«la vie est une insolence qui se limite au désespoir» (Marc S.)
Porto est gagné par l'hiver. La grisaille est descendue jusqu'à nous. Elle rase le sol, presque, et le vent soulève en rafales, pour les emporter au loin, nos derniers espoirs de repos. Chaque pas résonne comme un combat. Je circule dans le dédale des pierres éteintes ; et les façades colorées, et les azuleros qui forment, là, des géométries, ailleurs, des histoires, réelles ou allégoriques, sont les panneaux morts d'un théâtre dans lequel je ne pénétrerai pas. Il y a quelque chose qui me ramène à la Flandre, à Ostende par exemple. Porto est solitude. Au milieu des beautés qui m'arrêtent malgré moi surgit çà et là le délabrement d'une demeure abandonnée dont j'aperçois, à travers la fenêtre fracassée, les pièces mortes au plafond orné de moulures. Le marché de Bolhão est trop bruyant. Je descends doucement vers le fleuve. Le cœur de la ville n'est pas encore soumis à l'irrépressible modernité qui nettoie le passé en le javelisant, en excluant le capharnaüm des boutiques d'un autre temps : merceries et boucheries antiques, épiceries de quartiers, étals à même la rue (comme on dirait : vie à même la peau). Je descends toujours, jusqu'aux quais. Praça Ribeira. Et de l'autre côté du Douro, les caves innombrables de ce qui fait la richesse de la ville : la perle un peu sucrée qui se décline en rouge, classique, ou en blanc, plus rêveuse (quoiqu'il faille plutôt parler d'or, et qui roule jusqu'aux limites d'un feu orangé dont je m'enivrerais infiniment).
Ainsi, à quelques mètres de l'eau qui serpente entre les collines, je descends au plus profond de la ville, harcelé encore davantage par le vent auquel je croyais pouvoir échapper en fuyant les hauteurs. De là, le regard remonte vers le ciel et le pont Dom-Luis, avec sa carcasse de fer, me toise. Son arche, d'une seule portée, est comme la trace supérieure d'un œil imaginaire dans lequel je m'absorbe. Je reste longtemps interdit et me décide à trouver le moyen de le rejoindre. Il faut pour cela qu'à son pied je prenne un escalier puis une rue où les voitures n'ont pas accès, étroit passage entre des demeures modestes, dans une promiscuité de vie qui doit être bien difficile à supporter quand la chaleur s'installe. Le froid me préserve.
Tu t'engages sur le pont, près de la voie aménagée pour le passage du tramway. La furie de pluie et de vent a dissuadé le piéton. A peine êtes-vous deux ou trois à vous croiser, en bataille avec un parapluie qui doit rendre l'âme sous le coup d'un déchaînement plus inattendu et que tu n'as pas plus paré que les autres. Mais la pluie cesse et tu t'arrêtes au milieu du pont, dans la contemplation de la ville, enfin rendue, de ce point de vue, à sa densité d'humanité opiniâtre. La multitude colorée te captive un temps et tu penses, en fixant un point plus particulier, petite maison à l'ocre façade, à ce qui pourrait être pour toi le petit pan de mur jaune devant lequel finit par mourir Bergotte. Tu essaies de comprendre par où tu es passé pour parvenir sur les quais mais c'est trop compliqué et tu renonces. Tu poses tes avant-bras sur la rambarde et l'eau est là, à des mètres infinis au-dessous de toi, sale et silencieuse comme un drap qui recouvrirait un territoire inconnu, impénétrable, à la fois reposant et définitif.
Tu te souviens que chez les Grecs, le royaume des morts ne s'atteignait qu'après avoir franchi un fleuve. À l'autre bout du pont, tu ne seras plus à Porto mais à Vila Nova de Gaia et tu y vois une superbe ironie. La ville nouvelle. Et Gaia : déesse première de la mythologie grecque, Terre-mère. Tu hésites, longtemps. Sans réfléchir vraiment, sans peser le pour et le contre, sans évaluer. Tu sens simplement que, tout à coup, ton corps se détache de la structure métallique, que tes pas frappent, sourds et infiniment lointains, le sol, et tu gagnes les premiers mètres de Vila Nova de Gaia, comme une rive suspendue, comme un ciel de terre ferme. Tu te retournes et la chaussée du pont est là, qu'il faudra bien retraverser, quel qu'en soit le prix à payer, désormais.
II
En descendant vers les quais, après avoir admiré l'étrange gare San Bento, parmi tous les magasins vieillots dont on peut contempler les devantures approximatives, faites de désordre et d'accumulations, tu trouves une enseigne qui vend des tronçonneuses. Des tronçonneuses. Au cœur de Porto. Une Huqsvarna, pourquoi pas ? et jouer le bûcheron amateur. Il y a ainsi des détails d'une grande futilité qui te traversent. En d'autres temps, cela ne t'effleurerait même pas, tout juste en ferais-tu la remarque à celui ou celle qui t'accompagne, pour rire. Là, cependant, tu es seul. À cet instant précis, entre l'errance et le désœuvrement, tu penses à celui qui est derrière la vitrine, tu peuples ton esprit d'interrogations sur ce qui l'a amené ici, la clientèle possible, la manière dont il boucle la fin du mois, les possibilités de reprise du fonds. Rien qui ne soit appelé à tomber dans le vide du jour déclinant mais, au point où tu en es, dans la folie venteuse de ce samedi de décembre, de tels moments sont comme des cordes de rappel. Tu le sens.
Il est des anecdotes qui ne restent pas, dont tu sais pourtant qu'elles ont existé désormais sans épaisseur ni image, pure sensation informe. Mais la tronçonneuse, elle, fera un petit caillou dans ta mémoire, une concrétion, et du coup, comme un remerciement, quelques lignes la consacrent dans ton monde. La machine incongrue non seulement t'a extirpé d'un drôle d'état, improbable divertissement pascalien, mais t'y ramène aussi, à l'heure de l'écriture, pour l'avérer.
Une tronçonneuse. Elle a cristallisé ton secret pour que tu puisses y réfléchir. Plus tard, aujourd'hui. Elle fait désormais partie de l'inventaire.
III
Le vent et la pluie ont fini par te chasser du dédale des rues et tu t'es réfugié au Café Majestic, que l'on dit chic parce que le décor est travaillé et la tenue des serveurs confèrent à l'endroit une dignité exquise (il n'a pas cependant le luxe de certains écrins de Paris ou Venise). Il y a du monde mais une table avec banquette est libre et tu as ainsi été saisi par la ruche polyglotte. Car, sans doute, comme toi, les étrangers se sont donné le mot. Ta grande fatigue s'est d'abord nourrie de cette cacophonie où se mélangent le portugais, l'anglais, l'allemand, le français, l'espagnol (des Russes également, juste à côté). D'autres encore, peut-être. Tu ne saurais le dire : les fils entrecroisés de ces paroles sibyllines ont fini par être l'insolite bouclier de ton propre silence. Nulle voix qui prenne le dessus, nulle bribe qui devienne un noyau fixant ta conscience. Rien d'autre que le babil quasi abstrait du monde pour rééquilibrer ton aphasie intérieure. Être à ce moment sans mots, sans les mots, sinon ceux de la pure sociabilité devant la serveuse qui te demande ce que tu veux, puis revient avec la carte des vins. Tu lis à peine, parce que tu ne vas très loin dans cette oscillation trouble des caractères sur la page cartonnée. Comme un signe, une surprise irrationnelle : tu peux boire, au cœur de Porto, un vin du Douro appelé Churchill Estate (mais tu apprendras aussi que la plus ancienne maison de porto se nomme Köpke, autre exotisme). Tu retiendras cette rencontre, et la couleur de sa robe : un rouge soutenu, épais. Noyé de bavardages, tu plonges dans l'ivresse dès la première gorgée et tu peux prendre, comme dans la retraite la plus extrême, des feuilles blanches pour écrire. Écrire une partie de l'après-midi ; des phrases déliées, hachées, des bribes, des mots, des ratures ; crayonner l'effacement, enfin doux à mesure que le verre se vide. Dehors, le vent et la pluie continuent leur joute. Tu es soudain dans la plénitude, à l'écoute de toi-même, comme d'un fond marin enfin sondé (c'est-à-dire senti mais en demeure invisible). Tu ne cherches pas, le vin coule en toi et tu écris. Principe osmotique, montant compensatoire de la dérive. Deux verres, trois verres. Tu ne cours après rien ni n'attends une quelconque réponse. Ils continuent de parler ; les visages changent mais ils parlent encore, encore et tu leur en sais gré.
Puis tu n'écris plus. Ils te laissent avec Churchill, dans un monologue décousu où le vieil Anglais (devenu alcool) est l'ami sans épaisseur, seul utile à ton impatience de rouille. Tu te penches au-dessus du verre. Winston, ton œil a le rouge presque noir du sang oxydé et de lui montent des effluves de fruits des bois et de réglisse. Tu me regardes, Winston-devenu-vin, comme si la messe était dite et que tu attendais ma sueur et mes larmes. Tu prends le verre et le fais tourner doucement, l'approches de ton visage. Tes humeurs s'altèrent un temps dans la puissance renouvelée de cette âme qui monte à toi ; tu comprends enfin ce qu'il y a de redoutable dans l'alcool : sa légitimité organique et sensuelle. Je m'en souviendrai, Winston, je m'en souviendrai. La mémoire peut aussi s'aviver du corps affaibli et revenir un jour à ce corps affaibli pour que celui-ci ne s'écrase pas. Je serai implacable à la vie, Winston-devenu-vin. Du moins veux-tu t'en persuader ainsi. Tu bois les deux dernières gorgées, amples, tumultueuses.
Tu jettes un œil vers le dehors. Le crépuscule de décembre prend ses quartiers blafards et le café se vide sensiblement. On parle français près de toi. Tu n'es plus hors du monde, tu rends à Churchill son sang. Tu gardes tes larmes et, après un léger signe de tête au portier, t'engouffres dans le déluge vivant qui, lui, n'a jamais cessé d'être.
IV
Dis-moi Tu avais peur que ton avion ne partît pas, avion très matinal, si bien que le taxi, après un parcours à vitesse réduite, t'a déposé à l'aéroport à 6 heures 10 et, tout au plus, vous êtes dix, avec vos valises. Ta destination est flight on time sur le grand panneau lumineux, à 8 heures 40. Il y a un bar ouvert mais tu erres. Tu marches, avec lenteur, tu tournes dans la vaste cage impersonnelle. Porto finit là ; ce n'est plus vraiment la ville, car les aéroports sont une soustraction. Au vivace demeuré là-bas, et en toi, aussi purulent soit-il, ils substituent la zone franche, celle de tous les en-transit. En partance, nulle part. Des noms de villes où tu n'es jamais allé. Tu t'assois, avide d'une somnolence qui te fuit, forcément, parce qu'il en est toujours ainsi. Habituellement, c'est l'insomnie. Il fait nuit encore. Mais ce n'est pas l'insomnie, plutôt un excès de puissance qui te leste.
Tu t'approches de l'entrée, quelques taxis s'arrêtent. Tu lèves la tête vers les structures métalliques. Coque de verre. Bateau de transparence face auquel la tempête roule sa tension folle. Les réverbères tourbillonnent leur lumière de pluie. L'obscurité est l'anticipation de la terre éloignée. Tu es off-shore, presque collé à la vitre, marin improbable, quand remontent à la surface de ton égarement immobile les premiers mots d'une chanson de Tarmac, les bien-nommés. Dis-moi c'est quand que ça commence/Si ce que l'on tient est une absence ou un alibi/ Tu voudrais la basse continue des rumeurs voyageuses et l'éclat intermittent des appels : the passagers for the flight number... Trop tôt. La nuit commence à peine son retrait. Une absence ou un alibi/
Porto s'achève, fragile de n'être plus que cette articulation muette, dans cette immense chambre de réveil qu'est bientôt la zone d'embarquement. Avion, bateau, tout un. Ils sont là, enfin, armes et bagages, badges et uniformes alibi/Dis-moi aussi/, dans l'insoupçon de ta peur soudain désincarcérée de la ville Si ce que l'on tient/ Par le hublot donnant sur l'aile tu salues l'abrasion du ciel-crassier, d'eau et de vent mêlé, descendu jusqu'à toi Si ce que l'on tient est une absence ou un alibi/Dis-moi aussi c'est quand tu reviens/ et l'envol massif de la carlingue pour une fois te délivre quand tu reviens/ tu reviens/