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portrait

  • Figure du pouvoir

     

    Figure vénérable que celle de Leonardo Loredan, doge de Venise au tournant du XVIe siècle et qui, plus qu'aucun autre dignitaire de la Sérénissime, voit sa personne traverser les âges et venir jusqu'à nous. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu'on a été immortalisé par deux peintres aussi magnifiques que Carpaccio et Giovanni Bellini (dit Giambello).

    Deux portraits. Deux fois, à un an de distance, la représentation du pouvoir. Deux variations, en apparence, mais bien plus pourtant. La question ne porte pas sur l'évaluation de l'art de l'un et de l'autre, sur les capacités des deux peintres (1) mais sur ce que projettent les deux portraits. À chaque fois le modèle est représenté dans son habit d'apparat, avec la coiffe qui désigne son autorité politique. Le caractère officiel des deux tableaux ne peut faire mystère. 

    C'est moins l'homme que la fonction qui est en jeu. Mise en scène du pouvoir, certes, mais avec une relative modestie des effets. On évite dans les deux cas les fastes, la grandiloquence. L'homme seul, le Doge, tel qu'en lui-même. Le pouvoir en son incarnation.

    Un an d'écart entre les deux peintures et pourtant deux explorations très distinctes de la puissance et de l'exercice de la force politique (et de sa transformation à venir).

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    Carpaccio, Portrait du doge Leonardo Loredan, 1500, Musée Carrara, Bergame

     

    Carpaccio peint Loredan de profil, selon un modèle ancien (si l'on veut penser par exemple au premier tableau d'un roi seul : le Jean II Le Bon, au milieu du XIVe siècle. On se tournera aussi vers l'œuvre anonyme représentant Louis XI). On pense à l'art des monnaies. Un tel choix marque les traits du personnage. La silhouette souligne la rudesse et la sécheresse du visage. Les deux lignes qui traversent la joue durcissent plus encore le portrait. L'unité chromatique (l'habit, la coiffe et le teint) accentue l'austérité de la représentation. Le pouvoir politique tire sa force et sa forme d'une sévérité sans laquelle on ne comprendrait pas sa légitimité. La fenêtre ouvre sur un paysage qui rappelle l'île San Michele, celle qui serte de cimetière  à la ville. Rien qui puisse vraiment adoucir le propos.

    Dans la peinture de Carpaccio, il y a comme la fixation d'un temps ancien, quand la rigueur seule valait loi. Le pouvoir est chose sérieuse. Il n'y a qu'un visage à offrir. En ce sens, le profil détermine la thématique de l'unité. Loredan est froid, marmoréen. il ne présente aucune faille. Il délimite et définit le pouvoir comme une œuvre austère et en partie cachée. Le secret est posé : il est constitutif de la puissance. On le sait, on le voit. Le tableau est coupé en deux. À gauche, le paysage, le ciel et la lumière ; à droite, le noir absolu, l'impénétrabilité des choses, le silence. On le voit ; on voit qu'une part de l'être-au-pouvoir sera invisible, incernable. Au moins n'a-t-on pas l'aporie contemporaine de la transparence...

    Le Loredan de Carpaccio est, d'une certaine manière, très clair : très clair de son obscurité posée comme préalable à tout. Tout est peint, jusque dans ce qui ne peut se peindre, sinon au noir. Œuvre au noir d'une alchimie des puissances qui ne transigent pas...

     

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    Giovanni Bellini, Portrait du doge Loredan, 1501, National Gallery, Londres

     

    On reconnaît aisément Leonardo Loredan dans le tableau de Bellini. Il ressemble à celui de Carpaccio. Ce n'est, malgré tout, pas le même homme. Peint de trois quarts face, sur un fond bleu qui adoucit l'ensemble, le doge porte des habits clairs. L'ombre du visage est à peine soulignée, moins un signe à interpréter qu'un effet de vérité inclus dans le cadre perspectif.

    Cette fois, le spectateur contemple le visage dans sa totalité. Il regarde le pouvoir en face. Mais le pouvoir le regarde-t-il lui, en face ?

    La première impression qui se dégage du portrait de Bellini renvoie à l'humanisation du personnage. Les traits sont adoucis, moins anguleux ; le nez et le menton tranchent moins. Un instant, on pense à un homme ordinaire, presque banal, une image quasi parfaite de cet idéal vénitien incarné par le modèle républicain. Tout doge qu'il est, Loredan reste un homme. Impression fugitive cependant, parce que le portrait est moins beau qu'il n'est fascinant, c'est-à-dire dérangeant. Son unité physiologique n'est pas en cause. Il n'y a pas d'erreur ou de maladresse. La question est ailleurs, dans la faille symbolique que l'artiste a fixée dans ce visage. Faut-il d'ailleurs parler de faille, alors qu'il ne s'agit, dans le fond, que de détermination politique. 

    La profondeur de ce portrait scelle son secret en deux points. Le premier est le moins original : ce sont les yeux. Loredan ne fixe pas le spectateur potentiel. Son regard se porte au-delà. Tout présent qu'il soit, son être demeure insaisissable. Il n'est pas à qui il se donne à voir. Bellini, malgré tout, n'explore pas ce qui pourrait être de l'arrogance ou de la vanité. Il cerne plutôt l'inévitable retrait du monde par quoi, justement, est orienté le monde du point de vue du politique qui en a la charge. L'œil politique bellinien possède en même temps la vivacité (l'œil est petit, la vue perçante. Une sorte de rapace...) et le détachement. Il a l'air d'un sphinx.

    Cela suffirait-il pour en faire un chef d'œuvre ? Sans doute pas, s'il n'y avait la bouche. Peut-on voir plus remarquable ambiguïté qu'elle en peinture ? N'épiloguons pas... mais d'avoir vu, il y a longtemps, ce tableau à Londres, il m'en est resté un souvenir fulgurant, et presque désagréable. Loredan ne sourit pas. Sa bouche n'est pas très marquée, les lèvres sont fines. Il a le sérieux de la fonction. Il ne sourit pas. Quoique... La commissure gauche (face à nous) semble légèrement se soulever. On le regarde encore. La bouche est délicate et tranquille, presque indulgente. Pourtant à la commissure droite, la raideur. Tout est là, dans la rigueur indicible que j'ai devant moi. Telle est l'étrange modernité du tableau de Bellini, sa beauté terrible et sa grandeur révélatrice. Le pouvoir est-il réductible à l'écrasante distance et à la puissance implacable ? C'est la version de Carpaccio.

    Le pouvoir tient-il à l'incertitude dans laquelle on laisse celui qui le subit ? Dans la magnanimité de façade par quoi on se laisse prendre au piège ? Dans le jeu des rôles multiples que les puissants apprennent à maîtriser ?

    La bouche de Loredan fait converger tous ces temps divers du pouvoir qui n'est pas un, d'un bloc, sans quoi il ne survivra pas, mais protéiforme.

    Cette bouche par où sortent le pardon ou la sentence, la mansuétude et la terreur. Elle est le fonds/fondement du tableau. Bellini ne réduit pas le pouvoir à un état des choses, l'être, mais lui suppose une dynamique que seule peut modeler la parole. Le Loredan de Carpaccio est muet, celui de Bellini parle. Et il nous parle. Il est contemporain du pouvoir que l'on met désormais en scène.

    Le theatrum mundi est infiniment redoutable, quand on n'en connaît ni les règles (ou si peu...) ni les visages les plus élémentaires. On se prévient d'un Loredan de Carpaccio. On s'arme, tant bien que mal. On est démuni devant un Loredan de Bellini. L'extraordinaire puissance de cette œuvre vient de là, puissance de ce qui est dit, avec finesse, sans que jamais la beauté de l'art et la délicatesse de la main ne passent au second plan. Du génie, rien de moins...



     

    (1)Carpaccio est un peintre sublime. Le cycle de la Scuola di San Giorgio dei Schiavoni est un des plus beaux qu'on puisse jamais admirer à Venise.

    J'ai évoqué Bellini (et le vol d'une de ses œuvres vénitiennes) dans une nouvelle.

  • Femme en bleu (VIII) : Van Dyck

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    Van Dyck, Mary Ruthven, Lady Van Dyck, c.1639, Prado, Madrid 

    Toute intention a son mystère, et si le temps fait son office, et notre manière de regarder s'en trouve bouleversée, alors, il n'est pas sûr que nous puissions retrouver le motif autour de quoi se construit une œuvre.

    Van Dyck paraît aisément identifiable, cernable, comme s'il y avait une lisibilité propre à sa peinture. La rigueur des poses, la majesté recherchée des individus, leur étrange dignité concourent à inscrire ses tableaux dans une distance sévère. On connaît le début du poème que lui consacre Proust, pour une musique de Reynaldo Hahn :

    Douce fierté des coeurs, grâce noble des choses, 
    Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois ; 
    Beau langage élevé du maintien et des poses 
    Héréditaire orgueil des femmes et des rois !

    Il y a donc dans l'esthétique de Van Dyck un imparable souci de ne pas engager l'histoire de l'œuvre dans celle de celui qui est représenté, comme s'il fallait que sa peinture soit au delà de la réalité peinte, pour faire les êtres plus beaux qu'ils ne sont. C'est à cette condition que le Hollandais, qui finira par être si anglais, peut nous impressionner, quand on admet qu'il s'obstine à grandir ses modèles et que pour ce faire s'instaure une distance qui excède de beaucoup les mètres ou les centimètres séparant effectivement l'artiste du sujet.

    On n'est pas outre mesure troublé lorsqu'il s'agit de contempler une royauté ou une aristocratie quelconque. C'est une sorte de loi du genre. Il n'en est pas de même pour ce tableau.

    Van Dyck y peint sa femme. Elle est en habit de belle distinction sans que ce soit en même temps trop cérémonieux. Lady Ruthven ne s'apprête pas à sortir. Elle est, en quelque sorte, dans son espace privé. Elle a dans les cheveux une coiffure de feuille de chêne, allusion au nom hollandais de ce mari peintre. C'est un signe entre eux, pourrait-on dire : un aveu d'intimité. Il porte son regard sur elle, pour l'immortaliser par la peinture, et lui, qui est absent, de fait, qui n'existe plus alors que dans le nom qui signera ce traité d'éternité, vient s'inscrire dans l'œuvre, par le détail à la fois le plus symbolique (puisque ce signe existe comme chose -le feuillage-, désignation de la chose -le mot qu'on y associe-, et suggestion de l'artiste invisible -son nom propre masqué) et le plus futile, ce qui dépare un peu dans l'ensemble. Ainsi l'intime n'est pas si facile à dévoiler.

    Puisqu'il s'agit bien d'un tableau privé, mise en scène d'un amour de l'un à l'autre, on comprend mieux la légèreté des mains qui jouent avec le collier. Est-ce une manière de souligner leur finesse ? Le jeu de ces perles, autour du poignet, glissant entre les doigts, en partie invisibles est-il lui-même la suggestion d'une union plus complexe que ne peuvent l'admettre les règles de la bienséance ? Doit-on penser à la théâtralisation en quasi forme d'ombre du désir et d'un certain art de l'amour ? Ce regard de biais, avec la paupière qui semble sur le point de se fermer, est-il celui d'un aveu, d'une invitation, malgré la sévérité du reste du visage ? Invitation dont lui seul, Van Dyck, peut mesurer l'étendue...

    Tout cela est bien difficile à dire, parce que lorsqu'on se trouve devant ce tableau, au Prado, avant que d'en connaître le titre, le sujet, on penserait d'abord à quelque femme un peu acariâtre, pas très jolie, à l'air pimbêche... Ce n'est que dans un second temps, lorsque les mots se posent sur la peinture, que l'œil recompose autrement la scène, que l'on se projette dans le désir retenu de l'artiste. Où se tient le piège de cette dérangeante infirmité (relative certes) du regard, à plus de trois siècles de distance ? Les canons contemporains de la beauté rendent peut-être lady Ruthven moins attirante mais faut-il croire à cette explication, quand d'autres figures, plus anciennes -à commencer par celles du Caravage- éblouissent. Ne faut-il pas plutôt penser qu'en l'espèce notre esprit, malgré la rassurante idée qu'il sait ce qu'il regarde (c'est-à-dire qu'il est capable d'en donner le sens le plus imprécis qui soit : portrait d'une femme), manque à l'essentiel, qu'il se laisse prendre au piège de l'illusion du réel ? Serait-ce la preuve (ou l'expérience) que bien souvent nous venons moins nous confronter au mystère de l'art, avec toute l'humilité que requiert une œuvre, par principe nouvelle, que nous n'arrivons avec l'œil du dehors, celui d'un quotidien anesthésiant ? Et de ne plus réussir à deviner très vite ce qu'il y a de suggestif dans la dissimulation, d'intempestif dans le guindé, parce que nous sommes d'un monde racoleur, de flamboyant dans le glacé (et la couleur du vêtement, sombre vers le bas, s'éclaire à mesure qu'il remonte vers la poitrine et le visage, comme une incandescence)...

    De là, l'injustice faite l'épouse de Van Dyck, immortel amour en bleu, et plus encore à Van Dyck, dont nous n'avons pas compris sur le champ la passion modeste, habitués que nous sommes désormais aux preuves grandiloquentes et aux mots qui ne coûtent pas cher.

     

     

  • L'inaltérable, Guido Reni.

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     (attribué à) Gudio Reni, Beatrice Cenci, ca 1600, Galleria Nationale d'Arte Antica, Palazzo Barberini, Rome

    Beatrice Cenci est une héroïne idéale. Elle sera d'ailleurs une figure majeure de la littérature romantique, de Shelley à Stendhal. Il y a dans sa vie tout ce qui peut activer le drame de l'offense, la grandeur de la révoltée, la tragédie de la Loi.

    Fille d'un aristocrate romain, Francesco Cenci, violent et immoral, elle subit les outrages paternels et décide de se venger. C'est un parricide pour lequel elle est condamnée à mort, malgré l'offense. Son procès est expéditif et elle est décapitée au château Saint Ange en 1599.

    Même si son attribution est aujourd'hui sujette à caution, puisque des spécialistes y voient la main d'une de ses élèves, ce portrait peint par Guido Reni (c'est en tout ca cet artiste qui figure comme auteur au musée du palais Barberini) a été l'objet de maintes reprises et une fable romantique affirmait que l'artiste avait œuvré alors même que la pauvre Beatrice se préparait au châtiment. Le début du XIXe siècle aime ces légendes, d'un art comme saisissement du dernier instant. C'est un moyen de sentir l'exacerbation des sentiments et des enjeux. Il lui faut ses mises en scène. Or, il n'en est rien avec Guido Reni. Le tableau est de petit format, centré sur le seul visage de Beatrice. Rien ne vient indiquer dans quel mouvement la jeune femme est engagée. Sa solitude accroît évidemment la beauté que le peintre a voulu faire ressortir. L'angélisme des traits, la douceur du regard, la décence de la mise, la blancheur du vêtement, tout concourt à l'hommage, un hommage sans le pathos qu'aurait suscité une situation explicite : la victime dans sa prison, entourée de ses geôliers, par exemple. Cette confrontation non seulement aurait déterminé les rapports de force ; elle aurait aussi inscrit Beatrice dans un temps précis de l'histoire, dans la souffrance, la détermination ou l'iniquité.

    En choisissant de privilégier l'intemporalité dans la représentation de Beatrice Cenci, tout en justifiant le sujet par l'horreur de la destinée qui la frappe, le peintre place le spectateur devant une étrange situation. Le tableau est postérieur à la mort du modèle, postérieur à toute la tragédie, entièrement développée, personnelle et institutionnelle. Ainsi, qui suis-je en train de regarder ? Quelle Beatrice Cenci ?, parce que malgré l'unicité de l'œuvre et du moment, il m'est toujours possible de déployer dasn ma contemplation des temps différents.

    S'agit-il de la Beatrice initiale, celle qui précéda l'injure paternelle, irradiante et fragile douceur dont on regarde alors l'angélisme en danger, dont on voit l'avenir funeste comme un témoin impuissant ?

    S'agit-il de la Beatrice bafouée, qui révèle à peine dans ses yeux touchés de mélancolie la douleur pudique, devant laquelle elle se retourne, dans un temps où la tétanie suit l'outrage ? Mais la beauté demeure, comme si rien ne pouvait l'atteindre, comme si la tache était immanquablement restée sur le corps du coupable et n'avait pas brisé la victime.

    S'agit-il de la Beatrice mystérieuse qui, sous des attraits inoffensifs, prépare avec son complice la vengeance ? Rien ne transparaît de sa détermination. La candeur dissimule l'énergie. Ce n'est pas l'hystérie tragique mais une intériorité violente et sereine dans un corps paré de grâce et de pureté.

    S'agit-il de la Beatrice criminelle que l'on vient d'arrêter ? Elle se retourne devant ses accusateurs. Elle comprend bien ce qu'on lui reproche mais sa vie est ailleurs. Le visage a la sérénité d'une justice transcendante. Elle est d'une beauté lointaine et inaltérable.

    S'agit-il de la Beatrice à l'heure du bourreau ? Elle jette un dernier regard vers la bassesse du monde, sans amertume. Le crime est invisible en elle. D'ailleurs, ce n'en était pas un. Reni efface de ce destin le moindre prosaïsme. Beatrice a l'éclat des martyrs, la pâleur fascinante d'une icône. La justice des hommes est une allégeance à la médiocrité dont auront à rendre compte, plus tard, ceux qui s'en prévalent. Pour l'heure, elle est devenue inacessible.

    De tous ces possibles, qui ne se contredisent nullement, Guido Reni a offert une image fixant l'instant où ils s'accumulent, formant, au fond, une vie propre aux héroïnes. Et comme elles, Beatrice Cenci est infiniment belle. Reni, dont la peinture ennuie, comme l'école de Bologne en général, désarme l'œil et des tableaux alentour, dans la salle, rien ne peut survivre...


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  • Femme en bleu (II) : Winterhalter

     

     Portrait de Madame Rimsky-Korsakov (1833-78) née Varvara Dmitrievna Mergassov

       

    Franz Xaver Winterhalter, Madame Rimsky-Korsakov, (1864), musée d'Orsay

     

    Elle vient de rentrer d'une soirée. Elle y était tout en beauté, comme à son habitude, parce qu'elle est naturellement belle et les hommes le lui font savoir avec respect. Un respect mêlé de désir. Elle est dans ses appartements, enfin seule, et songeuse des visages croisés, des allures aristocratiques, des rigueurs militaires. Elle a dansé, élégante et légère. Elle a fait rêver et sans doute, dans quelque chambre à la lumière amoindrie, ou dans un fiacre qui le ramène, nuit tombée, chez lui, plus d'un homme donnerait tout ce qu'il a pour être face à elle, qui a libéré sa chevelure, et s'en amuse d'une main délicate. L'épaule dénudée, un peu lointaine, et la mousseline quasi transparente suggèrent seules l'éclat du corps, cependant que la gorge, déjà invisible sous le vêtement, est défendue par cette main qui justement souligne la sensualité de la brune cascade des cheveux. Ce n'est pas l'heure du déshabillage, pas encore. Winterhalter est un académique. Il n'est pas de ces impressionnistes qui aimeront tant les femmes au bain. N'empêche : tout le vêtement nous parle d'un corps qui lentement émerge des flots. Le blanc et le bleu dans lesquels elle est doucement corsetée semblent se retirer, comme une mer bouillonnante qui reconnaîtrait une déesse. On pense à Vénus, et ce bleu si tendre, si papillonnant, dont la magie contenue imprègne le blanc, discrètement, est d'un érotisme singulier. C'est ce bleu qui trouble, comme un précipité de vie, la blancheur conjointe de la robe et de la peau, ce bleu qui donne des palpitations à l'admirateur...

    Et l'on se trouve tout à coup à fantasmer sur une femme peinte par un académique ! Peut-être parce qu'il ne l'est pas tant que cela, pas à la mesure de ce que seront Cabanel, Jérôme et consorts. Certes, le modèle lui-même avait réputation d'une beauté extraordinaire, mais toute l'histoire est ailleurs : dans la tresse abandonnée, dans la fureur jouissive qui agite l'habit, comme une mer qui s'achève sur la grève, en écume parsemée de bleu, et qui donc se retirera bientôt, alors même que le sujet semble, par son regard un peu lointain, vouloir oublier qu'il puisse être désiré, ou plutôt feint de l'ignorer. Et cette contradiction, ce jeu pourrait-on dire, accroît le bonheur de la contemplation. Le démenti, volontaire ou non, du corps face à la bienséance, le paradoxe des couleurs dont la sagesse apparente (pas de jaune, pas de rouge, pas de feu...) est détournée par l'emballement des formes, ces deux singularités donnent à cette œuvre une dimension fantasmatique désarmante.



     

  • femme en bleu (I) : Cézanne

     

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    Cézanne, La Femme à la cafetière, 1895 (musée d'Orsay)

     

    Il est communément admis que ce tableau représente une employée du Jas de Bouffan, la demeure de la famille du peintre. C'est le portrait d'une femme du peuple. Œuvre de la simplification stylistique, comme une préfiguration du cubisme, cette toile laisse la géométrie prendre le pas sur la stricte logique de la ressemblance. Tout y est, en quelque sorte, réductible à des formes simples et le souci de la perspective, avec cette table improbable et cette femme à la fois assise (on le devine par le genou qui pointe sous le vêtement) et debout, n'est plus l'essentiel. La peinture se détâche du modèle.

    Les formes simples : celles du fond, avec ses rectangles ; celles des objets sur la table ; celles de l'habit dont les plis ont une raideur soutenue. Il n'y a guère que les fleurs à gauche qui semblent démentir cette incroyable rigidité de l'ensemble. Mais l'intérêt, me semble-t-il, n'est pas vraiment dans cette lente métamorphose de l'art pictural vers sa décomposition. Tenons-en au modèle, parce que c'est lui qui nous intéresse le plus.

    Femme modeste, disions-nous : femme née dans le monde du travail et destinée à y demeurer. Ses mains larges n'ont pas la douceur et la délicatesse de l'aristocratie ou de la bourgeoisie. Son visage lui-même, comme effacé par le souci des plans, a quelque chose d'hommasse. Nulle trace réelle d'une féminité intrinsèque. Cézanne peint une absence, à moins que ce ne soit une disparition, presque un objet, et le caractère un peu improbable de la pause est bien loin de ce que l'histoire de la peinture nous avait habitués à contempler quand il s'agissait d'une femme. L'habit lui-même a une verticalité quasi religieuse. Pensons à une cornette : la  femme s'efface, et nous comprenons que ce modèle n'est plus rien qu'un exercice technique, un modèle figé, une nature morte. Elle est une domestique. L'un de ces êtres qui peuplaient des lieux sans que l'on fît jamais attention à eux. Elle fait partie des meubles... Les couleurs que choisit le peintre pour la représenter (gamme de marrons et de bleus) ont leur correspondant dans ce qui l'environne. Elle se fond dans un espace qu'elle ne peut s'approprier. C'est alors qu'un détail attire l'attention.

    La ceinture à la taille, cette bande horizontale qui contrebalance toute la verticalité du sujet. Elle a sa correspondance dans le rétrécissement médian de la cafetière... À partir de cette observation, on contemple le tableau d'une autre manière, comme un jeu entre deux réalités qui seraient, logiquement, dissemblables : un être et un objet. Or, nous trouvons dans leur géométrie respective une troublante similitude, un air de famille qui les assimile tout à coup l'un à l'autre. Des jumelles structurelles, à une échelle différente.

    Dès lors, revenons au titre : La Femme à la cafetière. Une telle dénomination pourrait d'abord être considérée sur le seul plan de la désignation. En ce cas, le rapprochement des deux termes servirait simplement de valeur indicative, une définition propre à un catalogue, afin de différencier ce tableau d'autres représentant des femmes que l'on aurait peintes dans un autre environnement. Ce titre serait descriptif et rien de plus. Soit. Mais si l'on s'attache sur la similitude formelle des deux éléments du titre, on peut en faire une autre lecture. Il ne s'agit plus seulement de désigner une œuvre mais d'établir un lien entre l'être et l'objet, de faire du second le signe représentatif du premier. Et, du coup, cela nous renvoie à une structuration très ancienne de la peinture autour de la métonymie, quand, à des fins de lisibilité, on associait à un personnage un élément symbolique (la peinture religieuse fonctionne essentiellement sur ce principe : Saint Pierre et ses clefs, Sainte Catherine et une roue brisée, Sainte Barbe et la tour, ...). Mais, dans ce tableau, la figure de style ne raconte pas d'histoire, n'ouvre pas sur une épopée ou un récit. Elle ferme plutôt le monde du sujet selon un principe réducteur. En induisant un rapport formel, Cézanne ne peint pas tant une femme à la cafetière qu'une femme-cafetière. Un objet que l'on pose (sur une table) redoublant un modèle qui pose (à moitié assis), selon un protocole stylistique tendant à le faire disparaître dans sa singularité.

    Que faut-il en déduire des intentions de Cézanne ? Je ne sais... Faut-il y voir le présage d'une défiguration du sujet dans le cadre d'une nouvelle société industrielle capable de choséifier le monde ? Je ne sais...  Faut-il imaginer une lecture politique, voire polémique de la toile ? je ne sais... Mais s'il est bien des tableaux de Cézanne qui me charment instantanément, celui-ci est de ceux qui me troublent le plus...



     

  • Du pareil au même (mais pas tout à fait). Sur un thème récurrent de Francis Bacon

    Francis Bacon, Self , Musée de Dublin

    Écrire toujours la même chose, écouter toujours les mêmes musiques, peindre toujours les mêmes choses, toujours les mêmes musiques, écrire sur la même chose, les mêmes, choses et musiques, au fond ne chercher dans les tableaux que le même visage, les mêmes visages, envisager les mêmes mots, écrire les mêmes mots, et si la musique est écriture chercher les mêmes leitmotive, et dans la peinture les mêmes motifs, leitmotive qui sont eux-mêmes les mêmes phrases, les mêmes notes, et les notes que l'on prend pour écrire, toujours les mêmes choses, notes sur n'importe quoi, n'importe quel support, n'importe quel sujet, écrire, noter, dénoter, connoter, et toujours les mêmes musiques qui reviennent, les mêmes, strictement, notées, annotées, et faire des dessins en marge, du même visage, des mêmes visages, dévisager et sans notes, mais avec le leitmotiv de sa propre musique, intérieure, chercher à écrire, écrire comme faire le tableau de ces à même de écrits, vus dans des tableaux, entendus dans une phrase, musicale, la phrase, mais au fond similaire, l'air, à ces phrases écrites, raturées, suturées, couturées de ce qu'on a cherché dans les écrits des autres, les tableaux accrochés à notre mémoire, mémoire plus dure que le mur où étaient accrochés ces tableaux, écrits parfois, écrire toujours, les mêmes choses, écouter les mêmes musiques, à distance, pour le souvenir, contempler les mêmes toiles, les mêmes filets, les mêmes rets, mêmes arrêts du regard sur les tableaux, du cœur sur la musique, la partition des mêmes musiques écrites pour composer les tableaux d'un exposition dont nous ferions les textes, pendant qu'un orchestre inconnu, invisible, joue la même musique, toujours la même musique, celle qu'on n'a pas trouvée, comme on n'a pas trouvé la toile qu'il nous faudrait, ni le texte, ni écrit le texte dont nous aurions besoin, dont nous aurons toujours besoin, comme d'un visage perdu

     

  • L'inconciliable selon Whistler

    http://www.tocqueville.culture.fr/images/voyages/whistler_2.jpg

     

     

    Whistler, Portrait de la mère de l'artiste

     

    Ce célèbre tableau, exposé à Orsay, m'a d'abord fait une étrange impression, une impression désagréable, au-delà même des considérations esthétiques. On y trouve une forme de rigidité qui n'a rien à voir avec la quiétude, une matité dont la force semble absorber le moindre espace, comme s'il était impossible désormais de respirer. Il y a logiquement un hommage, quelque chose qui est rendu à celle que l'artiste a immortalisée, mais ce rendu me paraissait en contradiction avec la sévérité des tonalités, cet emprisonnement de pans monochromatiques avec lesquels le peintre structure l'ensemble : jaune pour le bas (un jaune un peu sale, usé), noir à gauche (pour un tiers seulement), gris (avec des effets de barbouillage qui en font un mur improbable : plutôt une surface de pigment à regarder pour elle-même). Il y a donc hommage. Et, en sachant un peu plus sur cette mère, vieille, coite, fixant un hors-cadre qui viendrait après ce rideau mortuaire, mais qui n'existe pas, sur cette mère prénommée Anna Matilda, à l'éducation puritaine, je me disais que Whistler avait voulu évoquer un univers passé dont il avait eu à subir (conjecture... mais qui me rappelle, mutatis mutandis, deux poèmes de Baudelaire (1) très intimes) la violence et que ce visage, à moitié peint seulement, il ne pouvait le représenter, et ne pourrait le contempler ensuite, que dans la mutilation induite par le choix même du profil. C'était sa manière, un peu facile peut-être, d'être dans la vérité de soi, sans aller jusqu'au bout de cette vérité (parce qu'il n'y a de vérité tenable que si l'on sait y renoncer en partie. En grec, la vérité se dit alètheia, soit : la suppression de l'oubli. Définition terrible, quand on a compris, en vivant, qu'il nous faut toujours garder une part d'oubli pour exister.).

    Cette mère qui est le sujet apparent du tableau, il en éclipse donc la pleine figure, un peu comme se présente la lune, en «astre des morts» hugolien. Figure polyphème qui aurait voulu que l'autre ne fût personne, mais que l'art a rendu à être quelqu'un, quelqu'un d'autre. Si elle a guetté l'échec, au moins, comme avec Homère, le fils s'est échappé et Personne s'est projeté hors du monde (et donc en même temps dans le monde) et a brisé ses chaînes. Sujet apparent qui, dans sa paralysie même, puisqu'être peint, c'est être mort, doit refluer progressivement devant le vrai sujet, celui dont on ne peut pas dire qu'il soit un existant classique mais plutôt la trace d'un geste. Qu'en est-il, au demeurant, de cette vieille femme dans le tableau, et donc de sa place dans le monde ? Elle était déjà à demi représentée, et voilà qu'en essayant de centrer notre attention, nous constatons qu'elle n'y est pas, justement, au centre. Plutôt décalée vers la droite (pour le spectateur). Elle est comme reléguée. Pour quelle raison ? Nous verrons cela après. Pour quel bénéficiaire d'abord ? Plus au centre, un cadre : un tableau dont il n'est pas possible de déterminer le sujet (encore un !) précis. Disons un paysage, barbouillé, dans une gamme chromatique assez terne. Le flou, si l'on peut dire, n'est sans doute pas un hasard : l'œuvre n'a pas à être définie ; elle vaut essentiellement par son exemplarité. Elle est l'acte de peindre en soi, ce qui caractérise l'absent omniprésent du tableau : Whistler lui-même. Mais cela suffit : il dit, de cette façon, qui il est et où, dans l'ordre du monde, il se situe.

    C'est en ce sens que ce portrait détourné raconte un conflit, un conflit de cette mère préférant ne pas regarder un tableau que l'artiste a pourtant mis, très clairement, à la hauteur de son regard. À son œil détourné de l'objet sacré pour Whistler (et nous sommes dans la vie) répond la mise en scène d'un détournement du titre (et nous sommes dans l'art) pour lui substituer la rivale : la peinture. Conflit reflétant à la fois les tiraillements personnels et les implications sociales de cette vie d'artiste : métier honni et déclassé, prestige dérisoire, renoncement au devoir bourgeois. Tableau à la marge blanche, immaculée presque (ce qui est très remarquable ici) destituant toute profondeur à la coiffe et aux frou-frou de dentelle qui enveloppe les mains maternelles. Rivalité des mains, entre celles qui ne recueillit pas le don, posées sur les cuisses, inertes, et celles, là encore invisibles, du fils œuvrant.

    Triomphe du tableau donc ? À demi seulement, car, comme dans tout conflit, il n'est pas possible qu'il n'en reste pas des traces, des raideurs propres à produire du remords ou du mal-aise. Ce tableau qui est plus au centre ne l'est pas tout à fait : la mère est en périphérie. Elle rôde et sa mortalité (par la pause et puisque Whistler ne peut en faire l'économie, elle est aussi mortifère) signifie qu'il est bien difficile de s'échapper du monde ; que tout engagement contre quelque chose ou quelqu'un (surtout quelqu'un d'ailleurs) se construit dans l'ambiguïté sémantique de la préposition. Contre : en opposition mais aussi en appui sur... Quoi que nous fassions, ce qui a été est là, encore et encore.

    Cette (ir)résolution a fini par me charmer. Il est une des œuvres dont je suis obligé, au-delà des considérations esthétiques (que cela me plaise ou non), un peu comme avec Zurbaran, de reconnaître la nécessité. Nécessité émanant d'une force discursive telle que de cette disposition donnée comme une nature morte naît un récit quasi originel bruissant de toutes les histoires individuelles passées, présentes, futures.



    (1) Il s'agit de « Je n'ai pas oublié, voisine de la ville... » et de « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », œuvres au sujet desquelles il écrit dans une lettre adressée à sa mère, en date du 11 janvier 1858 : « J'ai laissé ces pièces sans titres et sans indications claires, parce que j'ai horreur de prostituer les choses intimes de famille ».