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écriture - Page 2

  • La part invisible (et heureusement)

     

    Dans la nuit qui manœuvre son silence, ton silence à toi, lecteur, cour intérieure dans sa ténèbre, à converser avec Henri James ou, plutôt, avec le narrateur perplexe du Motif dans le tapis, qui voudrait comprendre le mystère avoué (?) qui tisse sa toile subreptice dans les livres de Hugh Vereker, un mystère qui n'a pas de nom, qui n'est pas un son, ou une figure mais, peut-être, l'indéfinissable de la recherche en soi, comme une volonté d'asseoir notre plaisir et notre volonté sur un sens, oui, un sens, dans cette nuit d'été, tu es un roi, en quelque sorte, le roi d'un pays sans frontières.

    Il cherche donc, ce narrateur, la figure livresque (ou narrative, à moins que ce ne soit qu'un détail, si petit que l'article, pourtant sérieux, qu'il a consacré à Hugh Vereker a amusé ce dernier qu'il n'ait pas, cet autre, compris l'essentiel) qui hanterait l'œuvre. Sa vie sera désormais consacrée à cette obsession. En vain.

    Et toi, quand tu en as fini de ce court roman -sinon nouvelle-, tu noies ta perplexité dans le noir bondissant du dehors (tu as éteint la lumière : tu n'écris pas. Qu'aurais-tu à prolonger de ta lecture, sur un papier quelconque ?). Tu la trouves au fond assez médiocre, cette histoire, dans ce qu'on appellera sa dimension littéraire. Presqu'à l'opposé du nœud indicible de la trame, elle est cousue de fils blancs. C'est un péché d'accorder sa confiance à celui qui écrit quand il veut faire croire qu'il a tout pensé.

    Reste, néanmoins, qu'on pourrait en tirer une leçon indirecte, de cette histoire insipide : nous ne pouvons pas vivre des obsessions d'autrui...

     

  • Post-scriptum

    Les faits parlent d'eux-mêmes. Les faits sont là, comme le compte rendu d'un scanner. Je n'ai donc plus rien à dire... Je croyais qu'ils étaient têtus, les faits. Erreur. C'est nous qui nous nous entêtons à vouloir les sauver, et sauver ce que nous avons voulu y mettre, comme quand auprès d'une oreille amie, nous venons avec armes et bagages  pour les poser, les armes et les bagages (pas les faits...) et nous reposer un peu. Les armes sont d'ailleurs plus importantes que les bagages, en valeur et en nombre.  Jamais en paix intégrale. Ce serait trop facile. Alors les faits qui parlent ? Que nous faisons parler plutôt, par peur ou conviction : c'est tout un. Les faits ainsi décomposés, décortiqués, estimés, comme un chassis passé au marbre ; à moins que ce ne soit une opération à cœur ouvert, quand on prend les faits par les sentiments. Nous glissons les faits dans des habits de mots ; nous nous entêtons sur les êtres. Cela dure plus que de raison,  mais c'est en même temps ce qui fait le prix de la vie, jusqu'à ce que nous tournions la page, enfin libres d'avoir fait le nécessaire : non d'avoir renoncé, mais d'avoir accepté l'inéluctable.

  • 15x15

    On mettra cela sur le compte d'un clin d'œil à Perec. 225ème note, puisque c'est ainsi répertorié sur le très sérieux mur de l'administrateur que je suis devenu (eh oui, tout arrive... mais on n'y gagne rien. Je ne suis pas encore une multinationale...) par le biais de ce blog. 225, soit le carré de 15. Dès lors, on pourrait composer une mosaïque qui, dans une figure parfaite, contiendrait ces 225 petites pièces. Que s'en dégagerait-il ? Pas un visage, ou un paysage, à la manière des effets obtenus pour certaines affiches. Rien d'autres que des morceaux disparates et incertains.

    225, c'est beaucoup. Trop sans doute.  La figure se visite dans le désordre et par les hasards des allées virtuelles on retrouve des coins oubliés et de mauvais terreaux, des choses concédées à l'immédiateté, à l'instant, à l'humeur (dans ce que celle-ci a de plus rageuse et inféconde). 225 notes pour se rendre compte que la futilité de l'actualité est bien souvent une réalité, a handful of dust, ainsi qu'Evelyn Waugh intitula un beau roman. Aussi pourrait-on en réduire singulièrement l'épaisseur, de ce « journal » virtuel et en jeter les scories bavardes. Il est par exemple fort déplaisant de voir que dans les tags populaires (quelle horrible dénomination) on trouve Sarkozy. C'est avoir accordé une bien grande place à un si médiocre personnage. Comme quoi la liberté que je crois prendre d'écrire ce que je veux n'est peut-être qu'un leurre, ou bien que certaines choses s'imposent à moi à mesure que j'essaie sinon de les ignorer, du moins d'en minimiser l'importance. À moins qu'il ne faille y voir un symptôme : celui révélant le désagréable effet que je n'arrive pas, comme un certain nombre de gens de ma génération, à balayer de mon horizon le politique aujourd'hui néantisé par son ultime avatar médiatique, parce qu'à une époque nous avions encore quelques illusions. Alors nous nous indignons, ce qui est une bien dérisoire posture.

    100, soit 10x10 (1). Que garderais-je alors ? Ainsi envisagée cette mosaïque simplifiée se concentrerait sur l'essentiel : ce serait sans aucun doute quelques lignes sur la mélancolie et, surtout, des musiques, des photographies (celles de Georges a. Bertrand), des tableaux, des fragments de textes devant lesquels mon esprit s'abîme réellement, qui sont les traces actives de ce qui me compose dans le  quotidien, en croisant ce que je ne sais pas encore avant de l'avoir écrit, ce qui chemine doucement, ce qui me lie aux autres, ce qui m'en éloigne, ces intemporalités précieuses qui donnent parfois l'impression de ne pas être, dans le présent où l'on ne cesse de vouloir que nous soyons, en  direct-live, alors même qu'elles sont le signe absolu de la présence, les réelles présences dont parle Georges Steiner, et dont on ne mesure pas toujours à quel point elles sont en vous, parce qu'il faut rappeler une évidence contre laquelle lutte l'ironie mortifère du postmodernisme : l'homme est un animal historique. C'est peut-être ce qui compte : non pas de se donner à voir, mais donner l'envie d'aller voir ailleurs. Non de dire que l'on aime Proust ou Le Caravage, mais de donner l'envie de visiter (ou de retourner vers) les pages de Combray, de faire le voyage jusqu'à San Agostino pour la Madone des Pèlerins.

    Et d'aller voir ailleurs, l'ouverture de ce blog m'y a incité, et des rencontres, il y en aura eu. D'avoir croisé d'autres mondes, lié d'amicales complicités par le seul fondement des mots, sans être jamais sûrs de se voir un jour, voilà qui n'est pas rien. Peu importe le nombre et les noms (ils et elles se reconnaîtront) : d'où qu'ils soient, de France, de Pologne ou parcourant le monde, ils m'accroissent. On rétorquera aisément que cela est dérisoire, perdu dans la marée de l'information qui court, du temps qui passe, que l'immense majorité de ceux qui parcourent off-shore demeure inconnus. Et pourquoi pas, justement ? Pourquoi devoir donner son identité, justifier son apparition ? Nous avons suffisamment à le faire dans la société de contrôle qui s'installe à une vitesse vertigineuse. Le droit au silence (comme celui de s'éloigner, de partir, de revenir) ne doit pas être vain. Parfois, tout ne tient qu'à un fil. Tant mieux si ce fil tient...

     

    (1)Je sais toute la bêtise de ce réductionnisme. C'est la logique grotesque du : « et si vous n'aviez que dix livres à emporter... ». Ici le chiffre est fortuit. Il est purement symbolique et je ne vais pas passer au 5x5, 2x2, jusqu'à la désignation de l'unique à garder. Nous ne sommes pas dans un concours.

     

     

     

  • Klee, sibyllin...

     


    flechedsunjardin.jpg Paul Klee, Flèche dans un jardin (1929), Centre Georges-Pompidou

     

    Peindre et écrire.

    Peinture-texte. Parcours-textile. Lecture tactile.

    À la fenêtre, devant un jardin d'opacité. Ce qui est dense n'est ni le trait, ni le fond, mais l'ailleurs, toujours recommencé. La flèche à ce point, ce point-là, est invisible.

    Se rendre à soi-même, hiéroglyphique.

     

  • No one in the corridor

    Tu réfléchissais à toutes ces pages écrites depuis quelques mois, à cette hygiène que tu voudrais télique, où se mélangent les formes, les pronoms, les lieux, les noms. Puzzles, rhizomes, mikados (et une fois les bâtons soustraits un à un, peut-être autre chose que la surface de la table une), Möbius, Klein, le vide sans cesse électrisé ? Et tu tombes (c'est le mot qui convient : certaines phrases sont des bornes invisibles sur lesquelles on vient se précipiter sans savoir (quoiqu'on les ait cherchées en arpentant tel territoire plutôt que tel autre) et le choc qu'elles entraînent est plus réel que la porte qui se ferme ou le fossé masqué par le taillis) sur l'épigraphe choisie par Claude Simon pour Histoire, un morceau de Rilke (oui, un morceau de Rilke tant l'écriture est tangible et on se dit : il est bien sensible, dans ces lignes, cet absent -vivant ou mort- qui me parle) : «Cela nous submerge. Nous l'organisons. Cela tombe en morceaux./Nous l'organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux».

    Écriture danaïde, peut-être, avec l'espoir, cependant, que, comme dans la théorie épicurienne du clinamen, une légère inclinaison -ici une déviation, et même un dévoiement- des textes assemblés donnent naissance à des masses, fassent des nœuds, nœuds qui ne soient pas les contractures du quotidien, mais comme les points d'appui dont se sert l'homme attaquant une paroi à mains nues.

    Mais sache que le puzzle le plus précieux (et qui ne sort jamais de la mémoire) est celui dont il manque une pièce, dont il manquera toujours une pièce.

  • Cette rumeur qui vient de là....

     

    On ne perd jamais la trace de quelqu'un qui a compté, puisqu'il nous laisse son empreinte, face à laquelle ne tient nulle anthropométrie. Et cette empreinte, un jour, nous en faisons un motif, unique ou récurrent -hapax ou métaphore filée courant de mots en mots, de phrases en phrases, de textes en textes.

    Ainsi la vie court-elle, en vitesses mélangées, de ces révolutions d'astres dans un ciel d'encre.

     

    Photo :  Bernard Obadia

     

  • Du pareil au même (mais pas tout à fait). Sur un thème récurrent de Francis Bacon

    Francis Bacon, Self , Musée de Dublin

    Écrire toujours la même chose, écouter toujours les mêmes musiques, peindre toujours les mêmes choses, toujours les mêmes musiques, écrire sur la même chose, les mêmes, choses et musiques, au fond ne chercher dans les tableaux que le même visage, les mêmes visages, envisager les mêmes mots, écrire les mêmes mots, et si la musique est écriture chercher les mêmes leitmotive, et dans la peinture les mêmes motifs, leitmotive qui sont eux-mêmes les mêmes phrases, les mêmes notes, et les notes que l'on prend pour écrire, toujours les mêmes choses, notes sur n'importe quoi, n'importe quel support, n'importe quel sujet, écrire, noter, dénoter, connoter, et toujours les mêmes musiques qui reviennent, les mêmes, strictement, notées, annotées, et faire des dessins en marge, du même visage, des mêmes visages, dévisager et sans notes, mais avec le leitmotiv de sa propre musique, intérieure, chercher à écrire, écrire comme faire le tableau de ces à même de écrits, vus dans des tableaux, entendus dans une phrase, musicale, la phrase, mais au fond similaire, l'air, à ces phrases écrites, raturées, suturées, couturées de ce qu'on a cherché dans les écrits des autres, les tableaux accrochés à notre mémoire, mémoire plus dure que le mur où étaient accrochés ces tableaux, écrits parfois, écrire toujours, les mêmes choses, écouter les mêmes musiques, à distance, pour le souvenir, contempler les mêmes toiles, les mêmes filets, les mêmes rets, mêmes arrêts du regard sur les tableaux, du cœur sur la musique, la partition des mêmes musiques écrites pour composer les tableaux d'un exposition dont nous ferions les textes, pendant qu'un orchestre inconnu, invisible, joue la même musique, toujours la même musique, celle qu'on n'a pas trouvée, comme on n'a pas trouvé la toile qu'il nous faudrait, ni le texte, ni écrit le texte dont nous aurions besoin, dont nous aurons toujours besoin, comme d'un visage perdu

     

  • La Quadrature de Porto

     

     

    «la vie est une insolence qui se limite au désespoir» (Marc S.)

    Porto est gagné par l'hiver. La grisaille est descendue jusqu'à nous. Elle rase le sol, presque, et le vent soulève en rafales, pour les emporter au loin, nos derniers espoirs de repos. Chaque pas résonne comme un combat. Je circule dans le dédale des pierres éteintes ; et les façades colorées, et les azuleros qui forment, là, des géométries, ailleurs, des histoires, réelles ou allégoriques, sont les panneaux morts d'un théâtre dans lequel je ne pénétrerai pas. Il y a quelque chose qui me ramène à la Flandre, à Ostende par exemple. Porto est solitude. Au milieu des beautés qui m'arrêtent malgré moi surgit çà et là le délabrement d'une demeure abandonnée dont j'aperçois, à travers la fenêtre fracassée, les pièces mortes au plafond orné de moulures. Le marché de Bolhão est trop bruyant. Je descends doucement vers le fleuve. Le cœur de la ville n'est pas encore soumis à l'irrépressible modernité qui nettoie le passé en le javelisant, en excluant le capharnaüm des boutiques d'un autre temps : merceries et boucheries antiques, épiceries de quartiers, étals à même la rue (comme on dirait : vie à même la peau). Je descends toujours, jusqu'aux quais. Praça Ribeira. Et de l'autre côté du Douro, les caves innombrables de ce qui fait la richesse de la ville : la perle un peu sucrée qui se décline en rouge, classique, ou en blanc, plus rêveuse (quoiqu'il faille plutôt parler d'or, et qui roule jusqu'aux limites d'un feu orangé dont je m'enivrerais infiniment).

    Ainsi, à quelques mètres de l'eau qui serpente entre les collines, je descends au plus profond de la ville, harcelé encore davantage par le vent auquel je croyais pouvoir échapper en fuyant les hauteurs. De là, le regard remonte vers le ciel et le pont Dom-Luis, avec sa carcasse de fer, me toise. Son arche, d'une seule portée, est comme la trace supérieure d'un œil imaginaire dans lequel je m'absorbe. Je reste longtemps interdit et me décide à trouver le moyen de le rejoindre. Il faut pour cela qu'à son pied je prenne un escalier puis une rue où les voitures n'ont pas accès, étroit passage entre des demeures modestes, dans une promiscuité de vie qui doit être bien difficile à supporter quand la chaleur s'installe. Le froid me préserve.

    Tu t'engages sur le pont, près de la voie aménagée pour le passage du tramway. La furie de pluie et de vent a dissuadé le piéton. A peine êtes-vous deux ou trois à vous croiser, en bataille avec un parapluie qui doit rendre l'âme sous le coup d'un déchaînement plus inattendu et que tu n'as pas plus paré que les autres. Mais la pluie cesse et tu t'arrêtes au milieu du pont, dans la contemplation de la ville, enfin rendue, de ce point de vue, à sa densité d'humanité opiniâtre. La multitude colorée te captive un temps et tu penses, en fixant un point plus particulier, petite maison à l'ocre façade, à ce qui pourrait être pour toi le petit pan de mur jaune devant lequel finit par mourir Bergotte. Tu essaies de comprendre par où tu es passé pour parvenir sur les quais mais c'est trop compliqué et tu renonces. Tu poses tes avant-bras sur la rambarde et l'eau est là, à des mètres infinis au-dessous de toi, sale et silencieuse comme un drap qui recouvrirait un territoire inconnu, impénétrable, à la fois reposant et définitif.

    Tu te souviens que chez les Grecs, le royaume des morts ne s'atteignait qu'après avoir franchi un fleuve. À l'autre bout du pont, tu ne seras plus à Porto mais à Vila Nova de Gaia et tu y vois une superbe ironie. La ville nouvelle. Et Gaia : déesse première de la mythologie grecque, Terre-mère. Tu hésites, longtemps. Sans réfléchir vraiment, sans peser le pour et le contre, sans évaluer. Tu sens simplement que, tout à coup, ton corps se détache de la structure métallique, que tes pas frappent, sourds et infiniment lointains, le sol, et tu gagnes les premiers mètres de Vila Nova de Gaia, comme une rive suspendue, comme un ciel de terre ferme. Tu te retournes et la chaussée du pont est là, qu'il faudra bien retraverser, quel qu'en soit le prix à payer, désormais.

    II

    En descendant vers les quais, après avoir admiré l'étrange gare San Bento, parmi tous les magasins vieillots dont on peut contempler les devantures approximatives, faites de désordre et d'accumulations, tu trouves une enseigne qui vend des tronçonneuses. Des tronçonneuses. Au cœur de Porto. Une Huqsvarna, pourquoi pas ? et jouer le bûcheron amateur. Il y a ainsi des détails d'une grande futilité qui te traversent. En d'autres temps, cela ne t'effleurerait même pas, tout juste en ferais-tu la remarque à celui ou celle qui t'accompagne, pour rire. Là, cependant, tu es seul. À cet instant précis, entre l'errance et le désœuvrement, tu penses à celui qui est derrière la vitrine, tu peuples ton esprit d'interrogations sur ce qui l'a amené ici, la clientèle possible, la manière dont il boucle la fin du mois, les possibilités de reprise du fonds. Rien qui ne soit appelé à tomber dans le vide du jour déclinant mais, au point où tu en es, dans la folie venteuse de ce samedi de décembre, de tels moments sont comme des cordes de rappel. Tu le sens.

    Il est des anecdotes qui ne restent pas, dont tu sais pourtant qu'elles ont existé désormais sans épaisseur ni image, pure sensation informe. Mais la tronçonneuse, elle, fera un petit caillou dans ta mémoire, une concrétion, et du coup, comme un remerciement, quelques lignes la consacrent dans ton monde. La machine incongrue non seulement t'a extirpé d'un drôle d'état, improbable divertissement pascalien, mais t'y ramène aussi,  à l'heure de l'écriture, pour l'avérer.

    Une tronçonneuse. Elle a cristallisé ton secret pour que tu puisses y réfléchir. Plus tard, aujourd'hui. Elle fait désormais partie de l'inventaire.

    III

    Le vent et la pluie ont fini par te chasser du dédale des rues et tu t'es réfugié au Café Majestic, que l'on dit chic parce que le décor est travaillé et la tenue des serveurs confèrent à l'endroit une dignité exquise (il n'a pas cependant le luxe de certains écrins de Paris ou Venise). Il y a du monde mais une table avec banquette est libre et tu as ainsi été saisi par la ruche polyglotte. Car, sans doute, comme toi, les étrangers se sont donné le mot. Ta grande fatigue s'est d'abord nourrie de cette cacophonie où se mélangent le portugais, l'anglais, l'allemand, le français, l'espagnol (des Russes également, juste à côté). D'autres encore, peut-être. Tu ne saurais le dire : les fils entrecroisés de ces paroles sibyllines ont fini par être l'insolite bouclier de ton propre silence. Nulle voix qui prenne le dessus, nulle bribe qui devienne un noyau fixant ta conscience. Rien d'autre que le babil quasi abstrait du monde pour rééquilibrer ton aphasie intérieure. Être à ce moment sans mots, sans les mots, sinon ceux de la pure sociabilité devant la serveuse qui te demande ce que tu veux, puis revient avec la carte des vins. Tu lis à peine, parce que tu ne vas très loin dans cette oscillation trouble des caractères sur la page cartonnée. Comme un signe, une surprise irrationnelle : tu peux boire, au cœur de Porto, un vin du Douro appelé Churchill Estate (mais tu apprendras aussi que la plus ancienne maison de porto se nomme Köpke, autre exotisme). Tu retiendras cette rencontre, et la couleur de sa robe : un rouge soutenu, épais. Noyé de bavardages, tu plonges dans l'ivresse dès la première gorgée et tu peux prendre, comme dans la retraite la plus extrême, des feuilles blanches pour écrire. Écrire une partie de l'après-midi ; des phrases déliées, hachées, des bribes, des mots, des ratures ; crayonner l'effacement, enfin doux à mesure que le verre se vide. Dehors, le vent et la pluie continuent leur  joute. Tu es soudain dans la plénitude, à l'écoute de toi-même, comme d'un fond marin enfin sondé (c'est-à-dire senti mais en demeure invisible). Tu ne cherches pas, le vin coule en toi et tu écris. Principe osmotique, montant compensatoire de la dérive. Deux verres, trois verres. Tu ne cours après rien ni n'attends une quelconque réponse. Ils continuent de parler ; les visages changent mais ils parlent encore, encore et tu leur en sais gré.

    Puis tu n'écris plus. Ils te laissent avec Churchill, dans un monologue décousu où le vieil Anglais (devenu alcool) est l'ami sans épaisseur, seul utile à ton impatience de rouille. Tu te penches au-dessus du verre. Winston, ton œil a le rouge presque noir du sang oxydé et de lui montent des effluves de fruits des bois et de réglisse. Tu me regardes, Winston-devenu-vin, comme si la messe était dite et que tu attendais ma sueur et mes larmes. Tu prends le verre et le fais tourner doucement, l'approches de ton visage. Tes humeurs s'altèrent un temps dans la puissance renouvelée de cette âme qui monte à toi ; tu comprends enfin ce qu'il y a de redoutable dans l'alcool : sa légitimité organique et sensuelle. Je m'en souviendrai, Winston, je m'en souviendrai. La mémoire peut aussi s'aviver du corps affaibli et revenir un jour à ce corps affaibli pour que celui-ci ne s'écrase pas. Je serai implacable à la vie, Winston-devenu-vin. Du moins veux-tu t'en persuader ainsi. Tu bois les deux dernières gorgées, amples, tumultueuses.

    Tu jettes un œil vers le dehors. Le crépuscule de décembre prend ses quartiers blafards et le café se vide sensiblement. On parle français près de toi. Tu n'es plus hors du monde, tu rends à Churchill son sang. Tu gardes tes larmes et, après un léger signe de tête au portier, t'engouffres dans le déluge vivant qui, lui, n'a jamais cessé d'être.

    IV

    Dis-moi Tu avais peur que ton avion ne partît pas, avion très matinal, si bien que le taxi, après un parcours à vitesse réduite, t'a déposé à l'aéroport à 6 heures 10 et, tout au plus, vous êtes dix, avec vos valises. Ta destination est flight on time sur le grand panneau lumineux, à 8 heures 40. Il y a un bar ouvert mais tu erres. Tu marches, avec lenteur, tu tournes dans la vaste cage impersonnelle. Porto finit là ; ce n'est plus vraiment la ville, car les aéroports sont une soustraction. Au vivace demeuré là-bas, et en toi, aussi purulent soit-il, ils substituent la zone franche, celle de tous les en-transit. En partance, nulle part. Des noms de villes où tu n'es jamais allé. Tu t'assois, avide d'une somnolence qui te fuit, forcément, parce qu'il en est toujours ainsi. Habituellement, c'est l'insomnie. Il fait nuit encore. Mais ce n'est pas l'insomnie, plutôt un excès de puissance qui te leste.

    Tu t'approches de l'entrée, quelques taxis s'arrêtent. Tu lèves la tête vers les structures métalliques. Coque de verre. Bateau de transparence face auquel la tempête roule sa tension folle. Les réverbères tourbillonnent leur lumière de pluie. L'obscurité est l'anticipation de la terre éloignée. Tu es off-shore, presque collé à la vitre, marin improbable, quand remontent à la surface de ton égarement immobile les premiers mots d'une chanson de Tarmac, les bien-nommés. Dis-moi c'est quand que ça commence/Si ce que l'on tient est une absence ou un alibi/ Tu voudrais la basse continue des rumeurs voyageuses et l'éclat intermittent des appels : the passagers for the flight number... Trop tôt. La nuit commence à peine son retrait. Une absence ou un alibi/

    Porto s'achève, fragile de n'être plus que cette articulation muette, dans cette immense chambre de réveil qu'est bientôt la zone d'embarquement. Avion, bateau, tout un. Ils sont là, enfin, armes et bagages, badges et uniformes alibi/Dis-moi aussi/, dans l'insoupçon de ta peur soudain désincarcérée de la ville Si ce que l'on tient/ Par le hublot donnant sur l'aile tu salues l'abrasion du ciel-crassier, d'eau et de vent mêlé, descendu jusqu'à toi Si ce que l'on tient est une absence ou un alibi/Dis-moi aussi c'est quand tu reviens/ et l'envol massif de la carlingue pour une fois te délivre quand tu reviens/   tu reviens/