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Cartier-Bresson, la pulsion

 

Ce nouveau billet poursuit l'exploration personnelle des œuvres photographiques devant lesquelles mon regard reste coi (1).

 

CARTIER-BRESSON simiane.jpg

C'est par le plus grand des hasards que l'on connaît les circonstances de la "prise". Yves Bonnefoy, le poète, attend Cartier-Bresson à un arrêt de bus et tout d'un coup ce dernier sort son Leica devant son ami sidéré. Il a vu quelque chose. Il arme son appareil et Simiane entre dans l'histoire de la photographie. 

On sait à quel point Cartier-Bresson était attaché à l'idée de l'instant décisif. La photographie avait comme dessein de saisir, et de fixer, un moment tiré de la longue chaîne du temps et de celle des actions afin d'en garder la teneur essentielle, qu'elle soit anecdotique ou exemplaire, même si, d'une certaine manière, l'anecdotique décisif avait vocation à tomber dans l'exemplaire. Entendons par l'exemplarité, non pas un motif générique ou une quelconque portée anagogique de l'événement, mais plus simplement sa valeur de césure dans l'écoulement, sa dimension suspensive, celle que symbolise une de ses œuvres les plus célèbres, de 1932, l'homme bondissant place de l'Europe, près de la gare Saint-Lazare.

Qui y a-t-il de si décisif en ce lieu ? Mais peut-être devrait-on parler de théâtre, d'une certaine manière, tant le spectateur a l'impression de se retrouver devant une scène. Considérons alors les êtres réels comme des personnages, pris dans un ballet en apparence désordonné. Trois groupes de deux, quoique pour la figure à l'extrême droite, on ne distingue que la moitié de son corps. D'un point de vue structural, dans la disposition qui les intègre ils forment les trois points d'un triangle presque rectangle et cet équilibre rend la circulation du regard des uns aux autres assez faciles. On tourne sans mal d'un groupe à l'autre. On parcourt donc l'espace d'avant en arrière (et inversement), de droite à gauche (et inversement). La profondeur du lieu couvert n'est donc pas un obstacle à l'homogénéité du tableau. Car le motif du tableau, d'un dispositif quasi pictural, traverse assez vite l'esprit. Si on ne connaissait pas le caractère impromptu de la photographie, on imaginerait sans mal une composition pour une toile. Mais composition ne signifie nullement ordonnancement, comme si l'équilibre était le seul impératif de ce qui frappe, la seule façon de pouvoir accrocher le regard (2).

Ici la composition s'impose dans le mouvement du regard qui va mener le spectateur d'un groupe à un autre. Et dans cette perspective, l'élément premier, ce qui constitue en quelque sorte la toile de fond du sujet, est déterminé par l'axe mettant en relation le photographe et les deux jeunes filles assises sur le muret. Elles sont deux mais, immédiatement, une se détache. Son corps, contre la colonne, est tout en raideur. Le buste ne colle pas à la pierre. L'angle est net. Les jambes sont tendus, les bras sont tendus. Contrairement à sa "jumelle", qui a tourné la tête vers l'objectif, elle semble indifférente à ce qui se déroule. Elle est toute à sa gymnastique dont on ne peut déterminer clairement le sens. Il y a quelque chose d'intriguant. Est-ce un jeu ou bien une gymnastique d'ailleurs ? Difficile à déterminer mais, de fait, les bras tendus (même si on n'en voit qu'un) deviennent des signes directionnels désignant le second groupe, dont le personnage principal est une sorte d'antithèse de la dite jeune fille. Il est face à l'objectif, en appui net contre le muret, les mains posées sur la pierre. Surtout : l'un de ses bras forme un arc, pendant que le second est tendu. Il y a une dissymétrie qui instille la vie : le personnage est en discussion. Peut-être est-ce lui qui parle ? Ce que saisit Cartier-Bresson est un moment de palabre ; il suspend le temps de l'échange tout en suggérant le flux qui anime celui-ci.

Les bras de l'homme se détachent sur le fond blanc, alors même que le bas de son corps se fond dans la pierre. Comme les deux jeunes filles, il est inconnaissable. Ses traits sont un pur flou. Flou qui contraste avec la netteté du premier plan, celui des deux garçons. Ils sont le pendant des deux jeunes filles, à la fois leur correspondance numérique et symbolique, le masculin répondant au féminin. Mais ils en diffèrent aussi fondamentalement. La tension et la symétrie (chacune adossée à la colonne qui forme un axe) des premières s'opposent au caractère défait de leur pose. Bavardent-ils ? S'ennuient-Ils ? Leurs corps sont relâchés. L'un s'étend et l'autre est recroquevillé. Leur unité tient aux regards qui s'accordent, et rien de plus. Ils sont dans la photo ce qui paraît le plus spontané, ce qui semble le plus éloigné de l'intention photographique, de ce qui aurait pu être programmé. Le plus grand a un bras tendu, retenu en partie par la main de l'autre bras. Le plus jeune a un bras replié et un bras mollement étiré sur le sol. Il y a un désordre directionnel symbolique d'une torpeur sensible et remarquable.

On comprend aisément que ces trois groupes se répondent à travers un élément qui les constitue : les bras. Le point commun est, d'une certaine façon, traité dans l'instant à travers la variation, comme s'il s'agissait d'un répertoire de gestes, une nomenclature kinésique. Ce saisissement-là, si on en restait à cette seule considération, serait déjà remarquable. Mais le caractère ineffable de ce cliché vient d'ailleurs, d'un détail qui donne un degré d'imaginaire supplémentaire à l'ensemble. Ce détail se trouve sur le pilier du mur à droite, sur l'affiche à moitié déchiré. "Donnez un peu de votre sang". Voilà ce qu'on peut y lire. Voilà ce qui ouvre à l'extraordinaire. Cet appel, une fois lu, réoriente la lecture de la photo. Tous ces bras se transforment en une illustration du texte. Cette vie disséminée en chacun des acteurs trouve son écho dans la nécessité solidaire du don ; ces bras si diversement disposés deviennent des appels. Les personnages de Simiane sont vivants, et bien vivants. Leur vitalité a un prix, comme celle de chacun. Elle ne va pas de soi et, pour certains, elle manque cruellement. L'affiche métamorphose cet instant décisif en un discours décisif, émouvant et humain. Sans elle, le regard de Cartier-Bresson se réduirait à un sens du spectacle, à un opportunisme quasi technique. Par elle, il se remplit d'une émotion rare.

Sans doute certains douteront que l'artiste ait vu ce qui fait le sel de cette photo. Sur ce point, il faut rappeler que la perception procède aussi d'un degré variable d'aveuglement. Peu importe qu'il ait lu l'affiche. Le précieux est que, chance, hasard, ou génie, il nous confronte, avec une belle poésie, à la beauté et au tragique de l'existence.

(1)Pour mémoire, j'ai déjà commenté des clichés de Boubat, de Baltz et de Dakowicz.

(2)Sans revenir au si classique punctum barthésien, il est facile d'admettre que parfois (souvent ? difficle à dire), c'est justement par l'imperfection, le dérangement,  par ce qui "cloche" que notre attention se concentre et qu'elle se focalise sur une partie d'un ensemble.

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