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la vie mode d'emploi

  • Trop mortelle

    "Les livres ne sont pas faits pour être lus, ils sont faits pour être écrits"

                  T.E. Lawrence, cité par Denis Roche in La Photographie est interminable, 2007


    En ces temps d'intense merchandising littéraire, cet apparent paradoxe a une saveur particulière. Il me rappelle, dans l'esprit, ce que Jean-Luc Steinmetz défendait à partir du cas Lautréamont : le livre est là, qui attend, et même n'attend pas ses lecteurs. Il est et il a son propre temps, sa propre existence, comme une île qui n'aurait pas besoin d'être découverte, qui n'aurait même pas besoin de celui qui poserait le pied sur son sol. Parce qu'il ne faut pas inverser les termes : le livre était avant le lecteur et plus fort que lui (quoique une telle proposition ait une part de ridicule). Il n'est pas en quête (à l'inverse de l'auteur qui, lui, en nos territoires de moindre reconnaissance, n'a jamais été aussi tenté par le racolage -médiatique-). Il est son monde, le monde. Encore faut-il que celui qui l'a écrit soit persuadé que ce monde ait plus de valeur, de profondeur et de durée que cet autre dans lequel il va bientôt entrer.

    Le livre est, quand il n'a pas de lecteur. Soit : quand il ne le nécessite pas, n'en sollicite pas l'existence. C'est dans cette perspective que l'on a écrit longtemps. Il eût été si infâmant pour un homme (noble de surcroît) du Grand Siècle de se sentir écrivain qu'il y a là, sans doute, une des raisons de la beauté d'une écriture qui se cherchait pour elle-même (y compris dans le principe d'une imitatio qui n'avait rien de servile). Ce n'était pourtant la pulsion qui les motivait, cette tarte à la crème post-psychanalytique devenue l'une des gangrènes de la littérature contemporaine : les maux, les douleurs, l'auto-fiction en vérité/finalité.

    C'est en ne pensant pas à cet autre hypothétique, cet "hypocrite lecteur", comme l'appelait Baudelaire dans le texte liminaire des Fleurs du Mal (1), que s'est ouverte l'écriture et qu'elle a pu jusqu'à la borne joycienne croire à sa puissance mythique. Mais, par mythe, il faut se souvenir de ce que rappelait Jean Rousset à ce sujet : il a toujours à voir avec la mort. Il est une forme qui engage à être au bord du précipice. Telle a pu être la littérature quand elle avait encore l'ambition de ne pas s'aliéner au corps putrescible de son auteur. On se souviendra de Proust achevant un jour La Recherche (avant que de la reprendre, partiellement) et disant à la pauvre Céleste que désormais il pouvait mourir. Beau défi que de se penser au-delà de l'acte, dans l'œuvre qui vous supprime ou vous subsume. Il est certain que Joyce devait croire en cette même  grâce d'un monde sans lui, mais avec ses livres, pour entamer Finnegans Wake. Ces deux-là vivaient encore dans un temps où la littérature, et ceux qui s'y consacraient, avait les moyens de son éternité, la beauté intempestive d'un espace en attente, promise à la dissidence momentanée pour une pérennité à venir.

    Au XIXe siècle, Le Rouge et le Noir, ainsi que La Chartreuse de Parme, furent tirés à 750 exemplaires. Le plus tirage durant cette période fut Le Maïtre de forges du sieur Ohnet. Qui s'en souvient  encore ? Est-ce l'important ? Beyle écrivait pour les happy few, ce qui est une faute de goût impardonnable dans ces temps si démocratiques. Il pensait au lecteur de 1935 (ne sachant ce que cette borne aurait au fond de crépusculaire). Il croyait à l'immortalité du texte, parce qu'il vivait encore dans le faste d'une pratique soustraite à son impératif identitaire. Ce n'est plus le cas. Le XXe siècle a fait entrer définitivement la littérature dans la mortalité, et l'a sortie de tout prolongement mythique. Elle doit vivre dans un ici et maintenant conditionné par la double faux d'une édition en quête paradoxale de rentabilité et d'originalité. Mais une originalité recyclant peu ou prou les recettes anciennes. La mortalité de la littérature tient dans la compression de sa lisibilité selon impératifs d'une temporalité de plus en plus courte.

    La soumission de la littérature à la logique de l'instant, instant déjà fini dans sa réalisation même, atteint son comble dans la litanie des prix. Celle-ci renvoie certes à un glissement du culturel dans le marketing mais plus encore, elle anéantit l'écriture dans une grille formalisée rendant sa prévisibilité et sa datation magistrales. Par exemple, il faut être d'une grande naïveté pour se féliciter du succès goncourtesque  d'Alexis Jenni, lequel s'inscrit dans le mainstream d'un retour de l'Histoire (déjà avec Littell...) (2), parce que s'épuisaient depuis quelques années les idioties de l'auto-fiction, auto-fiction ayant elle-même succédé à l'écriture blanche. C'est une vague, et pas très nouvelle, celle-là, et qui s'effondrera, indépendamment de la valeur du livre (3), parce qu'il ne peut rien demeurer de ce qui ne s'est pas assigné à la disparition du corps entravant la littérature comme acte dans l'au-delà.

    Si la dernière figure majeure de la littérature française est Georges Perec. c'est parce qu'il a assujetti, lui, son devoir d'écriture à une indispensable déprise du monde. Il suffit pour s'en convaincre de prendre les deux pôles majeurs de son œuvre : Les Choses et La Vie mode d'emploi. Deux expériences textuelles qui révèlent justement le monde dans lequel elles éclosent et en même temps qui prennent leur puissance à mesure que l'on s'en éloigne, ayant compris, avec sa vive intelligence, que toute grande entreprise littéraire est d'outre-tombe. Deux romans récompensés en leur temps. Prix Renaudot 1965 pour le premier, prix Médicis 1978 pour le second. Comme une suprême ironie.


    (1)Mais le poète eut la faiblesse d'ajouter "mon semblable -mon frère", ce qui était une manière désastreuse de rompre la distance nécessaire à la littérature.

    (2)En même temps que réapparaissait le social, le fameux social, quand le politique l'abandonnait, pour n'être plus rien (le politique s'entend).


    (3)Dont l'auteur était, paraît-il, suivi par l'écurie Gallimard, ce qui est une manière d'évaluer le champ littéraire à la lumière d'une course hippique. C'est d'ailleurs au regard de cette assimilation fatale que Liberation.fr, Le Monde.fr  et Le Figaro.fr titrent comme un seul et même torchon : "Alexis Jenni remporte (sic) le Goncourt".