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georges perec

  • Trop mortelle

    "Les livres ne sont pas faits pour être lus, ils sont faits pour être écrits"

                  T.E. Lawrence, cité par Denis Roche in La Photographie est interminable, 2007


    En ces temps d'intense merchandising littéraire, cet apparent paradoxe a une saveur particulière. Il me rappelle, dans l'esprit, ce que Jean-Luc Steinmetz défendait à partir du cas Lautréamont : le livre est là, qui attend, et même n'attend pas ses lecteurs. Il est et il a son propre temps, sa propre existence, comme une île qui n'aurait pas besoin d'être découverte, qui n'aurait même pas besoin de celui qui poserait le pied sur son sol. Parce qu'il ne faut pas inverser les termes : le livre était avant le lecteur et plus fort que lui (quoique une telle proposition ait une part de ridicule). Il n'est pas en quête (à l'inverse de l'auteur qui, lui, en nos territoires de moindre reconnaissance, n'a jamais été aussi tenté par le racolage -médiatique-). Il est son monde, le monde. Encore faut-il que celui qui l'a écrit soit persuadé que ce monde ait plus de valeur, de profondeur et de durée que cet autre dans lequel il va bientôt entrer.

    Le livre est, quand il n'a pas de lecteur. Soit : quand il ne le nécessite pas, n'en sollicite pas l'existence. C'est dans cette perspective que l'on a écrit longtemps. Il eût été si infâmant pour un homme (noble de surcroît) du Grand Siècle de se sentir écrivain qu'il y a là, sans doute, une des raisons de la beauté d'une écriture qui se cherchait pour elle-même (y compris dans le principe d'une imitatio qui n'avait rien de servile). Ce n'était pourtant la pulsion qui les motivait, cette tarte à la crème post-psychanalytique devenue l'une des gangrènes de la littérature contemporaine : les maux, les douleurs, l'auto-fiction en vérité/finalité.

    C'est en ne pensant pas à cet autre hypothétique, cet "hypocrite lecteur", comme l'appelait Baudelaire dans le texte liminaire des Fleurs du Mal (1), que s'est ouverte l'écriture et qu'elle a pu jusqu'à la borne joycienne croire à sa puissance mythique. Mais, par mythe, il faut se souvenir de ce que rappelait Jean Rousset à ce sujet : il a toujours à voir avec la mort. Il est une forme qui engage à être au bord du précipice. Telle a pu être la littérature quand elle avait encore l'ambition de ne pas s'aliéner au corps putrescible de son auteur. On se souviendra de Proust achevant un jour La Recherche (avant que de la reprendre, partiellement) et disant à la pauvre Céleste que désormais il pouvait mourir. Beau défi que de se penser au-delà de l'acte, dans l'œuvre qui vous supprime ou vous subsume. Il est certain que Joyce devait croire en cette même  grâce d'un monde sans lui, mais avec ses livres, pour entamer Finnegans Wake. Ces deux-là vivaient encore dans un temps où la littérature, et ceux qui s'y consacraient, avait les moyens de son éternité, la beauté intempestive d'un espace en attente, promise à la dissidence momentanée pour une pérennité à venir.

    Au XIXe siècle, Le Rouge et le Noir, ainsi que La Chartreuse de Parme, furent tirés à 750 exemplaires. Le plus tirage durant cette période fut Le Maïtre de forges du sieur Ohnet. Qui s'en souvient  encore ? Est-ce l'important ? Beyle écrivait pour les happy few, ce qui est une faute de goût impardonnable dans ces temps si démocratiques. Il pensait au lecteur de 1935 (ne sachant ce que cette borne aurait au fond de crépusculaire). Il croyait à l'immortalité du texte, parce qu'il vivait encore dans le faste d'une pratique soustraite à son impératif identitaire. Ce n'est plus le cas. Le XXe siècle a fait entrer définitivement la littérature dans la mortalité, et l'a sortie de tout prolongement mythique. Elle doit vivre dans un ici et maintenant conditionné par la double faux d'une édition en quête paradoxale de rentabilité et d'originalité. Mais une originalité recyclant peu ou prou les recettes anciennes. La mortalité de la littérature tient dans la compression de sa lisibilité selon impératifs d'une temporalité de plus en plus courte.

    La soumission de la littérature à la logique de l'instant, instant déjà fini dans sa réalisation même, atteint son comble dans la litanie des prix. Celle-ci renvoie certes à un glissement du culturel dans le marketing mais plus encore, elle anéantit l'écriture dans une grille formalisée rendant sa prévisibilité et sa datation magistrales. Par exemple, il faut être d'une grande naïveté pour se féliciter du succès goncourtesque  d'Alexis Jenni, lequel s'inscrit dans le mainstream d'un retour de l'Histoire (déjà avec Littell...) (2), parce que s'épuisaient depuis quelques années les idioties de l'auto-fiction, auto-fiction ayant elle-même succédé à l'écriture blanche. C'est une vague, et pas très nouvelle, celle-là, et qui s'effondrera, indépendamment de la valeur du livre (3), parce qu'il ne peut rien demeurer de ce qui ne s'est pas assigné à la disparition du corps entravant la littérature comme acte dans l'au-delà.

    Si la dernière figure majeure de la littérature française est Georges Perec. c'est parce qu'il a assujetti, lui, son devoir d'écriture à une indispensable déprise du monde. Il suffit pour s'en convaincre de prendre les deux pôles majeurs de son œuvre : Les Choses et La Vie mode d'emploi. Deux expériences textuelles qui révèlent justement le monde dans lequel elles éclosent et en même temps qui prennent leur puissance à mesure que l'on s'en éloigne, ayant compris, avec sa vive intelligence, que toute grande entreprise littéraire est d'outre-tombe. Deux romans récompensés en leur temps. Prix Renaudot 1965 pour le premier, prix Médicis 1978 pour le second. Comme une suprême ironie.


    (1)Mais le poète eut la faiblesse d'ajouter "mon semblable -mon frère", ce qui était une manière désastreuse de rompre la distance nécessaire à la littérature.

    (2)En même temps que réapparaissait le social, le fameux social, quand le politique l'abandonnait, pour n'être plus rien (le politique s'entend).


    (3)Dont l'auteur était, paraît-il, suivi par l'écurie Gallimard, ce qui est une manière d'évaluer le champ littéraire à la lumière d'une course hippique. C'est d'ailleurs au regard de cette assimilation fatale que Liberation.fr, Le Monde.fr  et Le Figaro.fr titrent comme un seul et même torchon : "Alexis Jenni remporte (sic) le Goncourt".

  • Une place dans le monde

     

    http://www.aloj.us.es/galba/monograficos/lautrec/Fotografias/lugares/Plazas/PlaceClichy.jpg

    L'été dernier, la place Clichy était en travaux. C'est un endroit qui n'a aucun intérêt. Ni majestueuse, ni singulière. Un de ces lieux dont on ne souviendrait sans doute pas si ne s'y associaient deux oeuvres littéraires majeures du XXe siècle français, écrites par deux auteurs qu'à plus d'un titre tout opposerait : Louis-Ferdinand Céline et Georges Perec. Voyage au bout de la nuit et L'Homme qui dort. Le premier roman est publié en 1932, le second en 1967. Entre temps, la débandade d'un continent et les pires atrocités. Y a-t-il une continuité dans l'Histoire, celle dont Perec écrit qu'elle s'impose avec sa grande Hache ? Faut-il envisager ainsi,dans une cohérence implacable, la désagrégation de l'Europe à partir de la Grande Guerre jusqu'aux prémices d'une logique de crise qui, depuis le milieu des années 70 nous a installés dans une angoisse permanente tant sur le plan économique que social et politique ? En relisant ces deux romans, on cerne, sous-jacente, la même fracture, dans laquelle les individus courent peu à peu à leur perte.

    Le Voyage commence place de Clichy, dans une sorte d'enthousiasme illusoire  avec laquelle Céline joue à merveille. Le lecteur sait de quoi il retourne. La guerre, la fleur à la bouche, est une mystification dont s'est nourrie l'opinion publique. Bardamu incarne, d'une certaine manière, la puissance aveugle de la reconquête : les boches vaincus, l'Alsace-Lorraine revenue dans le giron de la mère-patrie. Bonne blague. Toutes les pérégrinations, toutes les aventures du monde n'y pourront rien. Les tranchées monstrueuses et le dépucelage de l'horreur inaugure une odyssée dans le désordre. Les épisodes africain et américain ne démentiront rien. Le retour en France conclut cette expérience du pire. La place Clichy est donc le point symbolique d'où se déploie toute la violence visible du monde. Le héros se lance dans le mouvement et comme un principe centrifuge dévastateur tout valdingue. Il ne sait pas ce qui l'attend, ou plutôt il essaie de ne pas trop y penser. Son cynisme n'y résiste pas. On pourrait dire, d'une certaine manière, que cet endroit est celui autour duquel toute son existence s'était jusqu'alors réduite. Avant, rien. Après, c'est autre chose (soit : une différence mais aussi un désarroi qui progressivement sera sans contrôle...).

    Le héros de Perec, lui, ne bouge pas. Il est l'incarnation d'une inertie quasi maladive. Quand Bardamu entre, peut-être malgré lui, dans le cours de l'Histoire, l'homme qui dort regarde s'effondrer le sens de cette Histoire. Quand Bardamu rejoint la tradition picaresque, l'homme qui dort continue celle du roman psychologique, d'une certaine façon, sauf qu'ici la psychologie est une sorte d'outre percée par laquelle le sujet (qui tend à devenir l'objet de ses propres apories) se disperse. L'homme qui dort n'est pas des Esseintes. Il n'a pas pour se protéger la misanthropie aristocratique se réfugiant dans l'art. Il n'est pas hors du monde ; il ne peut pas l'être. Bien au contraire : sa lente évolution l'amène à une décomposition de la volonté et du désir telle que rien ne peut plus le sauver. Son indifférence est l'aboutissement d'une porosité de l'être jusqu'à la dissolution dans un tout qui l'écrase, qui le conduit à n'être plus qu'un ectoplasme. Dissolution de l'être ouvrant l'étrange sensation que cet homme pourrait être aisément réarmé. La transparence qu'évoque Perec n'est qu'un moment, une pause dans une processus dont on imagine qu'il pourrait s'avérer redoutable. L'homme qui dort n'est pas Meursault : il est dans un en-deçà de la violence inquiétant. Et Perec conclut donc l'histoire place Clichy. L'histoire ou l'Histoire ? Pour le fils de juifs disparus pendant la guerre (et la mère notamment, jamais revenue des camps), cette angoisse de la disparition est essentielle. Double disparition : celle physique bien sûr, mais celle aussi d'une conscience à même de concevoir l'autre disparition, la première, celle, irrémédiable, qui nous lie, dès le départ, à la mort. Perec avait déjà donné un aperçu de cette  abyssale terreur deux ans auparavant en publiant Les Choses. Mais à la frénésie consumériste succède déjà la glaciation d'un univers qui échappe à celui qui le contemple. Et l'histoire (comme récit) échappe à son auteur place de Clichy.

    L'écho à l'épopée célinienne est évidente. Il y a ainsi entre l'enthousiasme belliciste, moteur de l'action (et de l'écriture...), et l'indifférence glacée une parenté. Ce ne sont, peut-être, que les modalités variables d'une même horreur enfouie dans l'homme. La marotte bifrons de notre capacité à la violence. Et l'insistance avec laquelle Perec creuse la thématique du détachement renvoie aux pires heures d'une Histoire commune, pendant lesquelles les individus détournèrent le regard, par lâcheté, sans doute, par peur, évidemment, par désir aussi, pour certains que tout finisse par retrouver sa place. Parce que pour eux la catastrophe avait commencé bien avant : dans un temps où justement ils auraient pu être place de Clichy (mais ils étaient ailleurs, et c'était parfois la place du village, la place de l'Eglise), comme Bardamu, prêts à tout, confiants et guerriers d'abord, habités de néant ensuite, disposés désormais à une indifférence salvatrice.

    Lire (ou relire) ces deux romans, dans un effet de miroir, est une expérience qui en révèle bien plus sur nos failles et nos limites que toutes les pages de sociologie fondées sur la statistique. Ils portent en eux une vérité advenant certes par des chemins fort différents, en des temps bien distincts, mais qui, dans le fond, répercutent le même scepticisme sur la capacité de l'homme au bien. Le mal règne : par désespoir, par peur, par omission, nous y adhérons. Il a littérairement un lieu fétiche (comme la gare de Perpignan était pour Dali le centre du monde) : la place de Clichy...

     

    Incipit du Voyage au bout de la nuit.

    "Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C'était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l'écoute. " Restons pas dehors ! qu'il me dit. Rentrons ! " Je rentre avec lui. Voilà. " Cette terrasse, qu'il commence, c'est pour les oeufs à la coque! Viens par ici ! " Alors, on remarque encore qu'il n'y avait personne dans les rues, à cause de la chaleur ; pas de voiture, rien. Quand il fait très froid, non plus, il n'y a personne dans les rues ; c'est lui, même que je m'en souviens, qui m'avait dit à ce propos : " Les gens de Paris ont l'air toujours d'être occupés, mais en fait, ils se promènent du matin au soir ; la preuve, c'est que lorsqu'il ne fait pas bon à se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans à prendre des cafés crème et des bocks. C'est ainsi ! Siècle de vitesse ! qu'ils disent. Où ça ? Grands changements ! qu'ils racontent. Comment ça? Rien n'est changé en vérité. Ils continuent à s'admirer et c'est tout. Et ça n'est pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, même parmi les mots, qui sont changés ! Deux ou trois par-ci, par-là, des petits... " Bien fiers alors d'avoir fait sonner ces vérités utiles, on est demeuré là assis, ravis, à regarder les dames du café.
    Après, la conversation est revenue sur le Président Poincaré qui s'en allait inaugurer, justement ce matin-là, une exposition de petits chiens ; et puis, de fil en aiguille, sur Le Temps où c'était écrit. " Tiens, voilà un maître journal, Le Temps ! " qu'il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. " Y en a pas deux comme lui pour défendre la race française ! - Elle en a bien besoin la race française, vu qu'elle n'existe pas ! " que j'ai répondu moi pour montrer que j'étais documenté, et du tac au tac.
    - Si donc ! qu'il y en a une ! Et une belle de race ! qu'il insistait lui, et même que c'est la plus belle race du monde, et bien cocu qui s'en dédit ! Et puis, le voilà parti à m'engueuler. J'ai tenu ferme bien entendu.
    - C'est pas vrai ! La race, ce que t'appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français.
    - Bardamu, qu'il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n'en dis pas de mal !...
    - T'as raison, Arthur, pour ça t'as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d'opinions, ou bien si tard, que ça n'en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C'est lui qui nous possède ! Quand on est pas sages, il serre... On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger... Pour des riens, il vous étrangle... C'est pas une vie...
    - Il y a l'amour, Bardamu !
    - Arthur, l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma dignité moi ! que je lui réponds.
    - Parlons-en de toi ! T'es un anarchiste et puis voilà tout !
    Un petit malin, dans tous les cas, vous voyez ça d'ici, et tout ce qu'il y avait d'avancé dans les opinions.
    - Tu l'as dit, bouffi, que je suis anarchiste ! Et la preuve la meilleure, c'est que j'ai composé une manière de prière vengeresse et sociale dont tu vas me dire tout de suite des nouvelles : LES AILES EN OR ! C'est le titre !... Et je lui récite alors :
    Un Dieu qui compte les minutes et les sous, un Dieu désespéré, sensuel et grognon comme un cochon. Un cochon avec des ailes en or qui retombe partout, le ventre en l'air, prêt aux caresses, c'est lui, c'est notre maître. Embrassons-nous !
    - Ton petit morceau ne tient pas devant la vie, j'en suis, moi, pour l'ordre établi et je n'aime pas la politique. Et d'ailleurs le jour où la patrie me demandera de verser mon sang pour elle, elle me trouvera moi bien sûr, et pas fainéant, prêt à le donner.
    Voilà ce qu'il m'a répondu.
    Justement la guerre approchait de nous deux sans qu'on s'en soye rendu compte et je n'avais plus la tête très solide. Cette brève mais vivace discussion m'avait fatigué. Et puis, j'étais ému aussi parce que le garçon m'avait un peu traité de sordide à cause du pourboire. Enfin, nous nous réconciliâmes avec Arthur pour finir, tout à fait. On était du même avis sur presque tout.
    - C'est vrai, t'as raison en somme, que j'ai convenu, conciliant, mais enfin on est tous assis sur une grande galère, on rame tous à tour de bras, tu peux pas venir me dire le contraire !... Assis sur des clous même à tirer tout nous autres ! Et qu'est-ce qu'on en a ? Rien ! Des coups de trique seulement, des misères, des bobards et puis des vacheries encore. On travaille ! qu'ils disent. C'est ça encore qu'est plus infect que tout le reste, leur travail. On est en bas dans les cales à souffler de la gueule, puants, suintants des rouspignoles et puis voilà ! En haut sur le pont, au frais, il y a les maîtres et qui s'en font pas, avec des belles femmes roses et gonflées de parfums sur les genoux. On nous fait monter sur le pont. Alors, ils mettent leurs chapeaux haut de forme et puis ils nous en mettent un bon coup de la gueule comme ça : " Bandes de charognes, c'est la guerre ! qu'ils font. On va les aborder, les saligauds qui sont sur la patrie n° 2, et on va leur faire sauter la caisse ! Allez ! Allez ! Y a de tout ce qu'il faut à bord ! Tous en choeur ! Gueulez voir d'abord un bon coup et que ça tremble : " Vive la Patrie n° 1 ! " Qu'on vous entende de loin ! Celui qui gueulera le plus fort, il aura la médaille et la dragée du bon Jésus ! Nom de Dieu ! Et puis ceux qui ne voudront pas crever sur mer, ils pourront toujours aller crever sur terre où c'est fait bien plus vite encore qu'ici ! "
    - C'est tout à fait comme ça ! que m'approuva Arthur, décidément devenu facile à convaincre.
    Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu'il avait l'air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu'un bond d'enthousiasme.
    - J'vais voir si c'est ainsi ! que je crie à Arthur, et me voici parti m'engager, et au pas de course encore.
    - T'es rien c... Ferdinand ! qu'il me crie, lui Arthur en retour, vexé sans aucun doute par l'effet de mon héroïsme sur tout le monde qui nous regardait.
    Ça m'a un peu froissé qu'il prenne la chose ainsi, mais ça m'a pas arrêté. J'étais au pas. " J'y suis,- j'y reste ! " que je me dis.
    - On verra bien, eh navet ! que j'ai même encore eu le temps de lui crier avant qu'on tourne la rue avec le régiment derrière le colonel et sa musique. Ça s'est fait exactement ainsi.
    Alors on a marché longtemps. Y en avait plus qu'il y en avait encore des rues, et puis dedans des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragements, et qui lançaient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des églises: II y en avait des patriotes ! Et puis il s'est mis à y en avoir moins des patriotes... La pluie est tombée, et puis encore de moins en moins et puis plus du tout d'encouragements, plus un seul, sur la route.
    Nous n'étions donc plus rien qu'entre nous ? Les uns derrière les autres ? La musique s'est arrêtée. " En résumé, que je me suis dit alors quand j'ai vu comment ça tournait c'est plus drôle ! C'est tout à recommencer ! J'allais m'en aller. Mais trop tard ! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats.

     

    Excipit d'Un Homme qui dort :

    "Nulle malédiction ne pèse sur tes épaules. Tu es un monstre, peut-être, mais pas un monstre des Enfers. Tu n’as pas besoin de te tordre, de hurler. Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue pour t’être aussitôt refusée, nul corbeau n’en veut à tes globes oculaires, nul vautour ne s’est vu infliger l’indigeste pensum de venir te boulotter le foie, matin, midi et soir. Tu n’as pas à te traîner devant tes juges, criant grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt se détourner de toi avec horreur.

     

    Le temps, qui veille à tout, a donné la solution magré toi.

    Le temps, qui connait la réponse, a continé de couler.

     

    C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tout recommence, que tout commence, que tout continue.

     

    Cesse de parler comme un homme qui rêve.

     

    Regarde ! Regarde-les. Ils sont là des milliers et des milliers, sentinelles silencieuses, Terriens immobiles, plantés le long des quais, des berges, le long des trottoirs noyés de pluie de la place Clichy, en pleine rêverie océanique, attendant les embruns, le déferlement des marées, l’appel rauque des oiseaux de la mer.

     

    Non. Tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n’es plus l’inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends. Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber."

    (les blancs entre les paragraphres sont d'origine)



  • L'Appel du quotidien

    L'univers des blogs est si divers, si hétéroclite qu'il ne s'agit pas ici d'en rendre compte, ni même de proposer une quelconque analyse pour en dresser, par exemple, une typologie cohérente. L'approche qui explique ce billet relève de la conjugaison d'un empirisme forcément étroit et d'une lecture sociologique prenant appui sur un texte de Georges Perec, dont je donnerai plus bas un extrait.

    Les objectifs que poursuivent les blogueurs, les motivations qui les animent renvoient à des explications sociales, culturelles, politiques. Néanmoins, il est un point dont il faut minorer l'importance : la dimension narcissique du projet. Certes, on ne négligera pas le souci d'existence que traduit la décision de s'afficher peu ou prou sur la Toile. On ne niera pas que certains ont pu y gagner une notoriété (relative) ; mais le phénomène est marginal. Le caractère arborescent du système, les aléas de la recherche, le hasard des découvertes en ce domaine restreignent l'explication nombriliste du phénomène.

    Les choix des blogueurs peuvent consterner (ceux pour qui ce n'est qu'un avatar de Facebook, par exemple), agacer (les pourvoyeurs de bons sentiments), faire réagir (les polémistes). Peu importe. En revanche, pour avoir, en quelques occasions, décidé de naviguer de blogs en blogs, j'ai découvert un élément troublant en mesure d'éclairer l'un aspect des plus intéressants. Il n'est pas si vrai que les individus choisissent leur blog pour venir y déverser, selon un protocole qui transférerait à ce support les vertus adolescentes du bon vieux cahier intime. On trouvera, certes, des procéduriers de l'infiniment creux, amoureux du «moi je». Soit. Pour autant, certains blogueurs, tout en parlant d'eux, se saisissent du quotidien pour en faire une sorte de radiographie intuitive qui, au fur et à mesure, laisse apparaître l'«infra-ordinaire» dont parlera Perec. Cette traque du banal, cet arrêt sur l'insignifiant, cette prise à revers de la hiérarchie des faits imposée par la pyramide de l'information me paraissent une manière de reprise en main du réel (version optimiste), une mise à jour d'un défaut politique, sur une base mélancolique, consacrant l'abandon, dans un cadre pseudo-démocratique, du petit peuple par les élites (gouvernementale, journalistique, économique, intellectuelle, artistique). Ce choix qui est ainsi fait de regarder le monde du balcon, de la rue, du bus que l'on prend pour aller travailler, cet étonnement (c'est-à-dire un état de veille) devant un mur que l'on abat, devant une discussion de jeunes femmes en turquoise, cette recherche d'un simplicité quotidienne qui déprendrait ces blogueurs d'un horizon où la crise économique et existentielle est la seule ligne posée par le discours politique (au nom d'un réalisme bien senti) ; toutes ces options me semblent témoigner à la fois d'un désarroi devant le silence hiérarchique d'un mal être contemporain et d'une volonté de résistance.

    Certains peuvent donc se moquer de ces billets donnés à la lecture sans prétention stylistique, sans souci de composition parfois ; mais ce serait rater l'écheveau d'une parole qui essaie de se frayer un chemin dans l'administration actuelle du spectaculaire et du clinquant. Dès lors, quand on fait l'expérience de cette navigation un peu sauvage, aléatoire, on mesure à quel point l'attention du quidam déploie les brèches phénoménales d'une vie niée, vie du commun (ce que les politiques, lorsqu'ils s'engagent dans la démagogie la plus criante, appellent les vrais gens sans qu'on puisse croire un instant qu'ils sachent ce qu'ils sont) à mille lieues de la mise en scène médiatique. Ces blogs se promènent sur les lieux qu'on croirait sans histoire, dans les temps non rentables (jusqu'à l'aspiration contemplative parfois). Trois fois rien, pourrait-on dire, mais des riens qui, mis bout à bout, forment une chaîne qui n'a pas vocation à changer le monde (c'est bien là qu'est la mélancolie) mais qui cherche, je crois, à faire écho auprès de celui qu'on connaît déjà mais aussi dans le monde de celui qu'on ne connaît pas (et qu'on ne verra sans doute jamais). Voilà pourquoi nous ne sommes pas loin de ce texte de Georges Perec publié en février 1973, dans Cause commune, numéro 5 :

    «Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien ; ce qu'ils racontent ne me concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou je voudrais poser.

    Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ?

    Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?

    Comment parler de ces «choses communes», comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donne un sens, une langue ; qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.

    Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais l'endotique.

    Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont modelé.

    Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes ; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?»

    N'est-il pas magique et touchant de voir ainsi le dernier grand écrivain français (du moins, si l'on s'en tient à la prose et au roman, pour simplifier) s'attacher à des points aussi prosaïques ? Certains en riront. Moi pas. Je crois plutôt que Perec met simplement en lumière cet écart entre le monde tel qu'il est rendu dans un espace aujourd'hui médiatisé (et ce qu'il écrit est indissociable de la pensée d'un Guy Debord, par exemple) et tel qu'il est vécu. Non qu'il faille s'en remettre à la seule appréciation de l'anonyme (telle qu'on nous la sert le soir des grèves ou des événements spectaculaires par des micros-trottoirs aussi creux que manipulés) ; cependant, voir apparaître, au-delà de l'exaspération diffuse devant un monde insondable, la recherche et le désir d'une forme poétique et créatrice du quotidien, cela n'est pas anodin. Peut-être faut-il y voir une sorte de liberté sans lendemain, une énième forme contrôlée de l'asservissement moderne (ou postmoderne). Il n'en reste pas moins que tous ces billets sont les traces d'un vivant qui essaie de remonter à la surface, qui veut exister, avec comme conséquences l'appel à ce que, nous aussi, nous (ré)apprenions à prendre soin de notre ordinaire.