Gérer. Le maître-mot de l'homme postmoderne. Verbe si emblématique qu'on peut désormais l'employer dans sa forme instransitive : "Lui, tu vois, il gère". Assurément l'économisation du vocabulaire traduit une évolution sociologique par laquelle s'effectue un transfert progressif dans les comportements des principes organisant l'espace professionnel. La gestion, au départ considération comptable, a envahi les rapports humain au sein de l'entreprise, en particulier quand elle est imposante. Le directeur du personnel est devenu le D.R.H.. L'individu est devenu une ressource. Cela aurait pu s'entendre de façon plutôt positive, si on l'avait envisagé comme un appui vivant, une source. Mais la métaphore désignant les employés (peu importe leur place dans la hiérarchie) a réduit ceux-ci à l'état de matière, de matériau consommable et jetable. On les prend ; on les use ; on les jette ; on les gère (et si le mot n'était pas facile : on les digère).
Gérer est le principe génératif de la société contemporaine. Il faut bien sûr gérer sa carrière, mais ce n'est qu'une partie de l'entreprise personnelle. Et gérer concerne désormais la famille, les relations professionnelles, l'éducation des gamins, la crise d'adolescence, les amours, la crise du couple , les histoires de cul, son emploi du temps, ses temps forts, ses temps faibles, ses angoisses physiques, ses variations pondérales, ses performances au cours de gym, au club de sport, ses phobies, etc.. Cela occupe toute la place et recouvre les domaines public, semi-public, privé, intime. (1)
Gérer, dans ces conditions, a deux conséquences majeures. En premier lieu, il implique que l'individu se place dans une perspective de négociations, de compromis pour que tout puisse se passer avec le moins d'affrontements possibles. Il s'agit bien d'engager des stratégies afin que les heurts, les souffrances, les conflits, les accrochages, tout ce qui entacherait une vision idéalisée des rapports à autrui (et, dans une certaine mesure, à soi puisque l'incapacité à gérer serait un signe de faiblesse). Rapports idéalisés dont on a vu la traduction, par exemple, dans le système d'un enseignement livré à des pédagogistes fous, à des post-soixante-huitards délirants (dont la figure de proue est Philippe Meirieu), ces tenants du "apprendre à apprendre" qui posaient en principe l'égalité du maître et de l'élève et l'échec du seul ressort du maître, incapable qu'il aurait été de gérer la singularité des chers têtes blondes (ou brunes, ou rousses, à mèches, à rastas, à crête...). Il fallait gérer, paraît-il. De même dans l'éducation familiale. Autre délire de l'enfant-roi et de la "tyrannie juvénile" (2) dont on voit les effets sur des parents à la fois délégitimés, faibles et culpabilisés (3).
Cette brutale inconséquence déshabille les pouvoirs intermédiaires qui permirent longtemps de constituer l'individu pour le laisser à moitié nu, dans ses revendications d'autonomie avec lesquelles il se leurre. Car gérer, s'il induit la destitution de l'adulte, prépare l'adolescent (ou le jeune (4)) à être la victime future (mais un futur proche, très proche) d'un système libéral où le revers de la "gestion de soi" est, imparablement, la médiocrité tapie au creux de ses erreurs. Or, qui peut se garantir de la maîtrise absolue ?
C'est là qu'apparaît la deuxième conséquence. Puisque tout se gère, que tout doit se gérer, qu'il s'agit même de l'efficience remarquable, plus que l'épanouissement de soi, plus encore que la construction d'une pensée critique, que celui qui n'est désarçonné par rien est le meilleur d'entre tous, il est prévisible que cette situation, demandant tellement d'énergie et d'attention, finisse par vider l'individu de son contenu propre. On peut déjà en voir les effets sur ces parvenus des classes moyennes supérieurs, ces cadres-hussards gris de la course à la croissance. Jusque dans les années 90, ils nous chantaient, dans un but assez clair de distinction d'avec la classe ouvrière, la vertu de la cutlure d'entreprise, d'un engagement de tous les instants, d'un esprit de compétition. Ils géraient et cela les rendait beaux et forts. Mais le flux s'est tendu. La gestion est paradoxalement devenue de plus en plus violente. Ils commencent à en payer le prix et à tous les niveaux : début d'une faillite sociale, désillusion personnelle, épuisement physique et psychique. Tout ce qui attend les générations à venir. Il va leur falloir gérer. Gérer à perte, bien sûr, tant le système qui s'est mis en place et se perfectionne les appauvrira, les précarisera.
Le but d'une telle logique est de transférer sur l'individu toute la charge conflictuelle qu'il aura à résoudre, alors même que la société néo-libérale organise sur le plan macro-économique une férocité de tous les instants. À ce jeu-là, et lorsqu'on y ajoute l'atomisation d'une sociabilité isolant de plus en plus chacun d'entre nous, il est certain que nous serons toujours en déficit psychique et marqués par un sentiment étouffant d'échec, broyés par un système qui fonctionnera d'autant mieux qu'il nous ignorera le plus possible. (5)
(1)Mais cette confusion ne doit pas étonner à partir du moment où les nouvelles formes de reconnaissance individuelle (la télé comme réalité, la vie mise en scène comme réalité) a accéléré l'indifférenciation des plans.
(2)Ce qui, au passage, est la formule choisie par Platon pour définir le devenir démocratique, dans La République.
(3)Ce qui nous vaut, alors, les grandes phrases d'une démagogie droitière sur les parents devant payer pour la faute de leurs enfants.
(4)"Le jeune" : mot sans consistance, pour une réalité indécise mais tellement utile en ces temps de démagogie politique.
(5)Ce petit billet doit beaucoup à un texte remarquable et terrible d'Alain Ehrenberg, La Fatigue d'être soi, paru en 1998 et dont la lecture, certes rébarbative parfois, est indispensable.