usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le fil

Le livre a sommeillé cinq ans, dix ans, plus peut-être, tu ne sais plus. Son titre, sur la tranche, régulièrement devant tes yeux. Tu y pensais, mais passais ton chemin pour un autre pays quelques rangées plus loin. Puis, un matin, ta main s'est tendue vers lui. Était-ce plaisir ou obligation ? Un peu des deux. Tu voulais retrouver une phrase rêveuse et incisive. Mais ton attention est sortie de son cours parce qu'avant même de le feuilleter tu as repéré le rectangle (à peu près) de papier déchiré. Un marque-page de fortune. Rien à voir avec le signet d'un libraire ou quelque cartoline impressionniste. C'est un autographe jauni sur un papier quelconque. Tu as coutume de laisser traîner tes marques : futiles, lourdes, insignifiantes ou mystérieuses. Une liste de courses, cf Spinoza, un prénom qui ne t'évoque rien, un autre dont tu sais quel il fut pour toi, une phrase illisible (pour constater que ton écriture a changé), un numéro de téléphone, un semblant de dessin. Tu prends le temps, c'est selon, de chercher (en vain) ce que tu as perdu, de savourer ce que tu as retrouvé, de creuser ce qui t'empêche, là, de retrouver la phrase initiale, dans un mélange d'étonnement et de volupté...

Ces traces n'ont rien à voir avec les annotations dont tu parsèmes les livres eux-mêmes : commentaires, renvois, croix, flèches, points d'interrogation. Elles sont les restes intersticielles de ta propre vie. Peut-être un bout de papier qui traînait et qui aura fait office de. À moins que ce ne soit l'irruption du monde dans ta lecture, quand, soudain, tu es traversée d'une préoccupation urgente, parfois prosaïque (ne pas oublier une course), parfois plus symbolique (le texte a réveillé un pan ankylosé de ta mémoire). Le plus étrange, en fait, est que ce papier, tu l'as laissé dans les pages du livre, comme s'il avait continué de signaler une pause, alors même que tu sais, sans l'ombre d'un doute, que tu es allé au bout de l'œuvre. C'est pourquoi tu lis et relis les deux pages en vis-à-vis que désigne le morceau de papier. Mais tu ne trouves rien de particulier. Il faut croire que le hasard entre dans la composition de la fiction qui fonde ton passé. Tu relis et rien ne vient. 

Tu as perdu le fil et plus tard, quand tu te décides à revenir vers ce livre, en entier, en commençant par la première page, tu comprends que si l'architecture du texte t'est connue, le chemin que tu suis mêle souvenirs et (re)découverte, à la manière d'un labyrinthe dont certains points te sont familiers, mais sans être tout à fait sûr que tu sois passé de la même façon par ce chemin, et dans le milieu d'après-midi pluvieux, quand on sonne à ta porte, tu prends un petit bout de papier, pour marquer l'interruption, et tu souris : il es vierge de toute écriture...

Les commentaires sont fermés.