charles-Albert, Charles-Hubert...). Je m'en tiendrai seulement à une observation définie dans un temps précis : 1940-1970.

    Durant cette période, Charles reste sur une ligne constante de déclin. Il subit une variation tendancielle décroissante, avec, néanmoins, deux éclaircies : une petite remontée vers 1945 et une autre vers 1959. Dans le premier cas, on pense à la fin de la guerre, à la Libération, à de Gaulle et son accession (fort courte) au pouvoir, dans l'aura de son appel ancien à la résistance. Mais cela ne dure pas et de même que de Gaulle disparaît un temps du paysage politique, le prénom Charles continue sa lente descente. Le sursaut de 59-60 peut être associé au retour du même personnage historique à la tête du pays, avec une constitution taillée à sa mesure, lui, venu pour sauver une République engluée dans ses jeux politiques stériles et une situation extérieure difficile. Mais le constat reste identique. L'embellie n'enraye pas la chute. Il n'y a donc pas d'effet gaullien en la matière. Ce ne serait pas en soi un fait qui mériterait qu'on s'y arrête. Les individus, dans l'affaire privée qu'est le choix du prénom de leur enfant, ont une liberté qui ne les oblige pas à l'identification historique. Cependant, on sait aussi, et les études sociologiques le rappellent souvent, que tout choix de cette nature n'est pas indifférent à un cadre de représentation dans lequel interviennent la tradition, les antécédents familiaux, le goût de l'originalité ou du classique (les critères bourdieusiens de distinction), etc. C'est sur ce plan que la mise en comparaison avec Philippe est une curiosité.

    Le graphique de ce prénom présente, nous l'avons dit, une singularité. Si l'on considère, en effet, l'ensemble du siècle, on dira qu'il fut parmi les grands succès du XXe. Malgré tout, cette place (5ème) reflète une situation en trompe-l'œil puisque Philippe est peu fréquent jusque dans les années 30 et depuis le milieu des années 80 (pour être aujourd'hui quasiment désuet). Dans la période de la guerre, on observe une petite poussée en 1940 qui correspond, de toute évidence, à la prise de pouvoir de Pétain, petite poussée qui ne dure que le temps pendant lequel le Maréchal assure à ses compatriotes un semblant de sécurité. Arrive la Libération. Chute du régime de collaboration. Commence alors la vertigineuse ascension du prénom de celui qui serra la main de Hitler, promulga un statut particulier des Juifs avant même que les Allemands aient demandé quoi que ce soit. Vertigineuse, en effet, puisque l'on passe d'environ 2700 l'an en 1945 à près de 27000 en 1963. En clair, cela signifie que la génération qui avait vingt ans au sortir de la guerre fut pris d'un engouement pour le prénom de celui qui fusillait des récalcitrants en 14-18, livrait des Juifs et vilipendait les résistants entre 40 et 45 ; qu'il en fut de même, et plus encore, pour ceux qui, entre 1950 et 1965, furent en âge d'avoir des enfants et avaient baigné dans l'idéologie nataliste du pétainisme social. L'accession au pouvoir de de Gaulle n'y changea, au contraire. Le mouvement s'accéléra. Il atteint son apogée en 1963, soit un an après les accords d'Évian qui consacraient l'indépendance de l'Algérie. Il n'y eut d'écrêtement qu'après 1965, et la chute fut alors tout aussi spectaculaire que le fut la progression. 1965 : c'est-à-dire lorsqu'à l'élection présidentielle, Charles de Gaulle fut, contre toute attente, mis en ballotage par un François Mitterrand qui fleurait bon la IVème République, lui qui avait, en tant que ministre de l'Intérieur, œuvré pour les opérations de police de l'autre côté de la Méditerrannée. 1965 ou le déclin annoncé de la figure emblématique de la Résistance.

    Certes, la France, et de Gaulle lui-même, s'arrangea des années noires, avec un recyclage assez conséquent de ceux qui avaient eu une fidélité exemplaire à l'État français, et l'on peut comprendre que le besoin d'occulter cette époque ait été forte. Il ne s'agit pas de tirer des conclusions hâtives sur ce qu'aurait été alors l'inconscient collectif d'un pays qui avait à se reconstruire et dire que de facto la France des Trente Glorieuses exprimait là ses regrets d'un temps étrangement béni. Il ne s'agit pas de traiter ceux qui ont choisi ce prénom pour leur enfant de crypto-pétainistes (2). Néanmoins, cette bizarrerie onomastique laisse rêveur. Elle nous révèle que le prénom de Pétain ne fut pas un repoussoir, bien au contraire. Il ne représenta pas un interdit, ou bien ne fut pas associé avec l'identité du Maréchal. Celui-ci (prénom et donc figure historique) a ainsi cristallisé un impensé problématique. Cette étrangeté (inquiétante étrangeté. Unheimliche) est, il me semble, un signe que quelque chose (mais quoi ?) n'avait pas été réglé, avait été tu. Elle est un indice de ce qui fut longtemps un mensonge concernant la France résistance et hostile, même dans sa passivité, à la politique menée entre 1940 et 1945. Or, loin de procéder par occultation, par un radical balayage des heures sombres de son Histoire, ce pays exprime, de cette manière, qu'il n'en est rien. C'est une sourdine, une basse continue qui veut la peau de celui qui ne se résolut pas à se vendre à l'ennemi. Faut-il en déduire que de Gaulle est la mauvaise conscience à laquelle il est nécessaire de résister ? Cela sera d'autant plus facile que son autoritarisme et une certaine arrogance sont à mettre à son débit. Il n'est pas, lui, comme le Bon Berger sur lequel Jean Guidoni fit une remarquable chanson, pleine d'ironie mordante. Et lorsqu'à l'Olympia, en 1980, le chanteur ironisait sur les artistes chantant l'homme politique de leur choix, il constatait qu'il en restait un, et que personne n'en voulait, ajoutant, avant que la musique ne commence, qu'il était pourtant,«lui, le plus galonné, lui, le plus présent». On aimerait lui rétorquer que sur ce point il se trompait totalement.


    (1)J'aurais aimé donner les tableaux statistiques mais je n'ai pu les importer. Problème technique qui n'empêchera pas chacun d'aller les consulter sur les sites qui donnent la fréquence des prénoms durant le vingtième siècle.

    (2)Il n'y a de ma part nulle interférence avec le fait même que je me prénomme Philippe. Ceux qui auraient envie de lire ce billet sous l'angle d'un règlement de compte œdipien ou politique font fausse route. En radical bourdieusien que je suis, je mesure depuis longtemps la précarité des choix individuels. Et l'on pourrait interpréter, par exemple, le fait que je décris comme une angoisse inconsciente devant un monde en pleine mutation. L'affaire autour de la figure du Maréchal est fort complexe et, de même qu'on nous a menti en nous faisant croire que la France avait alors été héroïque, il faut aussi considérer avec circonspection le bonheur des Trente Glorieuses. Une voiture, un réfrégérateur, une télévison, le confort : tout cela ne fait pas une vie. (je renvoie sur ce point à l'interview de Perec publié sur ce blog le 17 avril 2010).

    J'ajoute par ailleurs que, contrairement ce que l'on croit, Philippe Pétain n'est pas le parrain de Philippe de Gaulle, fils de..., et que le 3 mai, c'est la saint Philippe.

     

  • Perec et ce qui nous attendait

    Perec est un grand écrivain et Les Choses. Une histoire des années soixante, son premier ouvrage paru en 1965, une exploration magistrale des mutations du monde moderne, une autopsie (il n'y a pas d'autre mot) de l'aliénation progressive de l'individu à une extériorité par laquelle il se compose une vie à défaut de pouvoir construire une existence. Il s'en explique avec Pierre Desgraupes dans une interview.