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Lentement

 

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Il fallait d'abord s'enfermer, s'en remettre à la seule lumière rouge qui donnait au cagibi réquisitionné des allures d'antre mystérieuse où les boîtes de rangement et les vêtements relégués faisaient fantômes.

Il y avait à côté de l'appareil où tu imposais l'Ilford blanc comme neige les deux bacs, un rouge, pour le révélateur, un bleu, pour le fixateur. Le chronomètre aussi, pour la précision et que tout ne finisse pas en un noir absolu, une gageure invisible condamnée à la poubelle.

Le temps était là, comme une autre mesure, dans un autre monde, et à peine l'empreinte prise, ou supposée telle, la main glissait la feuille dans le bac rouge. Et lentement, surgi d'un fond magique, à chaque fois merveilleux, les premiers traits faisaient une rigole, puis deux, puis trois, enfin une hydrographie de la vie, des existences ou des choses. Un nez, une bouche en esquisse, une boucle de cheveux, un muret, le phare d'une 2 CV. Singulière illumination dont tu attendais le point ultime, ce point si difficile à comprendre, avant que tout ne noircisse. Juste ce temps intuitif bientôt qui donnait à la main la vigueur pour verser cette apparition dans le fixateur. 

Temps d'une photographie qui pariait sur le rêve. Temps de l'hypothétique. Temps argentique où la perte était grande, les erreurs légion, quand aujourd'hui, d'un clic instantané, on voit le résultat. Désormais l'effervescence infiniment reproductible du geste, quand, il fut un temps, c'était l'hésitation de rater, et par essence, oui : un manque que nous ne pourrions jamais effacer. il y avait dans l'expérience argentique une perte inéluctable qui rendait plus sensible la moindre réussite. L'image était venue à nous, dans le cagibi, autant que nous étions allés la chercher, au dehors.

Tu étais seul, plus que tu ne le seras jamais devant ton ordinateur, d'une solitude amoureuse de l'histoire que tu essayais de faire naître, et même si, parfois, après quelques années, le cliché pâlissait, ou jaunissait, faute d'avoir été bien fixé, il te restait cette mise au jour, dans le secret de la lampe rouge, mise au jour lente, fragile qui valait, pour toi, tout autant que la photo elle-même.

Autre monde, en passe de disparaître, celui des univers séparés, sacrés, où s'appesantir dans le silence d'un monde ressuscité, clos, l'un et l'autre, quand l'heure est au grand jour, à la transparence de l'écran, au miracle fêlé de la retouche...

 

Photo ; Philippe Nauher

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