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whistler

  • L'inconciliable selon Whistler

    http://www.tocqueville.culture.fr/images/voyages/whistler_2.jpg

     

     

    Whistler, Portrait de la mère de l'artiste

     

    Ce célèbre tableau, exposé à Orsay, m'a d'abord fait une étrange impression, une impression désagréable, au-delà même des considérations esthétiques. On y trouve une forme de rigidité qui n'a rien à voir avec la quiétude, une matité dont la force semble absorber le moindre espace, comme s'il était impossible désormais de respirer. Il y a logiquement un hommage, quelque chose qui est rendu à celle que l'artiste a immortalisée, mais ce rendu me paraissait en contradiction avec la sévérité des tonalités, cet emprisonnement de pans monochromatiques avec lesquels le peintre structure l'ensemble : jaune pour le bas (un jaune un peu sale, usé), noir à gauche (pour un tiers seulement), gris (avec des effets de barbouillage qui en font un mur improbable : plutôt une surface de pigment à regarder pour elle-même). Il y a donc hommage. Et, en sachant un peu plus sur cette mère, vieille, coite, fixant un hors-cadre qui viendrait après ce rideau mortuaire, mais qui n'existe pas, sur cette mère prénommée Anna Matilda, à l'éducation puritaine, je me disais que Whistler avait voulu évoquer un univers passé dont il avait eu à subir (conjecture... mais qui me rappelle, mutatis mutandis, deux poèmes de Baudelaire (1) très intimes) la violence et que ce visage, à moitié peint seulement, il ne pouvait le représenter, et ne pourrait le contempler ensuite, que dans la mutilation induite par le choix même du profil. C'était sa manière, un peu facile peut-être, d'être dans la vérité de soi, sans aller jusqu'au bout de cette vérité (parce qu'il n'y a de vérité tenable que si l'on sait y renoncer en partie. En grec, la vérité se dit alètheia, soit : la suppression de l'oubli. Définition terrible, quand on a compris, en vivant, qu'il nous faut toujours garder une part d'oubli pour exister.).

    Cette mère qui est le sujet apparent du tableau, il en éclipse donc la pleine figure, un peu comme se présente la lune, en «astre des morts» hugolien. Figure polyphème qui aurait voulu que l'autre ne fût personne, mais que l'art a rendu à être quelqu'un, quelqu'un d'autre. Si elle a guetté l'échec, au moins, comme avec Homère, le fils s'est échappé et Personne s'est projeté hors du monde (et donc en même temps dans le monde) et a brisé ses chaînes. Sujet apparent qui, dans sa paralysie même, puisqu'être peint, c'est être mort, doit refluer progressivement devant le vrai sujet, celui dont on ne peut pas dire qu'il soit un existant classique mais plutôt la trace d'un geste. Qu'en est-il, au demeurant, de cette vieille femme dans le tableau, et donc de sa place dans le monde ? Elle était déjà à demi représentée, et voilà qu'en essayant de centrer notre attention, nous constatons qu'elle n'y est pas, justement, au centre. Plutôt décalée vers la droite (pour le spectateur). Elle est comme reléguée. Pour quelle raison ? Nous verrons cela après. Pour quel bénéficiaire d'abord ? Plus au centre, un cadre : un tableau dont il n'est pas possible de déterminer le sujet (encore un !) précis. Disons un paysage, barbouillé, dans une gamme chromatique assez terne. Le flou, si l'on peut dire, n'est sans doute pas un hasard : l'œuvre n'a pas à être définie ; elle vaut essentiellement par son exemplarité. Elle est l'acte de peindre en soi, ce qui caractérise l'absent omniprésent du tableau : Whistler lui-même. Mais cela suffit : il dit, de cette façon, qui il est et où, dans l'ordre du monde, il se situe.

    C'est en ce sens que ce portrait détourné raconte un conflit, un conflit de cette mère préférant ne pas regarder un tableau que l'artiste a pourtant mis, très clairement, à la hauteur de son regard. À son œil détourné de l'objet sacré pour Whistler (et nous sommes dans la vie) répond la mise en scène d'un détournement du titre (et nous sommes dans l'art) pour lui substituer la rivale : la peinture. Conflit reflétant à la fois les tiraillements personnels et les implications sociales de cette vie d'artiste : métier honni et déclassé, prestige dérisoire, renoncement au devoir bourgeois. Tableau à la marge blanche, immaculée presque (ce qui est très remarquable ici) destituant toute profondeur à la coiffe et aux frou-frou de dentelle qui enveloppe les mains maternelles. Rivalité des mains, entre celles qui ne recueillit pas le don, posées sur les cuisses, inertes, et celles, là encore invisibles, du fils œuvrant.

    Triomphe du tableau donc ? À demi seulement, car, comme dans tout conflit, il n'est pas possible qu'il n'en reste pas des traces, des raideurs propres à produire du remords ou du mal-aise. Ce tableau qui est plus au centre ne l'est pas tout à fait : la mère est en périphérie. Elle rôde et sa mortalité (par la pause et puisque Whistler ne peut en faire l'économie, elle est aussi mortifère) signifie qu'il est bien difficile de s'échapper du monde ; que tout engagement contre quelque chose ou quelqu'un (surtout quelqu'un d'ailleurs) se construit dans l'ambiguïté sémantique de la préposition. Contre : en opposition mais aussi en appui sur... Quoi que nous fassions, ce qui a été est là, encore et encore.

    Cette (ir)résolution a fini par me charmer. Il est une des œuvres dont je suis obligé, au-delà des considérations esthétiques (que cela me plaise ou non), un peu comme avec Zurbaran, de reconnaître la nécessité. Nécessité émanant d'une force discursive telle que de cette disposition donnée comme une nature morte naît un récit quasi originel bruissant de toutes les histoires individuelles passées, présentes, futures.



    (1) Il s'agit de « Je n'ai pas oublié, voisine de la ville... » et de « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », œuvres au sujet desquelles il écrit dans une lettre adressée à sa mère, en date du 11 janvier 1858 : « J'ai laissé ces pièces sans titres et sans indications claires, parce que j'ai horreur de prostituer les choses intimes de famille ».