usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

collaboration

  • Une place dans le monde

     

    http://www.aloj.us.es/galba/monograficos/lautrec/Fotografias/lugares/Plazas/PlaceClichy.jpg

    L'été dernier, la place Clichy était en travaux. C'est un endroit qui n'a aucun intérêt. Ni majestueuse, ni singulière. Un de ces lieux dont on ne souviendrait sans doute pas si ne s'y associaient deux oeuvres littéraires majeures du XXe siècle français, écrites par deux auteurs qu'à plus d'un titre tout opposerait : Louis-Ferdinand Céline et Georges Perec. Voyage au bout de la nuit et L'Homme qui dort. Le premier roman est publié en 1932, le second en 1967. Entre temps, la débandade d'un continent et les pires atrocités. Y a-t-il une continuité dans l'Histoire, celle dont Perec écrit qu'elle s'impose avec sa grande Hache ? Faut-il envisager ainsi,dans une cohérence implacable, la désagrégation de l'Europe à partir de la Grande Guerre jusqu'aux prémices d'une logique de crise qui, depuis le milieu des années 70 nous a installés dans une angoisse permanente tant sur le plan économique que social et politique ? En relisant ces deux romans, on cerne, sous-jacente, la même fracture, dans laquelle les individus courent peu à peu à leur perte.

    Le Voyage commence place de Clichy, dans une sorte d'enthousiasme illusoire  avec laquelle Céline joue à merveille. Le lecteur sait de quoi il retourne. La guerre, la fleur à la bouche, est une mystification dont s'est nourrie l'opinion publique. Bardamu incarne, d'une certaine manière, la puissance aveugle de la reconquête : les boches vaincus, l'Alsace-Lorraine revenue dans le giron de la mère-patrie. Bonne blague. Toutes les pérégrinations, toutes les aventures du monde n'y pourront rien. Les tranchées monstrueuses et le dépucelage de l'horreur inaugure une odyssée dans le désordre. Les épisodes africain et américain ne démentiront rien. Le retour en France conclut cette expérience du pire. La place Clichy est donc le point symbolique d'où se déploie toute la violence visible du monde. Le héros se lance dans le mouvement et comme un principe centrifuge dévastateur tout valdingue. Il ne sait pas ce qui l'attend, ou plutôt il essaie de ne pas trop y penser. Son cynisme n'y résiste pas. On pourrait dire, d'une certaine manière, que cet endroit est celui autour duquel toute son existence s'était jusqu'alors réduite. Avant, rien. Après, c'est autre chose (soit : une différence mais aussi un désarroi qui progressivement sera sans contrôle...).

    Le héros de Perec, lui, ne bouge pas. Il est l'incarnation d'une inertie quasi maladive. Quand Bardamu entre, peut-être malgré lui, dans le cours de l'Histoire, l'homme qui dort regarde s'effondrer le sens de cette Histoire. Quand Bardamu rejoint la tradition picaresque, l'homme qui dort continue celle du roman psychologique, d'une certaine façon, sauf qu'ici la psychologie est une sorte d'outre percée par laquelle le sujet (qui tend à devenir l'objet de ses propres apories) se disperse. L'homme qui dort n'est pas des Esseintes. Il n'a pas pour se protéger la misanthropie aristocratique se réfugiant dans l'art. Il n'est pas hors du monde ; il ne peut pas l'être. Bien au contraire : sa lente évolution l'amène à une décomposition de la volonté et du désir telle que rien ne peut plus le sauver. Son indifférence est l'aboutissement d'une porosité de l'être jusqu'à la dissolution dans un tout qui l'écrase, qui le conduit à n'être plus qu'un ectoplasme. Dissolution de l'être ouvrant l'étrange sensation que cet homme pourrait être aisément réarmé. La transparence qu'évoque Perec n'est qu'un moment, une pause dans une processus dont on imagine qu'il pourrait s'avérer redoutable. L'homme qui dort n'est pas Meursault : il est dans un en-deçà de la violence inquiétant. Et Perec conclut donc l'histoire place Clichy. L'histoire ou l'Histoire ? Pour le fils de juifs disparus pendant la guerre (et la mère notamment, jamais revenue des camps), cette angoisse de la disparition est essentielle. Double disparition : celle physique bien sûr, mais celle aussi d'une conscience à même de concevoir l'autre disparition, la première, celle, irrémédiable, qui nous lie, dès le départ, à la mort. Perec avait déjà donné un aperçu de cette  abyssale terreur deux ans auparavant en publiant Les Choses. Mais à la frénésie consumériste succède déjà la glaciation d'un univers qui échappe à celui qui le contemple. Et l'histoire (comme récit) échappe à son auteur place de Clichy.

    L'écho à l'épopée célinienne est évidente. Il y a ainsi entre l'enthousiasme belliciste, moteur de l'action (et de l'écriture...), et l'indifférence glacée une parenté. Ce ne sont, peut-être, que les modalités variables d'une même horreur enfouie dans l'homme. La marotte bifrons de notre capacité à la violence. Et l'insistance avec laquelle Perec creuse la thématique du détachement renvoie aux pires heures d'une Histoire commune, pendant lesquelles les individus détournèrent le regard, par lâcheté, sans doute, par peur, évidemment, par désir aussi, pour certains que tout finisse par retrouver sa place. Parce que pour eux la catastrophe avait commencé bien avant : dans un temps où justement ils auraient pu être place de Clichy (mais ils étaient ailleurs, et c'était parfois la place du village, la place de l'Eglise), comme Bardamu, prêts à tout, confiants et guerriers d'abord, habités de néant ensuite, disposés désormais à une indifférence salvatrice.

    Lire (ou relire) ces deux romans, dans un effet de miroir, est une expérience qui en révèle bien plus sur nos failles et nos limites que toutes les pages de sociologie fondées sur la statistique. Ils portent en eux une vérité advenant certes par des chemins fort différents, en des temps bien distincts, mais qui, dans le fond, répercutent le même scepticisme sur la capacité de l'homme au bien. Le mal règne : par désespoir, par peur, par omission, nous y adhérons. Il a littérairement un lieu fétiche (comme la gare de Perpignan était pour Dali le centre du monde) : la place de Clichy...

     

    Incipit du Voyage au bout de la nuit.

    "Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C'était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l'écoute. " Restons pas dehors ! qu'il me dit. Rentrons ! " Je rentre avec lui. Voilà. " Cette terrasse, qu'il commence, c'est pour les oeufs à la coque! Viens par ici ! " Alors, on remarque encore qu'il n'y avait personne dans les rues, à cause de la chaleur ; pas de voiture, rien. Quand il fait très froid, non plus, il n'y a personne dans les rues ; c'est lui, même que je m'en souviens, qui m'avait dit à ce propos : " Les gens de Paris ont l'air toujours d'être occupés, mais en fait, ils se promènent du matin au soir ; la preuve, c'est que lorsqu'il ne fait pas bon à se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des cafés crème et des bocks. C'est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu'ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu'ils racontent. Comment ça? Rien n'est changé en vérité. Ils continuent à s'admirer et c'est tout. Et ça n'est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés ! Deux ou trois par-ci, par-là, des petits... " Bien fiers alors d'avoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeuré là assis, ravis, à regarder les dames du café.
    Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s'en allait inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et puis, de fil en aiguille, sur Le Temps où c'était écrit. " Tiens, voilà un maître journal, Le Temps ! " qu'il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. " Y en a pas deux comme lui pour défendre la race française ! - Elle en a bien besoin la race française, vu qu'elle n'existe pas ! " que j'ai répondu moi pour montrer que j'étais documenté, et du tac au tac.
    - Si donc ! qu'il y en a une ! Et une belle de race ! qu'il insistait lui, et même que c'est la plus belle race du monde, et bien cocu qui s'en dédit ! Et puis, le voilà parti à m'engueuler. J'ai tenu ferme bien entendu.
    - C'est pas vrai ! La race, ce que t'appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français.
    - Bardamu, qu'il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n'en dis pas de mal !...
    - T'as raison, Arthur, pour ça t'as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d'opinions, ou bien si tard, que ça n'en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C'est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre... On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger... Pour des riens, il vous étrangle... C'est pas une vie...
    - Il y a l'amour, Bardamu !
    - Arthur, l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma dignité moi ! que je lui réponds.
    - Parlons-en de toi ! T'es un anarchiste et puis voilà tout !
    Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez ça d'ici, et tout ce qu'il y avait d'avancé dans les opinions.
    - Tu l'as dit, bouffi, que je suis anarchiste ! Et la preuve la meilleure, c'est que j'ai composé une manière de prière vengeresse et sociale dont tu vas me dire tout de suite des nouvelles : LES AILES EN OR ! C'est le titre !... Et je lui récite alors :
    Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu désespéré, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout, le ventre en l'air, prêt aux caresses, c'est lui, c'est notre maître. Embrassons-nous !
    - Ton petit morceau ne tient pas devant la vie, j'en suis, moi, pour l'ordre établi et je n'aime pas la politique. Et d'ailleurs le jour où la patrie me demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien sûr, et pas fainéant, prêt à le donner.
    Voilà ce qu'il m'a répondu.
    Justement la guerre approchait de nous deux sans qu'on s'en soye rendu compte et je n'avais plus la tête très solide. Cette brève mais vivace discussion m'avait fatigué. Et puis, j'étais ému aussi parce que le garçon m'avait un peu traité de sordide à cause du pourboire. Enfin, nous nous réconciliâmes avec Arthur pour finir, tout à fait. On était du même avis sur presque tout.
    - C'est vrai, t'as raison en somme, que j'ai convenu, conciliant, mais enfin on est tous assis sur une grande galère, on rame tous à tour de bras, tu peux pas venir me dire le contraire !... Assis sur des clous même à tirer tout nous autres ! Et qu'est-ce qu'on en a ? Rien ! Des coups de trique seulement, des misères, des bobards et puis des vacheries encore. On travaille ! qu'ils disent. C'est ça encore qu'est plus infect que tout le reste, leur travail. On est en bas dans les cales à souffler de la gueule, puants, suintants des rouspignoles et puis voilà ! En haut sur le pont, au frais, il y a les maîtres et qui s'en font pas, avec des belles femmes roses et gonflées de parfums sur les genoux. On nous fait monter sur le pont. Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ça : " Bandes de charognes, c'est la guerre ! qu'ils font. On va les aborder, les saligauds qui sont sur la patrie n° 2, et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! Y a de tout ce qu'il faut à bord ! Tous en choeur ! Gueulez voir d'abord un bon coup et que ça tremble : " Vive la Patrie n° 1 ! " Qu'on vous entende de loin ! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la médaille et la dragée du bon Jésus ! Nom de Dieu ! Et puis ceux qui ne voudront pas crever sur mer, ils pourront toujours aller crever sur terre où c'est fait bien plus vite encore qu'ici ! "
    - C'est tout à fait comme ça ! que m'approuva Arthur, décidément devenu facile à convaincre.
    Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu'il avait l'air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu'un bond d'enthousiasme.
    - J'vais voir si c'est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti m'engager, et au pas de course encore.
    - T'es rien c... Ferdinand ! qu'il me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par l'effet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait.
    Ça m'a un peu froissé qu'il prenne la chose ainsi, mais ça m'a pas arrêté. J'étais au pas. " J'y suis,- j'y reste ! " que je me dis.
    - On verra bien, eh navet ! que j'ai même encore eu le temps de lui crier avant qu'on tourne la rue avec le régiment derrière le colonel et sa musique. Ça s'est fait exactement ainsi.
    Alors on a marché longtemps. Y en avait plus qu'il y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragements, et qui lançaient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des églises: II y en avait des patriotes ! Et puis il s'est mis à y en avoir moins des patriotes... La pluie est tombée, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout d'encouragements, plus un seul, sur la route.
    Nous n'étions donc plus rien qu'entre nous ? Les uns derrière les autres ? La musique s'est arrêtée. " En résumé, que je me suis dit alors quand j'ai vu comment ça tournait c'est plus drôle ! C'est tout à recommencer ! J'allais m'en aller. Mais trop tard ! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats.

     

    Excipit d'Un Homme qui dort :

    "Nulle malédiction ne pèse sur tes épaules. Tu es un monstre, peut-être, mais pas un monstre des Enfers. Tu n’as pas besoin de te tordre, de hurler. Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue pour t’être aussitôt refusée, nul corbeau n’en veut à tes globes oculaires, nul vautour ne s’est vu infliger l’indigeste pensum de venir te boulotter le foie, matin, midi et soir. Tu n’as pas à te traîner devant tes juges, criant grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur.

     

    Le temps, qui veille à tout, a donné la solution magré toi.

    Le temps, qui connait la réponse, a continé de couler.

     

    C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tout recommence, que tout commence, que tout continue.

     

    Cesse de parler comme un homme qui rêve.

     

    Regarde ! Regarde-les. Ils sont là des milliers et des milliers, sentinelles silencieuses, Terriens immobiles, plantés le long des quais, des berges, le long des trottoirs noyés de pluie de la place Clichy, en pleine rêverie océanique, attendant les embruns, le déferlement des marées, l’appel rauque des oiseaux de la mer.

     

    Non. Tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n’es plus l’inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber."

    (les blancs entre les paragraphres sont d'origine)



  • Charles et Philippe

    Grâce à l'INSEE (1), nous apprenons que Charles fut le 45ème prénom du XXème siècle, Philippe le 5ème. La fréquence de leur attribution respective n'est donc pas comparable. Celle du premier oscille entre 800 et 5300 l'an. Il eut son heure de gloire au début du siècle et dans les années 20 avant de subir un lent déclin, une quasi disparition conjurée par un léger sursaut dans les années 80. Celle du second est beaucoup plus curieuse puisque la fourchette se situe entre 2000 et 27000 l'an, pas moins. Surtout, elle obéit à une courbe en cloche qui souligne que le succès de ce prénom est trompeur puisqu'il se situe essentiellement dans l'intervalle 1945-1975. Mon propos n'est pas de discuter les fondements sociologiques de cette différence et je n'ai nulle explication sérieuse sur le fait que ces deux prénoms royaux n'aient pas bénéficié du même destin (sinon que, peut-être, Charles ait été perçu comme plus aristocratique, plus huppé par contamination des composés qu'on lui associe : Charles-Henry, Charles-Albert, Charles-Hubert...). Je m'en tiendrai seulement à une observation définie dans un temps précis : 1940-1970.

    Durant cette période, Charles reste sur une ligne constante de déclin. Il subit une variation tendancielle décroissante, avec, néanmoins, deux éclaircies : une petite remontée vers 1945 et une autre vers 1959. Dans le premier cas, on pense à la fin de la guerre, à la Libération, à de Gaulle et son accession (fort courte) au pouvoir, dans l'aura de son appel ancien à la résistance. Mais cela ne dure pas et de même que de Gaulle disparaît un temps du paysage politique, le prénom Charles continue sa lente descente. Le sursaut de 59-60 peut être associé au retour du même personnage historique à la tête du pays, avec une constitution taillée à sa mesure, lui, venu pour sauver une République engluée dans ses jeux politiques stériles et une situation extérieure difficile. Mais le constat reste identique. L'embellie n'enraye pas la chute. Il n'y a donc pas d'effet gaullien en la matière. Ce ne serait pas en soi un fait qui mériterait qu'on s'y arrête. Les individus, dans l'affaire privée qu'est le choix du prénom de leur enfant, ont une liberté qui ne les oblige pas à l'identification historique. Cependant, on sait aussi, et les études sociologiques le rappellent souvent, que tout choix de cette nature n'est pas indifférent à un cadre de représentation dans lequel interviennent la tradition, les antécédents familiaux, le goût de l'originalité ou du classique (les critères bourdieusiens de distinction), etc. C'est sur ce plan que la mise en comparaison avec Philippe est une curiosité.

    Le graphique de ce prénom présente, nous l'avons dit, une singularité. Si l'on considère, en effet, l'ensemble du siècle, on dira qu'il fut parmi les grands succès du XXe. Malgré tout, cette place (5ème) reflète une situation en trompe-l'œil puisque Philippe est peu fréquent jusque dans les années 30 et depuis le milieu des années 80 (pour être aujourd'hui quasiment désuet). Dans la période de la guerre, on observe une petite poussée en 1940 qui correspond, de toute évidence, à la prise de pouvoir de Pétain, petite poussée qui ne dure que le temps pendant lequel le Maréchal assure à ses compatriotes un semblant de sécurité. Arrive la Libération. Chute du régime de collaboration. Commence alors la vertigineuse ascension du prénom de celui qui serra la main de Hitler, promulga un statut particulier des Juifs avant même que les Allemands aient demandé quoi que ce soit. Vertigineuse, en effet, puisque l'on passe d'environ 2700 l'an en 1945 à près de 27000 en 1963. En clair, cela signifie que la génération qui avait vingt ans au sortir de la guerre fut pris d'un engouement pour le prénom de celui qui fusillait des récalcitrants en 14-18, livrait des Juifs et vilipendait les résistants entre 40 et 45 ; qu'il en fut de même, et plus encore, pour ceux qui, entre 1950 et 1965, furent en âge d'avoir des enfants et avaient baigné dans l'idéologie nataliste du pétainisme social. L'accession au pouvoir de de Gaulle n'y changea, au contraire. Le mouvement s'accéléra. Il atteint son apogée en 1963, soit un an après les accords d'Évian qui consacraient l'indépendance de l'Algérie. Il n'y eut d'écrêtement qu'après 1965, et la chute fut alors tout aussi spectaculaire que le fut la progression. 1965 : c'est-à-dire lorsqu'à l'élection présidentielle, Charles de Gaulle fut, contre toute attente, mis en ballotage par un François Mitterrand qui fleurait bon la IVème République, lui qui avait, en tant que ministre de l'Intérieur, œuvré pour les opérations de police de l'autre côté de la Méditerrannée. 1965 ou le déclin annoncé de la figure emblématique de la Résistance.

    Certes, la France, et de Gaulle lui-même, s'arrangea des années noires, avec un recyclage assez conséquent de ceux qui avaient eu une fidélité exemplaire à l'État français, et l'on peut comprendre que le besoin d'occulter cette époque ait été forte. Il ne s'agit pas de tirer des conclusions hâtives sur ce qu'aurait été alors l'inconscient collectif d'un pays qui avait à se reconstruire et dire que de facto la France des Trente Glorieuses exprimait là ses regrets d'un temps étrangement béni. Il ne s'agit pas de traiter ceux qui ont choisi ce prénom pour leur enfant de crypto-pétainistes (2). Néanmoins, cette bizarrerie onomastique laisse rêveur. Elle nous révèle que le prénom de Pétain ne fut pas un repoussoir, bien au contraire. Il ne représenta pas un interdit, ou bien ne fut pas associé avec l'identité du Maréchal. Celui-ci (prénom et donc figure historique) a ainsi cristallisé un impensé problématique. Cette étrangeté (inquiétante étrangeté. Unheimliche) est, il me semble, un signe que quelque chose (mais quoi ?) n'avait pas été réglé, avait été tu. Elle est un indice de ce qui fut longtemps un mensonge concernant la France résistance et hostile, même dans sa passivité, à la politique menée entre 1940 et 1945. Or, loin de procéder par occultation, par un radical balayage des heures sombres de son Histoire, ce pays exprime, de cette manière, qu'il n'en est rien. C'est une sourdine, une basse continue qui veut la peau de celui qui ne se résolut pas à se vendre à l'ennemi. Faut-il en déduire que de Gaulle est la mauvaise conscience à laquelle il est nécessaire de résister ? Cela sera d'autant plus facile que son autoritarisme et une certaine arrogance sont à mettre à son débit. Il n'est pas, lui, comme le Bon Berger sur lequel Jean Guidoni fit une remarquable chanson, pleine d'ironie mordante. Et lorsqu'à l'Olympia, en 1980, le chanteur ironisait sur les artistes chantant l'homme politique de leur choix, il constatait qu'il en restait un, et que personne n'en voulait, ajoutant, avant que la musique ne commence, qu'il était pourtant,«lui, le plus galonné, lui, le plus présent». On aimerait lui rétorquer que sur ce point il se trompait totalement.


    (1)J'aurais aimé donner les tableaux statistiques mais je n'ai pu les importer. Problème technique qui n'empêchera pas chacun d'aller les consulter sur les sites qui donnent la fréquence des prénoms durant le vingtième siècle.

    (2)Il n'y a de ma part nulle interférence avec le fait même que je me prénomme Philippe. Ceux qui auraient envie de lire ce billet sous l'angle d'un règlement de compte œdipien ou politique font fausse route. En radical bourdieusien que je suis, je mesure depuis longtemps la précarité des choix individuels. Et l'on pourrait interpréter, par exemple, le fait que je décris comme une angoisse inconsciente devant un monde en pleine mutation. L'affaire autour de la figure du Maréchal est fort complexe et, de même qu'on nous a menti en nous faisant croire que la France avait alors été héroïque, il faut aussi considérer avec circonspection le bonheur des Trente Glorieuses. Une voiture, un réfrégérateur, une télévison, le confort : tout cela ne fait pas une vie. (je renvoie sur ce point à l'interview de Perec publié sur ce blog le 17 avril 2010).

    J'ajoute par ailleurs que, contrairement ce que l'on croit, Philippe Pétain n'est pas le parrain de Philippe de Gaulle, fils de..., et que le 3 mai, c'est la saint Philippe.